Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap XXVIII

La bibliothèque libre.
Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 341-362).


CHAPITRE XXVIII.


Paraphrase dramatique d’un précepte du roi Salomon.




Enter Launce leading a dog : …
… Now the dog all this while sheds not a tear, not speaks a word[1].
Shakspeare.


Give a dog an ill name and hang it[2].
Proverbe anglais.


Nous sommes dans une chambre de convalescent : c’est la plus belle de la principale auberge de Bernay, M. Théodose d’Armentières n’ayant pas voulu être transporté ailleurs, quoique les deux témoins du duel lui eussent proposé de demander pour lui l’hospitalité au château de Rollonfort.

Le blessé est étendu sur un canapé ; par moments il se lève, cédant à son impatience, soit pour essayer quelques pas chancelants encore, soit pour changer seulement la position de ses membres endoloris. Son jeune ami, M. Alfred de Beaurevoir, qui a obtenu une prolongation de congé pour ne pas le laisser seul dans l’auberge d’une petite ville de province, lui sert en ce moment de garde-malade. Ils causent ensemble à propos interrompus, comme deux camarades qui se voyant tous les jours depuis six semaines ont épuisé une grande partie des lieux communs de la conversation. Enfin M. d’Armentières s’est aperçu qu’Alfred va bien souvent jeter un coup d’œil aux carreaux de la fenêtre regarde sa montre et l’approche de son oreille pour vérifier si elle marche ou si elle s’est arrêtée, tant l’aiguille lui semble faire avec lenteur le tour du cadran :

— Mon pauvre Alfred ! mon fidèle Achates ! lui dit-il alors, je vois que les journées commencent à te paraître chargées d’ennuis : l’automne tire à sa fin, et les premiers froids humides de la Normandie ont chassé de leurs châteaux ces aimables châtelaines avec qui tu allais quelquefois te distraire de la monotone société du blessé ; mais console-toi, à sa visite d’hier le docteur Malart m’a garanti qu’avant huit jours je pourrai sans danger reprendre la route de la capitale.

— Je t’en félicite, mon cher Théodose ; mais tu te trompes si tu me crois si pressé de quitter Bernay.

— Aurais-tu mis à profit les tristes loisirs que l’amitié t’impose depuis si long-temps ? Ah ! je devine pourquoi ta main essuie si soigneusement la couche de brouillard qui s’étend comme un voile sur nos vitres à demi transparentes : probablement voici l’heure où quelque belle fille normande se montre habituellement à la croisée vis-à-vis, et tu la guettes comme un lévrier guette la perdrix apprivoisée qui se laisse regarder sans trop d’effroi à travers le treillage d’une volière. Ouvre, mon cher Alfred ! va, malgré le froid, tu ne risques rien de donner de l’air à cette chambre.

— Tu es assez près de la vérité, Théodose, mais ma beauté n’est pas une si proche voisine : elle demeure à l’autre extrémité de la ville. Ce que j’épie, c’est la vue de son cher époux ; car dès que je l’apercevrai je te demanderai la permission d’aller le demander chez lui, où l’on me priera peut être de l’attendre.

— La ruse est connue ; mais quel prétexte as-tu pour aller si souvent chercher cet excellent mari ? Voilà plusieurs fois que je te vois en effet t’esquiver sans bruit au moment où le docteur Malart me fait sa visite et le docteur est marié… Dis-moi, sa femme est elle bien ?

— Fort bien, je t’assure, avec un air de belle humeur, et des joues vermeilles qui font honneur au médecin. La déesse Hygie chez Esculape.

— Alfred, mon ami, c’est madame Malart que tu courtises.

— Tu fronces bien le sourcil, pour me dire cela.

