Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap XXVII

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Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 325-339).


CHAPITRE XXVII.


Un duel en Normandie.




Une âme délicate comme la vôtre, et aussi jalouse de sa gloire, aura peine à souffrir de se voir ternie par les noms de rebelle, de factieux et de traître. Cependant ces fantômes d’infamie que l’opinion publique a formés pour épouvanter les âmes du vulgaire ne causent jamais de honte à ceux qui les portent pour des actions éclatantes, quand le succès en est heureux.
Cardinal de Retz.


Le château de Rollonfort avait plusieurs fois changé ses hôtes de passage depuis que Mazade l’avait quitté ; de ceux qu’il y avait laissés, deux seulement s’y trouvaient encore dans les derniers jours de septembre, M. de Faisanville, le vieux chevalier de Saint-Louis, et M. Alfred de Beaurevoir, le jeune garde du corps qui avait voulu se faire caution des succès galants de son camarade, M. Théodose d’Armentières.

On sortait de table, et le vieux chevalier, heureux d’un excellent dîner, dont il venait d’assurer encore la bonne digestion par une tasse de moka, parlait avec la reconnaissance d’un gastronome du gibier qui avait été servi en rôti :

— Quels perdreaux et quels lièvres nous mangeons chez vous, depuis l’ouverture de la chasse, disait-il à mademoiselle Éléonore de Rollonfort !

— Monsieur le chevalier, répondit mademoiselle Éléonore de Rollonfort, remerciez-en M. Alfred, chasseur intrépide et adroit, qui part tous les jours de bonne heure, et revient avec de nouvelles preuves de son adresse et de son intrépidité.

— Il y a un reproche sous ce compliment, mademoiselle, dit M. de Beaurevoir ; mais je prendrai le reproche en bonne part, et vous me donnez de la vanité en daignant remarquer mon absence. Malheureusement, je ne suis pas très sûr de mériter le compliment sur mon adresse, car depuis trois jours je n’ai pas manqué moins de trois lièvres.

— Si vous avez tué celui qui a été trouvé si délicieux aujourd’hui, dit le chevalier, nous ne vous reprocherons pas ceux qui courent encore et que vous tuerez peut-être demain.

— Mais non, monsieur le chevalier, ce n’est pas moi, c’est le nouveau garde-chasse, et si mademoiselle de Rollonfort n’y prend garde, ce gaillard-là aura bientôt dépeuplé tous ses bois.

Mademoiselle Éléonore de Rollonfort ne répondit rien à cette remarque de M. Alfred de Beaurevoir.

— Le garde-chasse ! dit le chevalier, honneur à lui, et je lui dois une réparation, car en l’apercevant avant-hier pour la première fois au bout de la grande avenue, je l’avais pris pour un vrai voleur, avec son emplâtre de taffetas sur l’œil gauche. Je ne sais s’il a deviné ma mauvaise pensée, mais dès qu’il m’a vu, il a eu l’air de me fuir, et a disparu brusquement dans le bois de la Galopinière. Je pense, mademoiselle, que c’est quelque ancien militaire de l’Empire.

— Je crois que oui, répondit mademoiselle de Rollonfort, qui, faisant un signe à sa nièce, s’éloigna un moment du côté de la cour d’honneur, comme pour échapper à une conversation qui n’avait rien d’attrayant pour les dames ; mais la reconnaissance du chevalier pour l’homme à qui il devait le rôti de ce jour n’était pas épuisée ; il continua à parler du garde-chasse à M. Alfred de Beaurevoir, puis, par une transition naturelle, disserta sur la chasse en général, et regretta que la peur de réveiller un ancien rhumatisme le privât du plaisir de braver la fraîcheur des matinées de septembre pour montrer son adresse d’autrefois à son jeune ami.

— Cependant, monsieur le chevalier, lui dit M. Alfred, je suis tenté de profiter de ce souvenir de jeunesse, et de vous proposer une partie pour demain : n’êtes-vous pas de l’âge de notre bien-aimé prince, Son Altesse Royale Monsieur, qui assurément est encore le premier chasseur du royaume ? Il fera demain un temps superbe, voyez comme le soleil se couche dans un ciel de pourpre ; permettez-moi de vous réveiller demain avant qu’il soit levé.

— Mais, mon cher ami, vous n’y songez pas, au bout d’une heure de marche, votre impatience m’abandonnerait en chemin ; je suis de l’âge de Monsieur, sans doute, ou du moins je n’ai guère que trois ou quatre ans de plus que Son Altesse Royale ; mais, hélas ! je n’ai pas, comme le comte d’Artois, conservé mes jambes de l’ancien régime. Madame de Faisanville me le disait encore l’autre jour : cette maudite révolution ne m’a laissé de jeune que le cœur. N’a-t-on pas prétendu que c’était moi qui figurais en première ligne dans cette caricature qu’un barbouilleur patriote fit dans les Cent-Jours, et où les fidèles serviteurs du roi, alignés dans leurs chaises à bras, s’écrient avec enthousiasme : Sire, nous sommes prêts à combattre pour Votre Majesté, et n’attendons plus que nos porteurs pour marcher en avant ?

