Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap XXI

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Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 271-282).


CHAPITRE XXI,


Où tout se réduit pour jeter Maurice dans une conspiration.




—No, sir, their— Do you know them?
—No, sir, their hats are pluck’d about their ears.
And half their faces buried in their cloaks
That by no means I may discover them[1].

Shakspeare.


Maurice avait reçu en effet la lettre de convocation dont lui avait parlé Mazade ; mais selon toute apparence, il l’eût brûlée et oubliée comme il faisait de lettres semblables, depuis quelque temps, résolu qu’il était à laisser faire les révolutions sans y prendre part, et à plus forte raison ces complots inutiles qui ne servaient qu’à livrer quelques folles têtes aux cours prévôtales ou aux jurys royalistes. Mazade seul pouvait encore réveiller en lui quelques accès de cette fièvre libérale qui agitait alors l’opposition : Mazade était entraîné lui-même par des mécontents, à la fois aussi irrités et moins imprudents que lui, car, parmi les membres de la Charbonnerie libérale, comme parmi les conspirateurs de tous les pays et de tous les temps, il y avait de ces furieux à froid, qui, n’étant pas fâchés qu’on leur tirât les marrons du feu, poussaient continuellement aux coups d’audace et aux résolutions désespérées, en assurant que les frères et amis étaient prêts à arborer sur tous les points de la France l’étendard de la révolte.

Mazade vint donc chercher Maurice Babandy, le matin de la réunion, en lui faisant la guerre sur son indifférentisme. Les Charbonniers, présidés par le chef mystérieux désigné sous le nom de Publicola, entendirent un rapport sur la situation du parti, et ne se séparèrent qu’après s’être mutuellement exaltés en énumérant tous leurs griefs contre le gouvernement. Maurice revint auprès d’Odille, soucieux et sombre, tourmenté par cette irritation nerveuse d’un homme faible qui se sent engagé malgré lui dans une situation équivoque et se flatte de l’idée qu’il s’arrêtera quand il voudra. Il se garda bien de dire à Odille où Mazade l’avait conduit ; mais il trouva un nouveau prétexte le surlendemain pour se rendre encore à Paris, quand son ami lui porta une nouvelle lettre de convocation. Pendant quinze jours, Odille, vaguement inquiète, ignora que ces voyages fréquents indiquaient une crise politique où son mari, plus éclairé et plus imprudent à la fois que ses complices, pouvait être compromis d’autant plus facilement, qu’il obéissait à cette générosité chevaleresque qui attend que le péril soit passé, pour rompre définitivement avec de dangereux amis. Il s’agissait d’une conspiration, mais si hardie, que Maurice eût parié qu’elle avorterait avant d’être décidée complètement. Il ne pouvait d’ailleurs se retirer des délibérations où il assistait, parce qu’il y paraissait bien moins en son propre nom, que comme représentant le général dont Mazade et lui avaient été les aides-de-camp en 1815, et qui avait des raisons majeures pour ne pas se montrer dans la vente, jusqu’à ce que l’on eut définitivement réglé le rôle qu’il devait remplir. L’étourdi Mazade, convaincu du succès de la conspiration, y figurait pour son propre compte, et briguait les postes les plus périlleux ; car il lui fallait à tout prix justifier la prédiction de la sibylle italienne, pour aller en vainqueur offrir sa protection de futur général aux nobles châtelaines de Rollonfort, qui le croyaient occupé à terminer dans la capitale quelques affaires de famille. Babandy l’impatientait par ses continuelles objections contre une entreprise qu’il traitait de rêve politique, tout en se laissant éblouir quelquefois, à son tour, par les espérances audacieuses de son camarade. Ceux qui ont participé plus ou moins directement aux complots de cette époque peuvent seuls expliquer ce qu’ils avaient de séduisant pour les esprits les plus sages du parti, qui se voyaient les complices d’hommes aussi haut placés que le général Lafayette. Car on sait aujourd’hui que si le gouvernement avait osé traduire en jugement le héros des Deux-Mondes et quelques uns de ses collégues de la chambre législative, il en eut plus d’une fois les moyens.

