Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap VII

La bibliothèque libre.
Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 117-127).


CHAPITRE VII.


L’entrevue en pension.




« Yes, faith it is my cousin’s duty to make courtesy and say : father as it please you ; » — but yet, for all that, cousin, let him be a handsome fellow, or else make another courtesy, and say : father as it please me[1].
Shakspeare. Much ado about nothing.


« Le cœur des femmes ressemble aux maisons espagnoles, qui ont plus de portes que de fenêtres. Il est plus facile d’y entrer que d’y lire. » C’est un Allemand, Jean-Paul, qui a fait cette bizarre comparaison. Si le neveu de madame Babandy l’eût connue, il aurait subtilement pensé que peut-être sa tante ne lisait pas très clairement dans son propre cœur, mais il s’abandonna naïvement au bonheur de pouvoir la croire telle qu’elle s’était révélée à lui, et il écrivit à sa mère, avant le déjeuner, combien Odille était calomniée par ceux qui traitent de coquettes toutes les veuves jeunes, jolies et aimables, lorsqu’elles sont assez déhontées pour préférer les distractions innocentes des soirées, du spectacle et de la danse, aux bûchers des fanatiques veuves de Malabar ! En la revoyant dans son élégant déshabillé du matin, un peu fatiguée de sa réception de la veille, et surtout des larmes qui avaient légèrement rougi ses yeux, mais toujours belle, toujours avec le même sourire de la grâce et de la bonté, Paul put encore se dire qu’il était temps pour lui de voir la fille, de peur de devenir sérieusement amoureux de la mère. Il voulut montrer à madame Babandy la lettre qu’il avait recommencée en se levant. — Non, non, lui dit-elle, mon ami, vous y avez sans doute conservé certains éloges que je dois oublier, car avec vous, il faut que je m’habitue à n’être qu’une maman ; déjeunons d’abord, et puis j’irai vous faire faire connaissance avec Isabelle.

La tante et le neveu déjeunèrent et partirent pour la pension.

Il n’y a rien de moins romanesque pour un jeune homme de vingt-quatre ans qu’une première entrevue avec celle qu’il doit appeler un jour sa femme, quand à cette entrevue il est régulièrement conduit par la mère de la future elle-même, et que la scène se passe dans le salon d’un pensionnat, dont de temps en temps une petite fille curieuse entr’ouvre la porte, tandis que d’une pièce voisine sort le charivari des notes criardes d’un piano sur lequel une musicienne novice répète sa gamme.

Paul, qui dérobait quelques heures à Cujas et à Barthole, pour lire un roman ou même faire des vers, avait sans doute rêvé un théâtre plus poétique pour sa déclaration d’amour ; il lui eût fallu une rencontre plus fortuite, un peu plus de mystère, un bosquet, un ruisseau au champêtre murmure, un rossignol chantant, et voilà peut-être pourquoi il resta muet à la vue de la jeune personne qui vint embrasser madame Babandy, et à qui celle-ci dit : « Isabelle, tu peux aussi te laisser embrasser par ton cousin car c’est Paul que tu vois ; il est arrivé d’hier. » Non seulement il resta muet, mais encore, au lieu de profiter de la permission, il regardait immobile, et semblait attendre que sa cousine fit toutes les avances de ce premier baiser.

Cependant, il y avait un autre motif à son embarras. Le fait est que le pauvre Paul, à qui on avait annoncé une pensionnaire aux traits encore enfantins, et qui s’était imaginé avoir devant lui ses trois ans de stage pour la voir grandir et pour l’aimer, dut être tout surpris de l’apparition d’une grande et belle personne, plus grande que sa mère, avec presque tous ses traits, mais d’une beauté plus calme, plus sérieuse, et dont le sourire même annonçait la dignité native, peut-être aussi un peu de fierté.

Une mère véritablement coquette aurait pu être jalouse d’une fille aussi belle ; madame Babandy, qui heureusement valait mieux que sa réputation, fut toute glorieuse et triomphante de l’effet que produisait Isabelle sur le pauvre Paul.