— Vous êtes trop modeste, monsieur le chevalier, je parie que vous battriez plus jeune que vous, et d’ailleurs nous ne chasserons que sur les traces du garde, qui m’a promis de me conduire tout droit à un gîte, où je veux vous céder l’honneur d’abattre le premier lièvre. Faut-il vous dire quelque chose de plus pour vous décider ? Eh bien, c’est un service que vous rendrez, et que vous seul ici pouvez rendre, ajouta M. Alfred en baissant la voix d’un ton de mystère : mais voici ces dames, changeons d’entretien.

M. de Faisanville comprit que son jeune ami avait cherché un détour pour le rendre le confident de quelque secrète aventure, et il sourit en mettant un doigt sur ses lèvres.

Le lendemain, à six heures, M. Alfred de Beaurevoir était à son chevet : Allons, monsieur le chevalier, n’entendez-vous pas le son des cors ? Le roi Louis XV va monter à cheval : levez-vous, de peur que Sa Majesté ne dise comme son aïeul, en voyant arriver le dernier son page favori : J’ai failli attendre.

— Mon cher Alfred, dit le chevalier en se frottant les yeux, vous me rajeunissez de plus de cinquante ans ! avez-vous donc quelque folie de page à me faire faire ? Vous avez trop bonne opinion de moi. Passe encore pour le lièvre, mais il est un autre gibier que je vous laisserai poursuivre tout seul, je vous en préviens. Décidément de quoi s’agit-il ?

— Levez-vous, monsieur le chevalier, et venez me joindre à la Galopinière, dit Alfred : c’est là que vous saurez ce dont il s’agit. On nous y attend depuis une demi-heure.

Et Alfred de Beaurevoir, ayant excité la curiosité du chevalier sans lui en dire davantage, le précéda au lieu désigné.

M. de Faisanville s’habilla et descendit.

Le soleil n’avait pas démenti ses promesses de la veille : aucune de ces vapeurs trop fréquentes en Normandie n’interceptait ses premiers rayons ; les oiseaux chantaient joyeux sous les hêtres séculaires qui forment l’avenue de Rollonfort, avenue vraiment royale, et qui n’a pas sa pareille dans les diverses résidences de la couronne. Le vieux chevalier pardonna au jeune garde du corps son réveil si matinal, tant il se sentait réellement rajeuni par ce magnifique lever du soleil, tant il admirait, à cette heure des émotions poétiques, le spectacle qu’offraient à ses regards les allées et les contre-allées du château, les prairies si vertes de Bernay, les fabriques en briques construites sur la rivière, et plus bas la ville elle-même encore endormie au fond de la vallée[1]. Mais déjà il était à l’entrée de ce joli parc appelé la Galopinière, lorsque M. Alfred le rejoignit, et, lui montrant du doigt le garde appuyé contre un chêne, lui dit : — Il nous manque quelqu’un que je vais chercher, monsieur le chevalier. Vous pourrez m’attendre sans impatience, car je ne vous laisse pas seul… — et M. Alfred se mit à courir dans la direction de Bernay.

M. de Faisanville, en s’approchant du garde, s’aperçut que l’emplâtre de taffetas noir ne couvrait plus son œil gauche, et après l’avoir examiné de plus près :

— Oh ! oh ! s’écria-t-il, se servant de l’exclamation anglaise : voilà une métamorphose. C’est M. de Maza… Soyez le bienvenu, mon cher monsieur de Maza…

— Pourquoi n’ajoutez-vous plus ou Mazade, monsieur le chevalier ? dit le lieutenant de hussards après avoir rendu le salut à M. de Faisanville…

— J’espère, répondit celui-ci, que vous avez enfin repris votre nom d’avant la révolution, pour n’être pas confondu avec un homonyme qui peut être fusillé demain si on l’arrêtait aujourd’hui ?

— Je vois, monsieur de Faisanville, que si vous étiez membre d’une cour martiale, vous ne feriez pas grâce aux conspirateurs…

— Faire grâce à des hommes de cette trempe, à ces bonapartistes relaps, à ces jacobins incorrigibles qui nous renverraient sans pitié à Gand ou à Mittau, s’ils réussissaient dans leurs odieuses trames ! y pensez-vous, monsieur de Maza ? Leur feriez-vous donc grâce, vous ?

— Je vous avoue, monsieur le chevalier, que je serais assez porté à l’indulgence si j’étais appelé à les juger ; mais vous même, vous hésiteriez avant de condamnera mort pour un délit politique !

— Voilà bien les jeunes gens ! l’ivresse du libéralisme a germé dans tous les cœurs de cette génération. Quant à moi, je suis persuadé que c’est leur indulgence pour les libéraux qui perdra nos princes légitimes. Les journaux, monsieur de Maza, les journaux sont les grands corrupteurs de la jeunesse, et si l’on m’en croyait, on ferait bonne et prompte justice de tous nos prédicateurs d’anarchie.