Mon cher, il est temps que le docteur me renvoie à Paris ; je vais le prier d’abréger ses visites,

— Tu devrais, au contraire, en véritable ami, sinon en blessé reconnaissant, les lui faire un peu prolonger. Il me semble à moi qu’il te néglige depuis quelques jours, et qu’il t’expédie bien lestement, sans trop faire attention à ce que tu lui dis souffrir encore. Allons, je te prie, mon cher Théodose, aie la complaisance de lui récapituler aujourd’hui en détail tous les symptômes dont tu me parlais ce matin ; qu’il comprenne la nécessité de te panser lui-même d’abord, et puis de te citer comme dans les premiers jours quelques unes de ses merveilleuses cures.

Mais tu hoches la tête d’un air boudeur, mon cher Théodose ; serais-tu jaloux de madame Malart avant de la connaître ? Mon cher frère d’armes, partageons-nous cet heureux ménage ; à toi Esculape, Esculape tout entier ; mais laisse-moi la déesse Hygie.

— Alfred, ta confidence ne me fait pas rire.

— Ton air sérieux m’étonne.

— Alfred, je pourrais te parler de ma reconnaissance pour le docteur Malart, et te prier de respecter la femme du médecin qui m’a donné ses soins avec tant de zèle ; mais tu te moquerais de moi si je ne faisais pas valoir d’autres motifs en faveur du cher docteur. Tu es persuadé que je suis un Lovelace, n’est-ce pas ? il n’en est rien ; mais si je te parlais vertu et morale, tu me rirais au nez comme tu rirais au nez du diable, s’il te faisait un sermon, parce qu’un bon coup d’épée l’aurait, comme moi, rendu ermite six semaines. Mais j’ai d’autres raisons pour te donner un bon conseil. Mon cher Alfred, je te suis attaché parce que tu m’aimes, peut-être aussi parce que tu me flattes quelquefois, et que tu me vantes partout avec enthousiasme au-delà de mes mérites : eh bien, crois-moi, ne t’attaque jamais à la femme d’un médecin, d’un chirurgien, d’un officier de santé, d’un apothicaire ni d’aucun des membres de la faculté !

— Peste ! mon cher Théodose… pardon de l’exclamation toute médicale du reste… Quels priviléges tu confères aux docteurs ! Un pareil aphorisme vaut toute une thèse, et tu devrais hardiment demander un diplome.

— Ne plaisante pas, mon cher Alfred ; je signale un danger à ton inexpérience, on ne joue pas impunément avec la femme d’un médecin.

— Si Molière t’entendait !

— Molière a raillé tant qu’il a voulu les ridicules des docteurs de son temps, leurs perruques, leur pédantisme et leur jargon ; mais Molière s’est bien gardé de faire la guerre à leurs chastes moitiés.

— Quoi, aux yeux de Molière, sérieusement, madame Purgon, madame Fleurant, madame Diafoirus, étaient des vestales ? et par suite du même principe, les docteurs de la faculté actuelle sont dispensés……

— Je ne dis pas cela, mais je conseille à mon ami de ne pas se brouiller avec les docteurs. Quoi ! tu as pour exercer ta galanterie, les duchesses et les bourgeoises, les femmes de juges, d’avocats, de procureurs, de marchands, etc., etc., et tu ne peux pas laisser en repos les femmes de médecins. Ah ! si tu savais à quoi tu t’exposes. Tiens, quoique je ne puisse y penser sans frémir, quoique ce récit soit capable de me donner la fièvre, je veux te raconter l’horrible histoire d’un imprudent qui osa oublier ce précepte écrit par Salomon, dans l’Ecclésiaste : Honora medicum.

— Mais le docteur Malart peut venir à tout moment, et en t’écoutant je perds peut-être une occasion unique.

— Malheureux, demeure, écoute-moi, te dis-je, et tu me remercieras quand tu m’auras entendu.

