Monsieur de l’Étincelle, tome I/Préface

La bibliothèque libre.
Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. --23).



À MON FRÈRE


ALEXIS LE GO,


secrétaire de l’académie de france à rome.



Cet ouvrage a été fait en grande partie pour distraire, pendant une longue souffrance, une sœur bien aimée. C’est à ce titre que je vous le dédie, espérant bien que par votre crédit il ne sera pas mis à l’index dans cette ville de Rome où il me précédera de quelques mois.


Votre ami et votre frère,


AMÉDÉE PICHOT.



PRÉFACE.


« Comme il y a des personnes qui ne sauraient lire sans faire des applications des caractères vicieux et ridicules qu’ils rencontrent dans les ouvrages, je déclare à ces lecteurs malins qu’ils auraient tort d’appliquer les portraits qui sont dans le présent livre. J’en fais un aveu public, je ne me suis proposé que de représenter la vie telle qu’elle est ; à Dieu ne plaise que j’aie eu dessein de désigner quelqu’un en particulier ! Qu’aucun lecteur ne prenne donc pour lui ce qui peut convenir à d’autres aussi bien qu’à lui ; autrement, comme dit Phèdre, il se fera connaître mal à propos : Stulto nudabit animi conscientiam. »
(Préface de Gilblas.)


Il n’est plus guère permis d’imprimer un ouvrage sans préface. Je ne sais si mes confrères lisent les miennes, mais je lis religieusement les leurs, surtout si on m’a prévenu qu’elles seront assaisonnées de quelques personnalités un peu vives, à l’imitation de Beaumarchais dans ses mémoires judiciaires ; malheureusement c’est une imitation qui ne réussit pas à tout le monde ; n’est pas Beaumarchais qui veut, et en citant des fragments de correspondance, on s’expose à voir un jour ses propres lettres citées en plus grand nombre dans les préfaces d’autrui. Pour ce qui est de moi, quoique mes amis et même ceux qui ne le sont pas, veuillent bien convenir que je sais répliquer lorsqu’on m’attaque, et que je manie quelquefois assez facilement l’ironie, je n’en abuse pas volontiers. Je ne suis pas toujours d’humeur à faire de la polémique, je n’aime pas à prolonger une querelle où j’aurais trop beau jeu ; peut-être aussi ne suis-je pas fâché d’attendre qu’un adversaire à qui j’ai reconnu sa part de talent, à qui même j’ai pu jadis en prêter gratuitement, (l’ingrat !) soit devenu tout-à-fait l’homme de génie qu’il croit être, pour que je lui fasse le plaisir de me laisser battre sans trop de honte pour le vaincu.

Je lis encore ces préfaces-prospectus, où un auteur, tout étonné que le siècle ne lui ait pas déjà élevé de statue, et justement fier de sa haute mission, ne veut pas se contenter d’amuser son public, ce qui est déjà fort beau ; mais liant ensemble toutes ses œuvres comme une espèce de cycle épique, cherche à se persuader qu’une grande pensée de morale, de philosophie et de civilisation, préside à ses moindres nouvelles. Quant à moi, qui ai ma vanité comme tous les poètes, les historiens, les romanciers et les critiques, je ne doute pas qu’un jour les Saumaises de mes livres ne découvrent dans celui-ci quelque mythe sublime, ou pour le moins une spirituelle allégorie, dont ils soulèveront le voile mystérieux, afin de révéler à la postérité que j’ai voulu peindre, sous le nom de Théodose d’Armentières, la vaniteuse impuissance du siècle et la stérile coquetterie de tous nos grands hommes incomplets. Je remercie d’avance les amis futurs de ma gloire posthume ; mais je déclare à mes contemporains, avec qui je ne veux pas me brouiller, que j’ajoute une foi aveugle à toutes leurs bonnes fortunes amoureuses, littéraires et politiques. M. Théodose d’Armentières, qui n’est ni critique, ni conteur, ni ministre, ni député, ne figure qu’épisodiquement dans mon livre ; il n’en est pas plus le héros qu’il n’est le héros du siècle… jusqu’à présent toutefois, car il vit encore ; et l’on attendit que la Beatrix du Dante fût morte pour prouver que ce n’était qu’une poétique personnification de la théologie ou des mathématiques.

