Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap XXIII

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Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 295-302).


CHAPITRE XXIII.


Admirable dévouement d’un cousin.




S’il n’est digne de moi, le piége est digne d’eux.
Racine.


Il était plus de minuit : madame Babandy ayant vainement attendu son mari jusqu’à une heure assez avancée, venait de se jeter sur son lit, agitée par une anxiété fiévreuse, livrée aux plus cruelles conjectures, et, quel que fût son ardent désir de revoir Maurice, n’osant plus en former le vœu qu’avec mille restrictions mentales, car, depuis les deux lettres qui terminent le chapitre précédent, elle avait à redouter que son retour auprès d’elle ne pût s’effectuer qu’au péril de sa liberté, de sa vie même. Depuis ces deux lettres les avis les plus alarmants, les nouvelles les plus fatales, lui avaient peu à peu révélé qu’au nombre des complices de la conspiration récemment découverte, elle devait compter, non seulement l’imprudent et exalté Mazade, mais encore Maurice, le sage Maurice. Or, dans cette parricide conspiration, il ne s’était agi de rien moins que de marcher sur les Tuileries, d’enlever la famille royale, d’obtenir du roi un acte d’abdication, en lui appuyant une épée régicide sur la gorge, et de proclamer un de ces gouvernements provisoires, qui sont la pierre d’attente des révolutions comme des restaurations.

D’après quelques rapports, l’ex-capitaine Babandy était désigné comme devant prendre le commandement d’un régiment séduit ; d’après quelques autres, il ne figurait que comme l’aide-de-camp d’un général anonyme, dont il représentait la participation mystérieuse au complot ; mais, dans tous, son nom était en tête, précédant même celui de Mazade. Le journal officiel, sans nommer les deux amis, les comprenait, dans une phrase générale, parmi ceux qui ne pouvaient long-temps échapper à la police mise sur leurs traces.

Toute la journée, des figures suspectes avaient rôdé autour de Bellevue.

À chaque bruit qui frappait de loin son oreille, la triste Odille se relevait sur son lit, écoutait attentive, et puis laissait retomber de nouveau sa tête souffrante quand elle n’entendait plus rien. Tout-à-coup, il lui semble qu’on a ouvert la petite porte du kiosque : quelqu’un marche certainement dans l’allée des peupliers, le voilà sous la fenêtre de la chambre principale : il appelle à voix basse et prononce le nom d’Odille… C’est lui, dit-elle ; aussitôt, sans lui répondre, elle descend, ouvre la porte de l’escalier, et reconnaît M. d’Armentières.

— Mon cousin ! s’écrie Odille avec l’accent d’un désappointement pénible… et Maurice ?

— Maurice ! répond M. d’Armentières ; n’est-il pas ici ?

— Hélas ! non.

— Je venais l’avertir, le sauver, lui porter un passeport que voilà, ma cousine ; car il faut qu’il fuie s’il en est temps encore… Silence : j’ai été suivi, les agents de police auront sauté par-dessus les murs ; mais tant mieux, puisque Maurice n’y est pas !… Venez, montons dans votre chambre,… et en disant ces mots, il entraînait madame Babandy qui prêtait l’oreille au nouveau bruit de pas qu’on entendait dans le jardin….

— Ma cousine, dit M. d’Armentières quand ils furent dans la chambre, un Dieu sauveur m’a envoyé ; j’ai été prévenu que, sur un avis, heureusement inexact, on devait venir ici arrêter cette nuit même mon cousin : j’arrivais trop tard pour le prévenir lui-même, je serai arrivé à propos pour le sauver, en dépistant la police pendant deux ou trois jours… Secondez-moi.

— Quel est votre projet ? demanda Odille, tout entière à une seule pensée.

— Vous allez le voir,… donnez-moi une des redingotes de mon cousin... Ah ! sa robe de chambre, encore mieux ! (et M. d’Armentières dépouilla son habit pour revêtir cette robe de chambre) ses pantoufles,… (et il ôta vivement ses bottes pour mettre ses pieds à l’aise dans les pantoufles de Maurice…). Maintenant, laissez monter ces hommes, ma chère Odille, et ne me démentez pas… Contentez-vous seulement de pleurer et de dire que votre mari est innocent.

— Ouvrez, dit une voix.

— Que désirez-vous ? répondit M. d’Armentières, en s’avançant, dans son nouveau costume, sur le long balcon en galerie formant la façade du pavillon.

— Nous désirons parler au capitaine Babandy.

— Amis ou ennemis ? demanda M. d’Armentières.

— C’est un ami qui nous envoie pour lui indiquer un asile.

— C’est moi-même, messieurs ; la porte est ouverte, montez sans bruit.

Odille était interdite ; deux hommes montèrent, tandis que deux autres se glissaient sous la galerie inférieure.

— Vous êtes le capitaine, dit l’un des agents en entrant dans la chambre où M. d’Armentières s’était assis sur le bord du lit. — Je vous arrête au nom du roi.

M. d’Armentières, avec le plus grand sang-froid, tire deux pistolets de sa ceinture, s’avance sur les deux agents, et leur crie :

— Vous avez cru, quand je vous ai dit de monter, messieurs, qu’un officier de hussards se laisserait prendre au piége comme un conscrit ; mais je vous attendais, et vous êtes morts !

Odille poussa un cri de terreur en entendant armer les deux pistolets ; les deux agents reculèrent ; mais l’un d’eux levant la main :

— Capitaine, prenez garde ; vous êtes maître de notre vie sans doute, mais permettez-moi de vous faire observer que notre mort ne vous sauvera pas ; nous sommes en nombre, et après nous avoir tués, ce qui aggravera votre fâcheuse position, vous n’êtes pas sûr d’échapper à nos camarades ; quatre sont dans le jardin, quatre autres en dehors des murs.

— Huit hommes pour un seul ! êtes-vous Français ?

— Nous sommes Français et gendarmes, reprit l’agent, et si vous voulez écouter l’avis d’un troupier qui a une femme et quatre enfants, au lieu de faire résistance, vous nous suivrez, et je vous donne ma parole d’ancien militaire que mon rapport ne vous chargera pas.

M. d’Armentières se tourna vers Odille et désarma ses pistolets, qu’il remit au gendarme.

— Je ne vous demande que le temps d’embrasser ma femme et ma fille, que la mort violente de deux hommes tués sous leurs yeux ferait mourir de frayeur : il me convient d’être conduit de nuit à la Préfecture de police, messieurs ; car je n’aimerais pas que la foule vînt se rassembler sur notre passage… Adieu, Odille, ma bien-aimée ; adieu, Isabelle, ma fille ; et en parlant ainsi, il serra dans ses bras Odille accablée et étourdie de cette scène, Odille, à qui son rôle défendait toute résistance contre de si tendres adieux. Isabelle était dans son berceau, pleurant d’effroi à la vue de ces deux inconnus : M. d’Armentières l’embrassa paternellement.

Un des gendarmes ne put retenir ses larmes.

Après un redoublement de caresses d’époux et de père, M. d’Armentières dit enfin aux agents : — Je suis à vous, messieurs, partons.

La femme de chambre avait eu le temps de s’habiller et d’accourir, le jardinier et sa femme s’étaient aussi levés ; tout ce monde vit le prisonnier sans trop distinguer ses traits.