« Un ami intime, un autre moi-même, que j’appellerai, si tu veux, Armand, pour lui donner un nom, Armand, dis-je, sortait du lycée, il y a six ans, lorsqu’il crut ne pouvoir mieux se classer tout d’un coup parmi les hommes faits, qu’en séduisant une femme. Armand, comme beaucoup d’écoliers, avait lu à la dérobée ces excellents romans de Chanderlos Laclos, et de Louvet de Couvray, qui fournissent à un rhétoricien toute la théorie de la séduction ; il ne manquait pas de vanité, et dès qu’il eut quitté l’uniforme du lycéen pour revêtir la robe virile que lui confectionna un tailleur à la mode, il ne douta pas qu’il lui serait facile d’égaler la renommée des Valsain et des Faublas. M. Térence Valésien, médecin de sa famille, venait justement de se marier ; le docteur avait déjà plus de cinquante ans, et il prenait une femme de vingt, une orpheline qui sortait de chez madame Campan. Madame Valésien était belle, son sourire respirait la volupté, et elle s’appelait Héloïse. Ce nom seul aurait dû faire trembler le nouveau Faublas, il se contenta de le trouver charmant, euphonique et romanesque.

» Armand ayant relu tous ses romans pour y chercher un stratagème contre les vieux médecins qui épousent des jeunes femmes, n’imagina rien de plus naturel que de se dire malade, de supposer quelque douleur sans cause, dont il allait tous les jours entretenir M. Valésien, ayant bien soin, comme tu le fais avec le docteur Malart, de profiter quelquefois de l’absence du docteur pour l’attendre auprès de sa femme, à qui il avait été présenté, et qui avait des rapports de société avec sa famille. Héloïse était coquette, prenant à la lettre les belles phrases du jeune rhétoricien, elle crut avoir inspiré une passion platonique, et s’en amusa ; mais à la longue ce jeu devint plus sérieux pour elle, et je crois qu’elle commençait à aimer Armand, lorsque vint la belle saison. Le docteur Valésien, qui n’était pas moins partisan de l’hygiène que de la pathologie, possédait un joli pavillon à Auteuil, où il passait toutes les heures qu’il pouvait dérober à sa clientèle pendant les longs jours de l’été. Là, ses distractions étaient encore presque toutes scientifiques et médicales. Il voyait avec les yeux d’un botaniste ses plantes et ses arbustes, comptait leurs pistils et leurs étamines, les nommait d’après Linné ou Jussieu, et leur attachait des étiquettes qui initiaient les profanes à leur histoire ; quand il descendait à sa basse-cour, c’était aussi avec les goûts d’un naturaliste, étudiant les mœurs de ses poules et de ses lapins, soignant leurs maladies secundum artem, disséquant tout ce qui mourait, et quelquefois même sacrifiant des sujets vivants à ses expériences. Héloïse, sans faire aucune objection contre ces amusements, avait plus de loisirs que son mari, et elle aurait quelquefois trouvé les journées un peu longues, si Armand ne fût pas venu à son secours.

» Armand, de son côté, poursuivant son projet, eut la patience d’attendre plus d’un mois le prix de son assiduité ; mais il se serait estimé le plus sentimental et par conséquent le plus ridicule des séducteurs, si, comme Faublas, il n’avait tenté de se consoler avec mademoiselle Justine, la soubrette, des éternelles difficultés que lui opposait sans cesse la coquette Héloïse pour entretenir égoïstement le feu sacré de sa passion. D’ailleurs, dans ses plans de tactique galante, Armand se réservait au besoin de faire de Justine le prétexte de ses fréquentes promenades à Auteuil, si par hasard le docteur en prenait ombrage et lui en demandait l’explication. Hélas ! ce maudit docteur était le plus dissimulé des jaloux ; ce n’était pas un de ces barbons de comédie dont l’humeur grondeuse trahit les soupçons et fait prévoir à temps l’orage de leur colère. Il souriait agréablement au pauvre Armand toutes les fois qu’il le rencontrait, il lui cédait même la place le plus naturellement du monde, et l’on eût dit qu’il ne se doutait de rien, lorsqu’il guettait sa victime avec la cruelle vigilance du chacal qui suit dans l’ombre tous les pas de sa proie.

