Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap XIV

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Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 191-196).


CHAPITRE XIV,


Où une jeune femme commence à trouver son mari trop philosophe et trop libéral.




ive extrait de la correspondance d’odille.


« En vérité il faut que je sois bien persuadée du dévouement de M. Mazade à Maurice pour ne pas me plaindre de ses croissantes exigences. Il s’est permis de me bouder pendant huit jours, parce qu’il m’était échappé je ne sais quel mot insignifiant en faveur de M. d’Armentières qui en appelait à mon témoignage. Maurice lui-même s’est aperçu de sa mauvaise humeur et n’a pu s’empêcher de lui donner tort. Je te disais une fois que M. Mazade était le mauvais génie politique de mon mari ; rien n’est plus vrai, car il exerce encore aujourd’hui une influence fâcheuse sur son existence, en l’entretenant dans une opposition systématique au gouvernement, lorsque tant de gens bien moins compromis que lui se sont ralliés ou se rallient tous les jours très avantageusement. M. d’Armentières, qui est, lui aussi, très dévoué à son cousin, et qui aime jusqu’à la franchise de ses contradictions, déplore cette opiniâtreté qui le condamne à un rôle si nul dans le monde.

» — Quoi donc ! me disait-il, mon cousin ne s’aperçoit pas qu’il perd de précieuses facultés dans un cercle obscur, lorsqu’il pourrait les appliquer à des intérêts glorieux pour le pays et pour lui. Quelle objection sérieuse peut-il faire à un gouvernement qui n’en a aucune contre les capacités, pourvu qu’elles renoncent à le combattre en dehors des limites constitutionnelles ? Il néglige de réclamer son grade de chef d’escadron et la croix d’honneur quand le roi a confirmé tant d’autres grades et tant d’autres croix des cent jours. Il sait de bonne source qu’on n’attend de lui au ministère de la guerre que l’adhésion la plus insignifiante, et qu’il serait employé immédiatement dans son grade à l’état-major de la place. S’il préférait la carrière administrative, je suis certain qu’il n’a qu’un mot à dire, et M. D***, à qui j’ai parlé de notre parent, s’engagerait à le faire nommer maître des requêtes ; en peu de temps sa fortune politique serait assurée, et dans quelques années il arriverait naturellement à la députation.

» Remarquez, ma cousine, que s’il n’a pas d’ambition aujourd’hui, l’ambition lui viendra ; il regrettera alors de s’être annulé lui-même, ou du moins de s’être privé d’un rang dans le monde. Croyez-moi, dans dix ans les voltigeurs de l’empire seront tout aussi ridicules que ceux de la légitimité.

» Je n’ai pas laissé ignorer à Maurice cette manière d’envisager l’avenir, et quoiqu’il m’ait renvoyée à mon aiguille, j’ai bien vu qu’il trouvait qu’au fond M. d’Armentières n’avait pas tout-à-fait tort : il a trop de cœur pour ne pas se révolter quelquefois contre son oisiveté. Quand un de ses camarades de collége ou de l’armée, parti du même point et parvenu à une certaine notabilité, le rencontre et lui demande : — Eh bien, que fais-tu, toi ? il lui en coûte de répondre : Rien. Il sent bien que le libéralisme impérial est une cause morte, et qu’il a trop de jeunesse et d’activité dans l’esprit pour s’attacher ainsi vivant à un cadavre. Son honneur n’y est nullement engagé, ni sa conscience. Il se laisse conduire par un vague respect humain, ou plutôt par la solidarité d’opposition que Mazade lui impose. C’est payer assez cher une amitié si égoïste, et j’ai peur que Maurice ne s’aperçoive un peu tard qu’il se laisse aller trop aveuglément aux impressions d’une antipathie politique qui n’est pas dans son cœur.

» Tu comprends, ma sœur, que j’ai de l’orgueil pour mon Maurice et que je voudrais le voir aussi haut placé qu’il le mérite. Il y a de la générosité de ma part à parler ainsi ; car, si déjà je me plains que la politique contemplative me dérobe un trop grand nombre des pensées de mon mari, que serait-ce s’il fallait le disputer aux soucis de la politique active, et aux devoirs d’une haute position ? Aussi, sans en demander tant, je me contenterais de le voir réintégré dans son grade, avec un simple ruban à sa boutonnière, mais rallié au gouvernement ; car j’ai toujours à craindre que les haines et surtout l’ambition de M. Mazade, qui ne peut être général que par une révolution, n’entraînent mon loyal et désintéressé Maurice dans quelque conspiration obscure.

» M. d’Armentières soupçonne que le futur général est déjà affilié à quelque société secrète où il ne lui manque plus que de faire recevoir son ami. Il faut vraiment qu’il aime bien son cousin, pour venir ici chercher de continuelles contradictions, et s’exposer à s’entendre reprocher dans la haute société où il est admis, de fréquenter une maison dans laquelle on ne parle du gouvernement qu’avec un mépris quelquefois bien outrageant ; mais il espère ramener Maurice à des sentiments plus conformes à sa véritable opinion et à ses intérêts. Quelque jour Maurice lui rendra justice. — Quant à moi je suis bien résolue à rester neutre malgré toutes les bouderies de l’un des deux amis et les bonnes intentions de l’autre……

« Odille. »