Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap XIV

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Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 209-224).


CHAPITRE XIV.


Détails d’un ménage comme on en trouve quelques uns à Paris. — Fêtes de l’hiver et bal masqué de l’Opéra, où notre jeune avocat se conduit en noble paladin, et le noble Bohëmond en bavard déloyal.




Je ne puis souffrir que vous osiez noircir sa réputation. Je suis aussi trop discret pour vous dire le reste. En achevant ces mots, il rompit en visière à toute la compagnie et se retira, d’un air qui me fit juger que cette affaire pourrait bien avoir de mauvaises suites. Mon maître, qui était assez brave pour un seigneur de son caractère, méprisa ces menaces. « Le fat! s’écria-t-il en faisant un éclat de rire : les chevaliers errants soutenaient la beauté de leurs maîtresses; il veut, lui, soutenir la sagesse de la sienne ; cela me paraît encore plus extravagant. »

Gil Blas.


Malgré la protection de don Antonio de Scintilla, Paul fut forcé de s’avouer que madame Duravel ne lui faisait plus si bon visage depuis qu’il était atteint et convaincu d’être le confident d’une déesse de l’Opéra. Isabelle, cette belle mais sage pensionnaire, semblait aussi avoir appris que son cousin n’était plus ce merveilleux sir Charles Grandisson que la vertueuse institutrice croyait seul digne de son élève chérie. Don Antonio, toujours tolérant envers son jeune ami, ne lui épargnait pas toutefois ses conseils. On concevra facilement que Paul finit par trouver qu’il était un peu ennuyeux d’aller recevoir des leçons plus ou moins directes dans un pensionnat de demoiselles. Il ne cessa pas d’adorer Isabelle, mais comme les dévots d’Isis adoraient leur déesse, en franchissant rarement la porte du sanctuaire ; son imagination la plaça sur un piédestal exhaussé, la couvrit d’un voile de respect, et, se bornant aux pratiques obligatoires du culte, il attendit assez patiemment que sa chaste divinité daignât s’humaniser un peu avec son adorateur.

Madame Babandy, persuadée des excellentes intentions de son neveu, par caractère comme par position, ne pouvait que l’excuser de ce qui aurait paru une coupable indifférence à une mère chargée plus immédiatement du bonheur de sa fille. Bien mieux, Odille, qui depuis dix ans passait sa vie à chercher des distractions devenues pour elle une habitude, n’était pas fâchée d’avoir dans son neveu un cavalier qui l’accompagnait partout où elle espérait trouver à s’étourdir au milieu d’un monde frivole. M. d’Armentières n’avait perdu aucun de ses droits ; mais avec son neveu, madame Babandy ne dépendait plus exclusivement du bras de son unique cavalier, et pouvait se laisser bouder sans craindre d’être seule ou de subir un protecteur étranger que la société, toujours portée aux pensées mauvaises, n’eût pas manqué de métamorphoser en nouvel amant de la jeune veuve ; or, plus elle avait été imprudente avec son obligeant cousin, plus jusque là elle avait mis de réserve dans ses autres liaisons.

La politique de madame Babandy envers M. d’Armentières allait un peu plus loin que ce calcul du moment. Malgré les petits nuages qui passaient de temps à autre sur leur amitié, elle lui était attachée plus qu’à personne au monde, s’habituant à le considérer comme le second mari que la médisance lui avait imposé, plutôt qu’elle ne l’avait choisi ; mais il était accepté par elle comme pouvant lui rendre l’honneur et le rang d’une femme mariée le jour où les preuves authentiques de la mort de Maurice lui permettraient de changer de nom.