» Un soir que M. Valésien était allé à une consultation après son dîner, ayant prévenu qu’il ne reviendrait probablement à Auteuil que fort tard, Armand l’attendait dans un premier cabinet attenant à un second où le docteur avait rassemblé plusieurs curiosités anatomiques, quelques animaux empaillés de sa main, un choix de livres rares, des échantillons de drogues, et des instruments d’acier poli ; en un mot, c’était un petit sanctuaire meublé avec toute la coquetterie de la science, laboratoire, officine, arsenal opératoire et amphithéâtre en miniature.

» Armand répétait pour la centième fois la déclaration de son éternel amour, il avait parlé comme Saint-Preux, et il voyait Héloïse si touchée qu’il ne savait plus s’il n’était pas plus sincère qu’il ne le croyait lui-même, lorsque sa plus tendre période est tout-à-coup interrompue par un éclat de rire qui part du corridor, éclat de rire qui eût paru le ricanement d’un démon si les deux amants qui l’entendirent n’avaient reconnu l’intonation particulière à la voix du sardonique docteur. Cédant à un même sentiment, Héloïse et Armand pâlissent ; Armand qui avait un genou à terre se relève et se précipite dans le second cabinet où il se tapit derrière un rideau ; mais lorsqu’il entend le docteur continuer à rire en entrant, il se rapproche de la porte pour écouter son entretien avec sa femme.

— » Quel est donc cet accès de gaieté bruyante ? demanda Héloïse.

— » Ah ! ma chère amie ! répond M. Valésien, vous me voyez tout enchanté d’avoir pris au piège un ennemi de notre repos…… Le chien du voisin, M. Goguelu, l’avocat, qui faisait une si cruelle guerre à mes lapins et qui s’avisait par-dessus le marché, cet épagneul libertin, de vouloir imposer sa vulgaire progéniture à ma jolie levrette Fœdora, le voilà enfin tombé dans mes filets : je vais lui faire payer cher ses vols et son impertinence. Tenez, l’entendez-vous hurler ? C’est le jardinier qui me l’apporte… Jappe, jappe, libertin ; hurle, voleur, je t’apprendrai avenir chasser sur mes terres.

» — Mais, monsieur Valésien, que voulez-vous donc faire à ce pauvre animal ?

» — Quoi ! vous le plaignez, Héloïse ! vous qui avez si justement condamné à être noyés dans la Seine, les quatre vilains bâtards que ma Fœdora a mis bas la semaine dernière !

» — J’espère que vous n’allez pas le tuer : cette bonne madame Goguelu ne nous le pardonnerait jamais.

» — Oh ! ma foi, elle est bien avertie, et d’ailleurs je suis sûr qu’il n’en mourra pas. L’opération est délicate ; mais j’en ai fait avec succès de plus difficiles. Je me rappelle encore que lorsque j’étais étudiant à Montpellier, avec mon défunt ami le célèbre professeur Barthez, lequel savait tout et même un peu de médecine, comme ajoutaient volontiers ses envieux ; nous passions habituellement pour nous rendre à nos cours de dissection devant la maison d’une dévote. Cette dévote avait un petit bichon, le plus insupportable aboyeur que j’aie entendu. Chaque fois il nous saluait de ses continuels jappements pour nous dénoncer à sa chère maîtresse comme de vrais canicides. Il finit par nous impatienter, et un beau matin Barthez et moi nous prîmes si bien nos mesures que nous nous emparâmes du bichon. Pendant un mois la dévote le pleura comme mort. Enfin, elle commençait à se consoler lorsqu’elle le voit revenir. Il se jette dans ses bras en tirant la langue et la caresse avec une tendresse convulsive. Pauvre Caraco ! dit-elle, voyez comme il est ému, il en a perdu la voix. Il l’avait perdue en effet ; car nous avions fait si adroitement l’excision des nerfs récurrents et du hyo-glosso-basipharyngien, qu’il restait à peine une légère cicatrice de notre opération. Nous ne nous vantâmes cependant pas de notre expérience ; mais Caraco ne nous le pardonna jamais. Du plus loin qu’il nous apercevait, il fallait le voir se hérisser de colère et agiter ses mâchoires comme s’il allait aboyer. Vains efforts, il était muet.

