Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap XXIV

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Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 303-308).


CHAPITRE XXIV.




That— Is it not strange ?
That Angelo an adulterous thief ?
An hypocrite, a virgin-violator :
Is it not strange and strange[1].

Shakspeare, Measure for measure.


L’arrestation faite cette nuit à Bellevue ne pouvait être un mystère dans les maisons voisines du pavillon du capitaine Babandy. Quand le jour fut venu, la curiosité amena plus d’une personne à la grille du jardin et à la porte de la basse-cour ; mais on pense bien que madame Babandy resta invisible toute la journée : quant aux domestiques, ils se trouvaient bien embarrassés pour raconter avec beaucoup d’exactitude ce qu’ils n’avaient vu que très inexactement.

À Paris, où l’on recherchait et recueillait avidement tous les incidents relatifs à la conspiration découverte, on ne manqua pas de s’entretenir à la Bourse de la nouvelle capture, et les gazettes répétèrent chacune sa version du bruit de la journée : dans les unes on lisait, après un grand éloge de l’activité et de l’intelligence de la police, que le capitaine Babandy n’avait pu long-temps échapper aux agents de l’autorité. Dans les autres, le publiciste, après avoir annoncé le même fait sans commentaire, s’étendait beaucoup, dans un entre-filet, sur la violation du domicile des citoyens et sur les vexations auxquelles se livrait l’administration, sans respect pour les lois. Mais à la bourse de l’après-midi, on savait déjà que l’activité et l’intelligence de la police venaient de subir un échec, et les journaux du lendemain amusèrent leurs lecteurs par les articles suivants :

Voici la version laconique d’un journal ministériel :

« La nouvelle de l’arrestation du capitaine Babandy était prématurée. »

Voici la version ironique d’un journal libéral :

« La police est sujette à d’étranges bévues ; ce qui vient de lui arriver chez le capitaine Babandy devrait la dégoûter des arrestations de nuit. L’agent chargé d’arrêter le capitaine a pris pour lui un de ses parents qui s’est prêté d’autant plus facilement à passer pour le prévenu, qu’on dit qu’il sert dans les gardes du corps, et qu’il n’y avait pas apparence qu’il pût long-temps être confondu avec un officier de l’ancienne armée. »

Les jours suivants la même nouvelle défraya les journaux arriérés et fournit aux autres un nouveau texte de réflexions.

Voici les détails plus précis qu’on lisait dans un journal ultra-royaliste qui se disait bien informé, et qui n’était pas fâché peut-être de se consoler de la disgrâce de la police par un peu de chronique scandaleuse :

« On a beaucoup plaisanté de la déconvenue de la police au sujet de l’évasion d’un des officiers compromis dans la dernière conspiration. Nous croyons que les bonapartistes et les libéraux devraient se montrer un peu plus discrets sur cette affaire, ne serait-ce que par respect pour la vie privée. Mais au bonheur de trouver l’administration en défaut, les libéraux sacrifieraient jusqu’à l’honneur des conspirateurs eux-mêmes. Il paraît certain que le faux avis qui a conduit les agents de l’autorité dans la maison du capitaine B… n’était pas précisément une mystification dirigée contre la police, mais la vengeance d’un amant dédaigné, qui voulait faire surprendre un rival plus heureux : celui-ci, en se laissant arrêter pour le mari dans sa propre robe de chambre, aurait donc fait un acte de réparation plutôt que de dévouement. Toutes les femmes de nos bonapartistes ne sont pas aussi chastes que madame de Lavalette. »

Quelques renseignements pris au bureau du journal firent penser que cet article était communiqué.

C’était là, en tout cas, une cruelle vengeance de la police, si la police était l’auteur de cet article, car personne ne pouvait relever ce qu’il contenait de calomnieux. L’officier dont on flétrissait l’honneur était proscrit et contumace ; le parent qui s’était dévoué pour lui, n’importe dans quel but, était en prison, jusqu’à ce que l’autorité supérieure eût décidé si on devait le mettre en jugement. Plusieurs jours se passèrent avant que le même journal insérât ces deux lignes, que personne ne lut peut-être :

« On nous reproche d’avoir dernièrement cherché à dénaturer le dévouement du parent de M. B…, un des prévenus contumaces dans le complot du mois de… ; nous mentionnons très volontiers la réclamation anonyme qu’on nous adresse à ce sujet ; nous ignorions que notre récit pût atteindre un des fidèles gardes du corps du roi, que cet événement forcera, assure-t-on, de donner sa démission. »

En dernière analyse, quoique chacun racontât l’arrestation de M. d’Armentières au lieu et place du capitaine Babandy, avec une variante particulière, l’opinion la plus générale fut que la police avait à son insu mis au grand jour les preuves de la liaison coupable d’Odille et de son cousin.




  1. N’est-ce pas étrange ?… Quoi ! cet Angelo est un voleur adultère, un séducteur de vierges. N’est-ce pas étrange, très étrange ? (Shakspeare, Ruse contre ruse.)