C’était donc autant pour lui que pour elle-même qu’elle était fîère de n’avoir aucune tache dans sa vie, car M. d’Armentières était le seul homme qui pût savoir combien on l’avait faussement calomniée. Il était assez singulier peut-être que de cette espèce de dépendance si long-temps exclusive ne fût pas né un sentiment plus tendre, et que la cousine et le cousin, d’un commun accord, vécussent avant le mariage comme beaucoup d’époux vivent après, le mari jouissant de toute sa liberté, la femme seule fidèle à l’article du Décalogue qui la concerne ; mais il en était ainsi. À ceux qui pourraient prétendre qu’avec toute sa sagesse madame Babandy devait trouver bien froide l’amitié d’un homme qui tous les six mois renonçait à se marier, depuis douze ans, afin de rester en quelque sorte toujours disponible pour elle, nous ferons observer que la veuve calomniée devait lui savoir quelque gré de vouloir bien lui laisser l’estime d’elle-même, puisque le monde était décidé à lui refuser la sienne. Quant aux suppositions du genre de celles de M. Bohëmond de Tancarville, nous ne saurions nous y arrêter ; M. Bohëmond, comme tous les fanfarons de vices, étant une de ces mauvaises langues qui ne sauraient faire autorité dans aucun cas.

De son côté, M. d’Armentières ne pouvait voir, sans un peu de jalousie, que Paul eût conquis en quelques jours presque autant d’influence que lui, après des années d’un loyal sigisbéisme ; car ce mot, emprunté aux mœurs italiennes, nous semble assez bien rendre son service désintéressé auprès de la veuve de son cousin. Il n’avait garde de le témoigner trop clairement, mais il était facile de s’en apercevoir à son humeur, et plus d’une fois madame Babandy eut à discuter des exigences qui lui auraient paru tout au plus raisonnables s’il avait joui légalement des droits de mari. Par exemple, un jour, M. d’Armentières se permit de ne pas approuver l’intention déclarée par madame Babandy de faire de Paul son gendre. Il avait des objections contre ce mariage : quelles étaient donc ces objections ? il ne le disait pas, mais il promettait de s’expliquer plus tard, et en attendant il trouvait imprudent d’autoriser de trop fréquentes entrevues au pensionnat. Il blâmait à cette occasion la faiblesse de madame Babandy, qui avait si facilement abandonné sa fille à la direction de madame Duravel, et se plaignait à elle de n’être jamais reçue qu’avec une injurieuse défiance par cette institutrice. Sur ce dernier chapitre, madame Babandy répondait que M. d’Armentières savait mieux que personne les embarras de sa position ; mais quant à ce qui regardait le mariage d’Isabelle et de Paul, elle éludait toute espèce de réponse, ne voulant pas blesser M. d’Armentières, et ayant de tout temps fait la réserve mentale qu’alors même qu’elle deviendrait madame d’Armentières, elle ne condamnerait pas sa fille à dépendre de son beau-père. À ses yeux, cette tutelle ne devait jamais être imposée malgré eux aux enfants d’un premier lit. Que ce soit la faute des enfants ou celle du beau-père, il est bien rare, disait-elle, que l’autorité de la famille ne finisse point par paraître une usurpation d’abord, pour devenir peu à peu une tyrannie.

Du reste, ces variations dans l’humeur de M. d’Armentières et ses demi-explications n’inquiétaient pas madame Babandy, qui n’y voyait que les préambules d’une proposition nouvelle de mariage ; car depuis quelque temps M. Théodose lançait volontiers dans la conversation les phrases bien connues des jeunes gens qui approchent de la quarantaine : Il faut cependant faire une fin ; — ou — on ne peut pas toujours vivre seul. En un mot, les bouderies de M. d’Armentières, ses plaintes, sa jalousie de Paul, ses taquineries, son opposition, etc., étaient prises en très bonne part, et madame Babandy interprétait tout cela comme l’expression d’une patience poussée à bout par dix ans d’attente et de délais. Or, cette fois, Odille pensait aussi que dix ans de constance méritaient une autre réponse que celle qu’elle avait faite dans le temps à son cousin ; elle aussi, était décidée d’en finir, et puisque M. Mazade lui-même était convaincu de la mort de son mari, elle avait consulté un homme de loi qui s’était chargé de faire toutes les enquêtes nécessaires pour constater cette mort. Renonçant à sa première idée, qui avait été d’avoir une entrevue avec M. Mazade, madame Babandy avait prié l’homme de loi de le voir. C’était donc aussi pour elle user des derniers jours de son indépendance que de substituer quelquefois le bras de son neveu à celui du cousin qui pouvait, avant l’expiration d’une année, devenir son légitime seigneur et maître.