— Eh bien ! mon ami, lui dit-elle, faut-il que ce soit votre cousine qui vous embrasse la première ?

Réveillé de son extase, Paul osa alors s’avancer vers Isabelle, lui serrer la main, et plus hardi, effleurer son visage de ses lèvres. Mais si ce fut pour lui le premier baiser de l’amour, ce ne fut pour Isabelle que le premier baiser d’un cousin. La belle pensionnaire n’avait jamais lu de roman, elle n’était pas préoccupée, comme tant de jeunes personnes à dix-sept ans, d’une idée unique, celle de sortir du pensionnat pour se marier, ou de se marier pour sortir du pensionnat. Elle avait bien ouï parler de son cousin Paul comme d’un mari probable, mais il y avait en elle cet instinct d’indépendance ou de chaste orgueil, qui, s’il condamne parfois les héritières à mourir vieilles filles, les préserve aussi plus souvent des malheurs d’un aveugle caprice. Elle s’était bien promis de juger avant d’aimer. Enfin, nous apprendrons plus tard qu’une émotion toute récente absorbait ce jour-là le cœur d’Isabelle, et le rendait moins accessible à celle qu’aurait pu, en telle autre circonstance donnée, lui causer la vue de son cousin. Au reste, elle ne s’arma pas d’une froide réserve ; elle fut digne, mais affable, autant que ces deux adjectifs peuvent s’appliquer à une jeune personne de dix-sept ans, dont la raison précoce n’avait aucun des ridicules de la pruderie ou du pédantisme. La glace une fois rompue, elle charma Paul par sa conversation, reçut ses compliments avec grâce, et ils se quittèrent fort bons amis.

— Allons, Paul, dit madame Babandy à son neveu, qui était tombé dans la rêverie en remontant en voiture, convenez que votre tante a un peu perdu à vos yeux !

— Ah ! répondit Paul naïvement, que ma cousine est belle ! mais……

— Mais quoi ? mon cher Paul ? que signifie ce mais ? la trouvez-vous trop timide maintenant, vous qui aviez peur qu’elle ne ressemblât trop à sa mère étourdie ?

— Ah ! pardon, ma chère tante, je ne ferai plus de comparaison ; tout ce que je voulais dire, c’est que je crains bien qu’il ne me soit difficile de plaire à ma belle cousine.

— Vraiment, vous êtes timide pour un avocat ! Vous me rappelez la phrase du Chérubin de Figaro, sur sa marraine : — « Qu’elle est belle, mais qu’elle est imposante ! » Rassurez-vous, mon ami, Isabelle n’aime pas les fats, vous êtes modeste, voilà déjà un titre à ses yeux. Plaisanterie à part, à votre place j’aurais plus de confiance.

— J’espère beaucoup en vous, ma chère tante.

— En effet, je suis de votre parti, Paul, mais cela ne suffit pas, et je vous avouerai même que je serais plus réservée à votre égard, si je ne savais que ce n’est pas moi qui puis décider ma fille. Nous serons du moins deux contre deux, si vous ne parvenez pas à gagner madame Duravel, la maîtresse de pension qu’Isabelle consultera, et qui a plus de crédit sur Isabelle que sa mère. Entre madame Duravel et moi, il y a une petite lutte d’opposition qui date de loin, et jusqu’ici c’est toujours elle qui l’a emporté ; c’est elle du moins qui a formé le caractère d’Isabelle, et qui, en lui prêchant l’affection filiale comme un devoir, a toujours su faire très large la part de la dette que contracte une élève reconnaissante envers sa maîtresse de pension, — « cette seconde mère, plus utile que la première, cette nourrice de l’intelligence, dont les soins ne sont pas moins précieux à la jeunesse que le lait à l’enfance, » — et autres phrases de la réthorique de ces dames. Comme au fond madame Duravel aime réellement Isabelle, et que je ne pouvais la lui enlever, il a bien fallu me contenter de mon rôle de maman honoraire et m’humilier devant la sagesse supérieure de la maman intellectuelle, comptant bien que mon gendre, qui ne sera pas un grave professeur, me pardonnera de n’être pas aussi gravement respectable que madame l’institutrice…… Maintenant, mon cher Paul, vous concevez que si madame Duravel n’était pas contente de vous et des informations qu’elle fera prendre sur votre compte, elle pourrait bien mettre son veto sur nos projets. Attendez-vous à un interrogatoire sévère sur vos principes de morale et de religion. Sa tendresse pour Isabelle est si inquiète et si jalouse, qu’elle est bien résolue à ne s’en séparer que lorsqu’elle aura trouvé la perle des maris.