» — Et vous voulez en faire autant au chien de M. Goguelu ?

» — Non, ma chère amie, il s’agit pour moi de réaliser une expérience sur les fonctions du cerveau, expérience qu’il ne restera plus qu’à répéter sur un animal de notre espèce, sur l’homme, veux-je dire. Je prouverai avec le docteur Gall que le cerveau n’est pas un tout unique, mais un assemblage d’autant d’organes qu’il y a de facultés particulières. Or, la faculté de l’amour physique émanant de deux excroissances du cervelet, situées de chaque côté de la nuque, je prétends détruire ladite faculté en trépanant les deux protubérances de la boîte du crâne qui y correspondent…… C’est une opération toute superficielle, dont on peut parler devant les dames, qui ne mutile pas inutilement un animal ni un homme et ne compromet nullement la vie. Un chien de moyenne grandeur supporte une perte de cinquante à soixante grains de cerveau, un homme peut supporter une perte beaucoup plus grande. Je tiens à cette expérience, non seulement pour l’honneur de l’art chirurgical et de la phrénologie, mais encore pour proposer à l’assemblée législative un projet de loi contre l’adultère : toute la pénalité consisterait dans l’application du trépan à la nuque de celui qui ayant violé les devoirs de l’amitié et de l’hospitalité ferait valoir pour sa défense les exigences despotiques de la conformation anormale de son cerveau. Tenez, Jérôme, ajouta M. Valésien en parlant au jardinier qui arrivait avec le chien, enfermez notre prisonnier dans mon cabinet d’études… Fort bien ; donnez-m’en la clef et laissez-le dormir là jusqu’à demain matin ; l’obscurité le fera taire et avant peu Fœdora n’aura plus rien à redouter de son insolente assiduité. Allons faire un tour de jardin, et puis nous viendrons nous coucher.

» Tu te figures, mon cher Alfred, la situation de mon ami Armand, enfermé toute la nuit avec le chien de M. Goguelu, et plaignant le pauvre animal du sort qui l’attendait le lendemain. Quant à lui, quoiqu’il fît quelques réflexions pénibles, il se consolait en pensant que le docteur ignorait avoir deux captifs au lieu d’un, et qu’Héloïse trouverait bientôt quelque moyen de venir le délivrer. Avec cette idée, il attendit plusieurs heures et puis toute la nuit ; toujours aux aguets, tressaillant au moindre bruit, passant de l’espoir à l’inquiétude, pendant que le chien de M. Goguelu, plus philosophe ou plus insouciant, avait pris le parti de s’endormir sur le grand fauteuil du docteur son bourreau.

» La nuit s’écoula ainsi, cette longue nuit ! Quand parut le jour, Armand chercha le coin le plus propice à lui servir de cachette, et s’y blottit livré à ses conjectures sur ce qui allait advenir. Vers les huit heures, le docteur entra avec une jatte de lait, ferma la porte sur lui, ouvrit les volets d’une croisée à barreaux de fer qui donnait dans le jardin ; puis, versa quelques gouttes d’une de ses fioles pharmaceutiques dans la jatte de lait qu’il plaça devant le chien. L’animal, pleinement rassuré par le déjeuner que lui offrait son hôte, ne fit aucune difficulté de satisfaire à la fois sa soif et son appétit. Un moment après il se coucha sur le tapis et tomba dans un profond sommeil. Ce sommeil était le produit des gouttes narcotiques ajoutées au lait par le perfide docteur, qui, prenant encore la précaution de museler le chien et de lui attacher les pattes, le plaça sur sa table où il lui fit subir l’opération qu’il avait méditée la veille. L’opération finie, sans que le patient eût beaucoup crié ni résisté, le docteur lui pansa la tête, le laissa couché dans un coin, et sortit, comme il était entré, en fermant la porte. Armand, témoin malgré lui de cette leçon d’anatomie, s’imagina que toute cette précaution n’avait pour objet que de tenir le chien captif jusqu’à ce que l’expérience fût complète au gré de l’expérimentateur, mais qu’Héloise ne le laisserait pas plus longtemps dans cette savante prison.