Quant à Paul, il jouissait de sa faveur sans s’inquiéter des petits calculs auxquels il en devait une partie : sa tâche de cavalier servant lui paraissait d’autant plus facile, que son accès de misanthropie n’avait pas duré plus d’un jour, et qu’il avait bientôt partagé les goûts de sa tante pour la danse, la musique et le spectacle. L’hiver de cette année fut brillant à Paris. Ce n’était pas seulement à la cour et chez les ministres, chez les courtisans et chez les banquiers, mais encore chez les artistes et les hommes de lettres, qu’il y avait chaque semaine une fête nouvelle. À voir cette succession de galas, de banquets, de concerts et de bals, les esprits chagrins étaient réduits à dire que Ninive dansait sur le bord de sa tombe entr’ouverte ; mais Ninive écoutait à peine ces sinistres prophéties, Ninive souriait au nom de Jonas depuis qu’on le lui avait montré sur ses théâtres avalé par une baleine de carton et de toile peinte. Vainement l’émeute avait poussé ses premiers hurlements et jeté ses premières pierres, vainement l’approche du fléau asiatique avait été proclamée dans une feuille officielle ; Ninive voulut épuiser jusqu’à la lie la coupe de sa folle ivresse, et courir avec la même insouciance au moins jusqu’à son quarantième jour. Entre autres fêtes de cet hiver, Paul accompagna sa tante à ce bal du premier ministre qui effaça les bals les plus vantés des premiers jours du Consulat, alors qu’oubliant la tourmente révolutionnaire, la société de Paris saluait avec une sorte de frénésie le retour de l’antique gaieté française. Il vit les soirées de madame la comtesse d’Ap**, celles de M. Pa**, les bals déguisés de M. A. D***, etc., etc. ; bref il fut partout. Mais son carnaval n’eût pas été complet s’il n’avait connu aussi la monotone procession des bals masqués de l’Opéra. Il prit donc deux billets pour le quatrième samedi et y alla avec madame Babandy, qui s’était fait faire un domino blanc des plus coquets. Après un ou deux tours dans la salle et le foyer, la tante et le neveu s’assirent dans une loge où M. d’Armentières vint les rejoindre. La chaleur était étouffante ; madame Babandy fut forcée de détacher son masque et le tint à la main. En ce moment Paul vit sortir de la loge vis-à-vis, un domino noir et M. Bohëmond de Tancarville, qu’il avait déjà coudoyés sous le passage de la première galerie ; il lui sembla que le domino noir lui faisait un signe avec son éventail. Il demanda la permission à madame Babandy de la quitter et alla se promener dans le corridor. Il y fut bientôt rejoint par le domino noir qui abandonna en le voyant le bras de son cavalier et prit le sien, en lui disant à l’oreille :

— Je te cherche depuis trois samedis, et je parlais de toi tout à l’heure.

— Tu me connais donc, beau masque ?

— Un peu, et je désire te connaître davantage ; mais éloignons-nous et perdons de vue ce méchant bossu.

— Que t’a-t-il donc fait ?

— Il n’a jamais voulu me donner ton adresse.

— C’est à moi de lui en vouloir.

— Peut-être, car je prétends te rendre infidèle.

— Si tu veux me parler de ta voix naturelle et ôter ton masque, je crains bien en effet pour mon cœur.

— Tu me crois donc jolie ?

— Oui, à en juger par ces pieds mignons et ces doigts effilés. (Le domino venait d’ôter un de ses gants.)

— Pour être franche avec toi, la dame dont je suis jalouse a un visage plus régulier que le mien, mais je suis plus jeune, c’est un avantage ; ensuite je n’aimerai que toi, et vous êtes deux pour l’autre.

— De qui veux-tu parler ?

— De qui ? de la dame que tu partages avec M. d’Armentières.

— Adieu, je vois que tu ne me connais pas, ni elle non plus.

Et Paul laissait là le domino noir. Le domino s’attacha à son bras en continuant :

— Si on m’a trompée, tu ne dois en vouloir qu’à celui qui m’a répété encore tout à l’heure ce que je viens de te dire.