Quoi qu’il en soit, adieu la quiétude et les doux loisirs du jardin de Bellevue : Mazade finit par enlever pendant deux jours tout entiers Maurice à sa femme, qui croyait, comme les châtelaines normandes, ou devait faire semblant de croire, que les deux amis étaient exclusivement absorbés par une liquidation judiciaire fort embrouillée qu’il importait de régler avant le riche mariage offert à notre joyeux hussard.

Le premier lundi du mois de…, de l’année 1820, Mazade était encore venu déjeuner à Bellevue pour emmener Maurice à Paris, où la grande affaire touchait enfin, disait Mazade, à sa conclusion. Ils partirent ensemble en cabriolet ; justement au détour du chemin où se présente une des entrées de la manufacture de Sèvres, ils rencontrèrent M. d’Armentières qui montait tranquillement l’avenue. M. d’Armentières était très sobre de ses visites depuis quelques mois.

— Mon cousin, lui dit Maurice, j’ai du malheur si vous veniez passer la journée avec nous, car je vais à Paris, et je ne crois pas revenir pour dîner ; mais vous trouverez ma femme.

— Se porte-t-elle mieux ? répondit M. d’Armentières, elle m’avait paru un peu souffrante dimanche.

— Oh ! ce n’est rien ; il n’y paraît plus aujourd’hui.

— Et Isabelle ?

— Elle joue sur la pelouse : tenez, mon cousin, passez par le petit kiosque : je m’aperçois que j’ai emporté les deux clefs ; en voici une que je vous prie de remettre à Odille.

— Je m’en charge ; adieu, mon cousin. Bonjour, monsieur Mazade.

— Bonjour, monsieur, répéta Mazade d’un air froid ; et ils se quittèrent sans plus de discours.

— Il me semble, dit Babandy quand ils se furent dit adieu, il me semble, mon cher Mazade, que tu viens d’échanger un bonjour bien froid avec d’Armentières !

— Nous n’avons jamais été cousins, lui et moi, répondit Mazade, et rien ne nous oblige d’être amis. Mais ce n’est pas aujourd’hui que je pouvais lui serrer la main, lorsque dans deux jours peut-être, s’il est de garde aux Tuileries, je suis exposé à lui brûler la cervelle pour arriver jusqu’au…

— Tu me fais trembler ! dit Maurice.

— Je te conseillerais de le plaindre.

— D’Armentières est le dernier parent qui me reste du côté de ma mère, et cette idée seule suffirait pour m’arrêter en chemin, si je ne croyais pas que notre conférence de ce soir va te prouver que nos amis ne sont pas si décidés que toi.

— En vérité ! s’écria Mazade, comme un homme qui laisse échapper dans un premier mouvement d’impatience une pensée qu’il garde depuis lon-gtemps comprimée au fond du cœur ; en vérité, mon ami, cette idée devrait plutôt t’animer, si tu avais jamais voulu m’entendre à demi-mot.

— Que veux-tu dire ?

— Je veux dire que, soit envie de sa part, soit vanité, tu n’as pas d’ennemi plus dangereux que ce cher cousin depuis qu’il s’est fait ton ami. Mais les maris sont sourds et aveugles, jusqu’à ce qu’il soit trop tard.

— Sais-tu, Mazade, que si je ne connaissais pas tes préventions contre mon cousin, tu aurais fait de moi le plus ridicule des maris ?

— Sais-tu, Maurice, qu’on arrive à être ridicule autant par excès de confiance que par excès de jalousie ?

— Ma confiance en d’Armentières serait mal placée, je le veux ; mais ma confiance en ma femme ?…

— Eh ! mon cher, je ne vais pas si loin. Un mari n’a-t-il donc à défendre que la vertu de sa femme ? Sa réputation ne risque-t-elle pas encore plus de la langue perfide d’un fat, qui met sa vanité à la compromettre, que de l’amour coupable, mais vrai, heureux, mais discret, d’un amant sincère ? Eh bien, Maurice, tu me forces de te le dire, d’Armentières est un fat, et tu es sur sa liste.