J’aime mieux au reste les préfaces franches où un écrivain se donne naïvement ou se fait donner par son éditeur, qui ne sait peut-être pas l’orthographe, un brevet d’immortalité, que ces préfaces honteuses où la vanité littéraire fait l’humble et la modeste, saluant par leurs noms les moindres pygmées de la critique et leur demandant l’aumône de quelques compliments. Si on ne pense pas un peu de bien de son livre, le publier est une impertinence. J’avoue, pour rentrer dans l’égotisme bien permis de ces sortes de préfaces, que, sans que j’aie aucune prétention au chef-d’œuvre, M. de l’Étincelle serait resté en portefeuille, si je n’avais eu quelque espoir d’amuser encore ceux qui ont goûté Passeroun et les autres romans d’une moindre étendue, réunis sous le titre collectif du Perroquet de Walter Scott. Je me suis imaginé qu’il y aurait quelque chance de succès pour une composition où l’auteur resterait naturel et vrai, là même où les incidents semblent s’écarter des événements ordinaires de notre prosaïque civilisation ; naturel et vrai par le style comme par les sentiments. Prenant au mot ceux qui disent que le public commence à se blaser sur l’extraordinaire, j’ai voulu que mon livre, appartenant plutôt à la comédie qu’au drame, fît contraste avec l’énergie exagérée des caractères exceptionnels et la poésie emphatique du style dit romantique. Quelques succès très légitimes ont peut-être un peu trop multiplié dans notre littérature les rivaux de Byron et de Maturin. C’est presque de l’à-propos que de prendre une direction contraire, en attendant que le vent souffle d’un autre côté pour mettre au jour les ouvrages d’un genre différent annoncés sous presse avant celui-ci. Mes épigraphes, enfin, disent assez quels sont mes auteurs favoris, quoique je sois loin de proscrire aucun modèle ; mes amis m’ont fait une petite réputation d’homme de goût, et je ne voudrais pas la démentir, quoiqu’il m’en coûte quelquefois de raturer certaines inspirations qui viennent assez naturellement à l’imagination méridionale d’un auteur, que les ultra-classiques peuvent accuser d’avoir introduit quelques uns des faux dieux du culte étranger dans la littérature nationale.

Hélas ! ce fut un péché de jeunesse, dont je demande bien pardon… non pas auxdits ultra-classiques, mais à ces écoliers plus forts que moi, qui m’en veulent tant d’avoir commis ce péché quinze ans avant eux.

De toutes les préfaces, la plus commode, mais la plus ennuyeuse, est celle qui se tient dans les généralités d’une grave dissertation, passant en revue les romans anciens et modernes, le roman historique et le roman bourgeois, le roman psycologique et le roman intime, nouvelles inventions de notre siècle. Il y a là-dessus des phrases toutes faites, pour qui veut les retourner à son usage, y compris le panégyrique obligé de Walter Scott qui a élevé le roman à la dignité de l’histoire. Je suis privé de puiser à ce fonds commun, par cela même que voilà quinze ans tout-à-l’heure que je contribue à le grossir, dans une série de prospectus et d’articles de Revue, d’avant-propos et de feuilletons où je commence à me répéter moi-même. Mon avis est d’ailleurs qu’il faut laisser ces thèses aux critiques ordinaires, qui trouvent plus agréable de disserter ex professo que d’analyser les livres soumis à leur examen ; car, pour analyser, il faut lire, et ces messieurs n’en ont pas toujours le temps quand bien même ils daigneraient le faire.