— Ventre-saint gris ! monsieur le chevalier, à votre zèle pour la légitimité, je vois qu’il ne ferait pas bon pour mon homonyme, comme vous l’appelez, de vous demander une faveur…

— À moi une faveur ? je l’adresserais tout droit à la maréchaussée pour toute réponse.

— Monsieur le chevalier, vous vous faites plus méchant que vous n’êtes, car vous condamneriez l’accusé comme juge, c’est possible ; mais vous ne dénonceriez pas un fugitif, j’en suis bien sûr.

— Il ne faudrait pas qu’il s’y fiât.

— Au contraire, il aurait toute confiance en vous, et je suppose un moment que mon homonyme et moi ne soyons qu’un, qu’il n’y ait jamais eu de M. de Maza, mais un seul Mazade, conspirateur, proscrit et contumace, je vous dirais : Monsieur le chevalier, voilà huit jours que je reçois dans ce château une généreuse hospitalité, sous le déguisement d’un garde-chasse ; habitant la nuit la maisonnette qui servait autrefois de presbytère au chapelain, et depuis le matin jusqu’à la nuit parcourant les bois, prêt à introduire une balle dans le canon de mon fusil dès qu’une figure suspecte me fait craindre que quelque gendarme n’ait découvert ma piste. J’aurais pu déjà quitter la France, comme mon ami le capitaine Babandy ; mais j’avais à venger l’honneur de cet ami, qui m’est plus cher que le mien ; j’avais à punir le parent qui s’est fait un manteau de sa parenté pour suborner une femme imprudente. Cet homme était en prison, j’ai voulu attendre qu’il fût libre pour lui faire savoir que je le défiais et que je le proclamerais partout un lâche, s’il ne venait ici croiser son épée avec la mienne dans un duel à mort. Il est arrivé hier ; son second est allé le chercher à Bernay ; pourrez-vous, monsieur le chevalier, refuser de me servir de témoin dans un duel, sous prétexte que je suis malheureux et proscrit ?

— Serait-il vrai ? répondit le chevalier ; vous seriez… mais oui, je me rappelle maintenant combien nos dames châtelaines m’ont paru d’une indignation tiède à propos de cette dernière conspiration ; et moi qui hier soir encore parlais si lestement de leur nouveau garde-chasse. Ah ! monsieur Mazade, vous avez des opinions détestables ; mais vous méritez d’être royaliste, et je consens à tout avec l’espoir de vous ramener un jour à la bonne cause.

— Comptez sur ma reconnaissance à la prochaine révolution, reprit Mazade en souriant… Voici mon adversaire.

À l’approche de M. d’Armentières, le front de l’ex-lieutenant de hussards se rembrunit. M. d’Armentières affecta de prendre un air de froid dédain, et cependant il parla le premier.

— Me voici au rendez-vous, monsieur, dit-il ; cependant avant de croiser le fer avec vous, permettez-moi de vous faire observer que, quelle que soit l’issue de ce nouveau duel, vous aurez à vous reprocher d’avoir donné vous-même par votre provocation une couleur de vérité à une calomnie que je repousse avec toute l’énergie dont je suis capable. Je le jure à ces messieurs, je ne consens à me battre que parce que je suis outragé par vos soupçons perfides, et non, monsieur, parce que j’accepte le rôle que vous m’attribuez.

— Vous ne pouvez parler autrement, monsieur, répliqua Mazade ; mais malheureusement ni le monde ni moi ne pouvons ajouter foi à cette protestation. Je vous avais prévenu, monsieur, vous ne pouvez le nier. En garde, je vous prie.

— Monsieur, si vous n’êtes que blessé, et que votre blessure vous livre à la justice, j’aime à croire que mon nom ne paraîtra pas dans vos interrogatoires.

— Soyez tranquille, monsieur : j’ai prévu tout, et la justice, comme vous l’appelez, ne me verra pas à ses tribunaux. En parlant ainsi, Mazade fit un geste pour exprimer qu’il avait prévu jusqu’à la nécessité d’un suicide.

Puis prenant à part le chevalier de Faisanville, Mazade lui remit un paquet cacheté.

— Ces papiers, lui dit-il, contiennent mes dernières instructions ; vous me les rendrez, chevalier, si la fortune m’est favorable, sinon vous serez mon exécuteur testamentaire.

Le chevalier lui serra la main.

Le duel commença. M. d’Armentières avait une grande réputation de salle d’armes. Il se tint d’abord sur la défensive en homme qui voulait irriter son antagoniste et prétendait choisir ses coups. Mais à la première botte qui lui fut enfin portée, Mazade s’effaça heureusement, et le fer, frappant avec force contre un arbre auquel il était presque adossé, se brisa. Au même moment M. d’Armentières reçut une blessure grave qui le renversa sur le côté.

— Messieurs, le combat est fini ! s’écrièrent les deux témoins ; et Mazade s’éloigna pendant qu’on relevait son adversaire.




  1. Le château de Rollonfort est connu en Normandie sous le nom de château de Boufey, et appartient aujourd’hui à M. James Icard.