Malheureux Armand ! il attendit jusqu’à près d’onze heures sans plus rien entendre que les sourdes plaintes du martyr de la science et de la cruelle jalousie du docteur pour sa levrette Fœdora. À midi, une espèce d’œil-de-bœuf pratiqué au-dessus de la porte du cabinet s’entr’ouvrit, et un papier qui enveloppait une pierre tomba aux pieds d’Armand ; il le déplia à la hâte, c’était une lettre en quelques lignes, tracées de la main d’Héloïse sans doute, et conçue à peu près en ces termes :

« Patience, disait-elle, vous voilà captif jusqu’à ce soir, car je ne sais si c’est une fatalité du hasard ou un soupçon, mais M. V…… m’emmène à Paris et Justine avec moi. Je tremble en vous donnant cet avis, tant je crains d’être observée. Pauvre captif ! je vais faire en sorte, avant de monter en voiture, que vous n’ayez pas trop à souffrir de la faim. »

Dans la situation où était Armand, il eut le loisir de méditer tous les mots de ce billet consolateur, et cependant il ne fit pas assez d’attention à ceux ci, Justine avec moi, qui indiquaient bien que le machiavélique docteur savait réellement qu’Armand était son prisonnier, puisqu’il écartait de lui les deux personnes qui pouvaient seules lui ouvrir la porte en son absence, soit qu’il n’en soupçonnât qu’une, soit qu’il les soupçonnât toutes les deux. Mais Justine avec moi signifiait pire encore. Cette affectation de parler de Justine aurait dû révéler à Armand qu’Héloïse elle-même n’ignorait plus, depuis leur dernière entrevue, que toutes ses protestations d’amour constant, fidèle et pur, ne l’empêchaient pas de conter fleurette à la soubrette, pour attendre avec plus de patience que la dame s’attendrît à ses doucereux discours.

» Armand commençait à sentir les premiers besoins de la faim, qui ne permet guère à un amoureux de dix-huit ans de rester douze heures à jeun ; s’il avait quelque pressentiment sinistre, il l’attribuait surtout au vide de son estomac. Voyons, se dit-il, comment Héloïse parviendra à me faire déjeuner ; quand j’aurai pris des forces et que je pourrai croire le docteur à Paris, j’essaierai peut-être d’enfoncer la porte et de m’échapper de ce guet-apens… si toutefois M. Valésien se doute de quelque chose, un mari est si maladroit… le nôtre riait hier de si bon cœur, et il a si froidement ce matin découpé cette pauvre bête… » Mais Alfred, dit ici M. d’Armentières, voici cette fois le docteur Malart. Je reconnais sa voix, l’attendras-tu de pied ferme ?

— Sans doute, répondit Alfred, avant d’aller encore, comme ton Armand, chasser sur les terres de sa femme, je ne suis pas fâché de savoir comment finira ton histoire ; mais puisque ces dignes fils d’Hippocrate sont si méfiants, voyons un peu quelle mine me fera celui-ci. Je suis à temps encore de battre en retraite.




  1. Entre Launce conduisant un chien.
    … Or, pendant tout ce temps-là le chien ne verse pas une larme, ne dit pas un mot. (Les deux gentilshommes de Vérone.)
  2. Proverbe anglais qui revient à celui-ci : Quand on veut noyer son chien, on dit qu’il est enragé.