Pour ma part, je m’accuse d’avoir quelquefois eu recours à ce système ; ainsi j’absous consciencieusement ceux qui me rendront la pareille ; mais je le jure par les mânes de Cervantes et de Fielding, de Lesage et de Walter Scott, ce n’est jamais par dédain pour ce genre frivole et facile que j’ai jugé un roman sur son titre : quelque haute estime que j’aie pour mon mérite d’historien et de critique, je n’ai jamais méprisé les romanciers et les conteurs, surtout ceux qui amusent ; j’adore Peau d’Âne comme l’adorait La Fontaine, et je suis digne d’être admis à ce paradis où Crébillon fils faisait consister le bonheur des élus à lire une éternelle bibliothèque bleue. Je romprais donc volontiers une lance contre ces aristarques distingués, mais trop exclusifs, qui ont tant décrié le genre frivole et facile, s’il n’y avait eu à ce sujet un brillant tournoi où j’eus l’honneur de jouer le rôle de ces maréchaux du camp qui ouvraient la barrière aux champions. Quelques chevaliers, si je me le rappelle, trouvèrent alors fort inconvenant que je fisse mon métier avec une impartialité loyale. Mais ils ont reconnu depuis leur erreur, et j’espère que ceux-là même seraient les premiers à me défendre si les deux volumes que je fais paraître aujourd’hui me suscitaient quelques mauvaises querelles.

Comme cependant le plus sûr est de ne compter que sur soi, je dirai aux graves aristarques qui conservent le vieux préjugé contre le roman, que je n’ai nullement renoncé à publier au moins une histoire encore, ne serait-ce que celle de la république d’Arles, lorsque j’aurai consciencieusement étudié sur les lieux l’histoire des vieilles républiques d’Italie, ses alliées du moyen âge. Depuis long-temps je travaille à populariser cette ville d’Arles si importante autrefois, lorsqu’elle marchait dans sa force et dans sa liberté, si cruellement effacée aujourd’hui dans la grande unité française. Mes compatriotes ont bien voulu reconnaître que quelques uns de mes écrits avaient contribué à réveiller l’antique souvenir de notre Homme de Bronze : je continue ; peu importe le moyen, si j’atteins le but. Voilà qui explique le second titre de cet ouvrage : Arles et Paris. Si ce titre n’est que le second, c’est que, placé en première ligne, il promettrait plus qu’il ne tient ; or, il ne s’agissait nullement d’offrir ici un tableau complet d’Arles, opposé à un tableau complet de Paris. Si, d’un autre côté, le premier titre n’a un sens qu’à la fin du second volume, c’est peut-être encore par une combinaison artificieuse de l’auteur arlésien, de peur qu’un titre plus caractéristique ne rendît l’autre inutile.

Au reste, c’est là ce qui inquiétera fort peu le lecteur si le roman l’amuse, et le critique s’il veut bien y trouver quelque mérite littéraire.

Quand je dis roman, en parlant de cette histoire, je m’attribue peut-être plus d’invention que je ne devrais ; car je ne raconte rien qui ne soit arrivé ; la plupart de mes personnages vivent encore, et je n’ai pas même toujours pris la peine de déguiser leurs noms : autre calcul peut-être pour rester forcément dans le vrai au risque de blesser quelques personnes par mes indiscrétions ; mais le moyen qu’un auteur puisse être discret ! J’en connais un qui a déjà mis en scène son propre père avec toute sa famille. J’en avertis mes amis charitablement : que ceux d’entre eux qui ont eu dans leur vie privée ou publique quelque aventure un peu dramatique, et qui ne veulent pas que j’en fasse une nouvelle pour une Revue ou un roman en deux volumes, se gardent bien de m’en faire le confident ; toutefois je demande poliment l’autorisation préalable, pour peu que je sois sûr de l’obtenir. C’est ce que j’ai fait à l’égard de M. de l’Étincelle et de ses deux familles : celle d’Europe et celle d’Amérique. Si j’en ai agi un peu plus cavalièrement avec les autres personnages de cette histoire, c’est qu’ils n’y jouent qu’un rôle secondaire. Il en est un auquel je m’étais adressé et qui exigeait en retour de son consentement que j’en fisse mon héros. Je lui demande pardon de ne pas l’avoir fait, malgré la bonne envie que j’en avais assurément ; mais il m’excusera lorsqu’il saura que j’ai été forcé de modifier le plan de mon livre, sur l’invitation amicale de mes éditeurs, pour ne pas dépasser le nombre de volumes fixé par l’usage. Dans mon plan primitif, la seconde partie de M. de l’Étincelle contenait un tableau complet de la vie littéraire de Paris ; Paul Ventairon était introduit par son ami Farine de Joyeuse-Garde chez les nombreuses notabilités de notre littérature : il devenait lui-même le secrétaire du directeur d’une Revue, et il voyait défiler les divers rédacteurs du recueil leur article à la main. Toute cette partie épisodique a été retranchée pour entrer dans un autre ouvrage, où MM. Farine et Allinall seront dédommagés de tenir si peu de place dans celui-ci.