— Ah ! c’est M. de Tancarville qui t’a dit cela, fort bien ; c’est à lui que j’en demanderai l’explication.

— Si tu veux le punir, contente-toi de m’enlever à lui. Voilà trois samedis qu’il doit toujours m’apporter ton adresse ou t’emmener ici, et qu’il y vient seul en se disant fort amoureux de moi.

— T’a-t-il vue et sait-il qui tu es ?

— Pas plus que toi.

— Ce n’est pas assez pour que je sois sûr d’avoir la préférence. Je veux pouvoir lui dire que je t’ai vue et que je sais qui tu es.

— Volontiers, mais à la fin du bal… qui finira pour nous quand tu voudras.

— Je ne suis pas tout-à-fait libre de sortir encore, dit Paul qui éprouvait quelque curiosité après tant d’avances.

— Eh bien, donne-moi ton adresse, je t’enverrai la mienne demain… Ah ! voilà justement le maudit bossu qui nous a retrouvés ; évitons-le.

— Au contraire, s’il a des droits sur toi, il est juste qu’il les fasse valoir. Puisque nous ne t’avons vue ni l’un ni l’autre jusqu’ici, les chances sont égales entre nous.

Cependant Paul se laissait emmener dans une autre direction par le domino noir, mais trop lentement pour être perdu de vue si quelqu’un désirait les suivre ; enfin, dans un coin du corridor où la circulation était plus facile, il s’arrêta et tourna la tête s’attendant à trouver Bohëmond de Tancarville sur ses talons. En effet Bohëmond était là !

— Beau masque, dit celui-ci, je suis toujours à tes ordres.

— Je ne suis plus seule, répondit le domino, et je te remercie.

— As-tu donc déjà gagné le pari que nous avons fait ensemble ?

— Si je ne l’ai pas gagné je le gagnerai ; ainsi laisse-nous.

— Quel pari ? demanda Paul en fronçant le sourcil.

— Celui de vous rendre infidèle à la dame que vous accompagnez ce soir.

— Savez-vous qui est cette dame, monsieur, vous qui vous permettez d’en parler si légèrement ?

— Eh parbleu ! c’est madame Babandy.

— Et savez-vous aussi que je suis son neveu ?

— Son neveu ! voilà qui est plaisant ; mais en effet la place du cousin était déjà remplie…… Entre vous les choses se passent donc en famille ?

— Monsieur Bohëmond de Tancarville, vous êtes un impertinent, et je vous apprendrai à vous exprimer avec plus de réserve.

— Monsieur, vous me rendrez raison de ce propos.

— Je crois être l’offensé, monsieur, mais c’est ce que nos témoins décideront si vous voulez bien le permettre ; et comme il paraît que vous ignorez mon adresse, la voici……

La foule grossissait autour des acteurs de cette querelle, et ils se séparèrent, Paul emmenant le domino noir qui tremblait d’émotion.

— Êtes-vous réellement seule ici ? lui demanda notre jeune avocat.

— Seule, et je n’y étais venue que pour vous… malheureuse que je suis d’avoir ainsi provoqué une pareille scène ! quels remords pour moi si vous ne me promettez pas qu’elle n’aura pas de suites sérieuses !

— Ne vous reprochez rien, madame, et croyez que vous êtes très innocente de ce qui vient de se passer. Je sais que M. de Tancarville ne cherchait qu’une occasion de se venger d’un véritable complot qu’il m’accuse d’avoir tramé contre lui d’accord avec un lord anglais. Tout s’expliquera, rassurez-vous ; et surtout excusez-moi si je suis forcé d’aller rejoindre la parente avec qui je suis venu cette nuit au bal.

— Adieu donc ! dit le domino noir ; j’aperçois justement une amie qui me reconduira dans sa voiture, et que je reconnais au ruban orange qu’elle a attaché à son costume en signe de ralliement. Adieu, vous recevrez de mes nouvelles.

Paul rentra dans la loge de sa tante, où il éluda de son mieux les questions qui lui furent adressées sur le domino noir qu’Odille avait vu à son bras.