— Ce que tu me dis là est grave, Mazade.

— Très grave, et je prouverai ce que j’avance, s’il te faut des preuves.

— Il m’en faut sans doute !

— Au château de Rollonfort il y avait un garde de la compagnie de d’Armentières, un autre fat à qui, malgré toute la modération qui m’était imposée, j’ai été forcé de donner une leçon de chevalerie française.

— Que disait-il ?

— Ce qu’il disait ? il vantait les conquêtes pacifiques de ses camarades, et citait M. Théodose d’Armentières comme le plus adroit conquérant de tous.

— Tu avoueras que voilà un propos assez vague, et que tu aurais dû ne pas fonder ton accusation sur une pareille généralité. Ce garde du corps avait-il donc une copie du registre amoureux de mon cousin Lovelace ?

— Avec la légèreté d’un blanc-bec, ce monsieur commençait à citer quelques unes des conquêtes authentiques du héros de sa compagnie, et M. de Faisanville, en contemporain du maréchal de Richelieu, l’encourageait à nous donner ce catalogue galant, lorsque je l’interrompis à la lettre A. — Monsieur, lui dis-je, je ne suis pour ma part ni un Galaor, ni un Amadis, ni un Grandisson, ni un don Quichotte ; mais prenez garde à vos paroles ; je ne fais métier ni de séduire les femmes, ni de défendre leur honneur envers et contre tous ; cependant, s’il y a un seul nom de la liste de votre ami qui soit porté par une dame de ma connaissance et qu’il me plaise de le regarder comme douteux, je vous donne d’avance un démenti. — À ce mot, notre jeune homme voulut se fâcher ; mais on lui fit comprendre que j’aurais le beau rôle dans un duel, et il finit par reconnaître qu’il avait tort, tout en soutenant que son ami d’Armentières pouvait inscrire sur ses tablettes amoureuses les vingt-quatre lettres de l’alphabet…

— Voilà une singulière preuve de la fatuité de mon cousin, si toutefois tu ne me caches rien. Me conseilles-tu de revenir sur nos pas pour lui en demander satisfaction ?

— Tu plaisantes, Maurice, et il n’y a pas de quoi : tu me crois absurde, et tu devrais me savoir gré de ma susceptibilité.

— Comment donc ? je te remercie d’être si jaloux de mon honneur, mon cher Mazade, et quand tu seras le mari de mademoiselle Laure, je te promets de veiller sur elle, comme Bartholo sur Rosine. En attendant, apprends que nous pourrons avoir bientôt notre revanche sur notre fat, et qu’il est à la veille de se marier aussi.

— Il l’a confié à ta femme, je parie ?

— C’est une maladresse, n’est-ce pas ?

— Je dirais plutôt une ruse, si je savais comment a eu lieu cette confidence ; mais j’ai regret de cette explication que j’aurais dû réserver pour la semaine prochaine ; nous y reviendrons.

— C’est cela ; après avoir réglé les affaires de la France, nous réglerons les nôtres ; après la réorganisation du gouvernement de la nation, viendra celle de notre ménage.

— Justement, et parlons d’autre chose, dit Mazade.

Il ne fut plus question ce jour-là entre les deux amis ni de M. d’Armentières ni de la pauvre Odille ; mais, quoique Maurice eût affecté de rire de la jalousie de Mazade, cet entretien avait fait sur lui plus d’impression qu’il n’eût voulu l’avouer à son ami. Othello lui-même, le naïf et confiant Othello, tout en rejetant bien loin ses premiers soupçons contre Desdemone, sent comme un serpent qui se glisse dans son cœur pour le ronger, et, le jour où son lieutenant Cassio lui est dénoncé, Othello remercierait le ciel de le mettre en présence des ennemis de la république.




  1. Les connaissez-vous ?
    — Non, monsieur ; ils ont leurs chapeaux rabattus sur les oreilles, et leurs visages à moitié ensevelis dans leurs manteaux ; de sorte que je ne saurais les découvrir.