Il me reste à répondre à ceux qui persisteraient à confondre la famille Babandy avec une famille de même nom, mais d’origine italienne, que je croyais éteinte à Arles comme la première, lorsque je publiai dans la Revue de Paris, en 1833, un fragment de la vie de Babandy Ier. Ce fragment fit du bruit à Landernau. Les réclamations qui me furent adressées n’ont pas peu contribué à me faire substituer le titre actuel : M. de l’Étincelle à celui de Capitaine Babandy. Il est impossible cependant qu’on trouve rien de commun dans la pensée de l’auteur entre les Babandy, anciens bourgeois d’Arles se croyant originaires des Maures, et les Babandi ou même Babandy, s’ils préfèrent l’orthographe de leurs homonymes, originaires d’Italie. Dans le voyage que je suis sur le point d’entreprendre du pied des Pyrénées au-delà des Alpes, si je rencontre, chemin faisant, quelque anecdote généalogique de la famille italo-arlésienne qui puisse me procurer l’occasion d’établir plus clairement encore cette distinction, je ne la négligerai pas.

Maintenant je n’ai plus de compte à régler qu’avec les critiques : In manus corum commendo spiritum meum. Je ne saurais dire comme Goldsmith en tête de son délicieux Vicaire de Wakefield : « Il y a cent défauts dans cet ouvrage, et je pourrais prouver que ce sont cent beautés ; » mais j’espère que ce qu’il y a de bien dans mes deux volumes obtiendra grâce pour ce qui pourrait être meilleur. Mon plus mortel ennemi aurait fait un bon livre, que je ne me priverais pas du plaisir de le lire et de déclarer que je le trouve bon. S’il existe encore parmi nous de ces critiques qui n’ont de bonheur qu’à trouver tout mauvais, il faut plaindre ces anthropophages littéraires ; ils obéissent à leur nature : blâmer sans restriction est pour eux une affaire de tempérament. Le père Lobo, missionnaire portugais, nous dit qu’il y a en Abyssinie beaucoup d’abeilles sauvages qui cachent leur miel dans le creux des arbres. Le voyageur qui les voit passer autour de lui en bourdonnant, pendant une marche fatigante et sous le poids de la chaleur du jour, regrette de ne pouvoir découvrir la ruche où il irait volontiers dérober un rayon, lorsque tout-à-coup un oiseau se présente, lui bat des ailes et semble l’inviter avec intelligence à le suivre d’arbre en arbre jusqu’à celui où l’abeille a déposé son trésor. Là il s’arrête et chante mélodieusement, heureux si le voyageur rassasié laisse une part à son guide. Cet oiseau est le Moroc ou Cuculus indicator de Linnée. — Bruce, venu deux siècles après le père Lobo, a bien rencontré en Abyssinie cet oiseau merveilleux ; mais il prétend que le Moroc, loin de vous indiquer où vous trouverez le miel, préfère chasser aux abeilles et les détruire…… Il y a en littérature le bon et le mauvais génie de la critique : le bon, c’est le Moroc du père Lobo, c’est celui qui, sympathisant avec vous, aime à vous indiquer le nouveau roman ou le nouveau poëme qui charmera vos heures de loisir ; le mauvais, c’est le Moroc de Bruce : mais au lieu de le définir et de traduire son nom latin de Cuculus en langue vulgaire, je me contente de mettre cet ouvrage sous le patronage de l’autre.