— Voilà qui me fait trembler, ma chère tante ; mais il me semble que nous n’avons pas vu aujourd’hui cette scrupuleuse institutrice ?

— Non ; celle qui nous a introduits n’est que la sous-directrice. Madame Duravel était sortie, ce dont elle sera dépitée quand elle va savoir quelle visite Isabelle a reçue.

— Mais Isabelle ne sort-elle jamais ?

— Très rarement. On a toujours d’excellents prétextes pour me la refuser, et ce qu’il y a de plus cruel pour moi, c’est qu’Isabelle elle-même, depuis une année à peu près, entre si bien dans toutes les idées de madame Duravel, qu’elle préfère la pension à la maison maternelle. Elle m’aime beaucoup, me dit-elle ; je le crois, car de fausses caresses ne tromperaient pas une mère, mais elle n’aime pas le monde, ce qui est une petite épigramme contre moi, qui l’aime trop, selon madame Duravel. Cela veut dire encore que les personnes que je vois ne sont pas dignes d’être fréquentées par une élève de cette scrupuleuse dame, vous avez trouvé l’expression, mon ami ; et, par exemple, comme pour me faire sentir que son autorité sur ma fille lui a été déléguée par son père et non par moi, elle a eu bien soin de lui inspirer ses préventions contre M. d’Armentières. Isabelle le traite comme un étranger, et quand il s’avise d’aller la voir, on ne le reçoit pas toujours, ou c’est en présence de madame Duravel qu’il est admis auprès de sa cousine. Ah ! mon ami, combien doivent souffrir les femmes coupables ! que de petites humiliations je suis contrainte de subir, qui me briseraient le cœur si ma conscience ne me donnait pas la force de les mépriser sans me plaindre !

Au lieu de rentrer immédiatement, madame Babandy voulut elle-même montrer à son neveu quelques unes des merveilles de Paris, et tout en visitant les Tuileries, le Louvre, le Palais-Royal, elle continua à s’entretenir avec lui, tantôt de sa fille, tantôt de sa sœur.

Combien il était doux à Paul d’écouter sa tante, quand naturellement, et sans chercher une adroite justification, elle lui démontrait, par la naïve expression de ses sentiments les plus intimes, qu’elle était loin de mériter les insinuations perfides du monde, sur le passé de sa vie et sur sa vie actuelle ! Qu’elle lui paraissait aimable jusque dans ses faiblesses de jolie femme ! qu’il plaignait son oncle d’être mort avec l’idée qu’il était lâchement trahi ! qu’il regrettait ces temps chevaleresques où une femme calomniée trouvait tôt ou tard un champion qui n’invoquait jamais en vain pour elle le jugement de Dieu ! C’est qu’Odille n’était plus seulement pour lui la sœur de sa mère, mais encore la mère de celle qu’il aimait.




  1. Oui, certes, c’est le devoir de ma cousine de faire la révérence et de dire : « Mon père, comme il vous plaira. » Mais cependant, malgré tout cela, ma cousine, que le futur soit un joli garçon, ou bien faites une autre révérence, et dites : « Mon père, comme il me plaira. »
    S. Beaucoup de bruit pour rien.