Monsieur des Lourdines/Chapitre IV

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Bernard Grasset (p. 65-80).
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Parmi les quelques figures que gardait fidèlement sa mémoire vivait toujours celle de M. Crouillebois, ce grand bonhomme qui, deux fois par semaine, venait l’attendre à la sortie du réfectoire, dans la cour des récréations. Nettement, toujours, il le revoyait, lui et sa vieille redingote feuille-morte, qu’aux basques, régulièrement, dépassait le coin jaune d’un mouchoir de Cholet. On s’installait dans une classe, toujours la même, une salle d’étude blanche, noire, crayeuse, « la moins malsonnante de toutes », disait en riant le vieux professeur de musique.

« Allons, monsieur des Lourdines, accordons nos violons… Vos honorés parents se portent-ils bien ?… Ah ! ah !… ils ne vous ont point fait savoir de leurs nouvelles ! Nous allons donc reprendre le dernier exercice, monsieur des Lourdines. »

Ses parents, en effet, sa mère plutôt, avaient eu la fantaisie d’écrire au principal qu’il eût à faire prendre au jeune Timothée les leçons d’un maître de violon. Comme, par la suite, n’était jamais venu l’ordre de les interrompre, il en résulta que le jeune des Lourdines demeura de nombreuses années l’élève de M. Crouillebois.

C’était là, d’ailleurs, tout ce qu’il avait retenu du collège, le violon, et aussi un passage des Géorgiques sur la culture des abeilles, passage que, d’un trait, il récitait à Célestin, quand il lui voulait prouver qu’il savait le latin :


Absint et pieti squalentia terga lacerti
Pinguibus a stabulis, meropesque, alioeque volucres,
Et manibus Procne pectus signata cruentis.


Et il traduisait avec obligeance :

« Loin des ruches onctueuses, le lézard au dos rugueux et tacheté, et les mésanges, et entre autres oiseaux, Procné qui porte sur sa poitrine l’empreinte de ses mains sanglantes. »

Et puis, ses classes achevées, son violon l’avait suivi au Petit-Fougeray, aimé comme le compagnon des seules heures ensoleillées de sa longue réclusion.

L’absence avait duré quinze ans ; son père et sa mère étaient morts.

Alors il réintégrait le vieux domaine désert ; il retrouvait le pays de ses souvenirs d’enfance, les petits prés enclos de haies, où paissaient les jeunes taureaux, les chemins perdus dans la nuit des vieux têtards, la Charvinière aux champs de colzas jaunes à perte de vue. Ce fut dans sa vie grande fête, et le violon chanta.

Il chantait, le soir, au retour des longues marches dans la campagne, après les siestes d’été, dans les foins, parmi les cigales.

Et la musique que jouait ainsi l’élève de M. Crouillebois – sa vieille méthode composant à elle seule toute sa bibliothèque musicale – se trouvait bien ailleurs que dans les œuvres célèbres dont il aurait pu se pourvoir. Elle était, cette musique : les complaintes paysannes, la chanson des oiseaux, la vibration d’une cloche, les tintements de la maréchalerie, le vent, le silence, tous les chants qu’entendait de la nature ce solitaire passionné de l’âme de son cher pays.

Ces chants, pensait-il bien, lui venaient d’ailleurs que de lui-même ; et, il s’en grisait délicieusement, il ne songeait ni à les fixer, ni à s’en souvenir ; car, inépuisables autour de lui, dans les arbres, dans les fleurs, frémissaient les mélodies, de sorte que, tout pareil à ceux-là qui suivaient les pas de Jésus, il ne se mettait point en peine.

Dans les premiers temps de son mariage, sa femme, d’abord, s’amusa du violon ; puis elle se lassa de ces cris qui lui « grattaient dans la tête ».

Alors il alla jouer plus loin, s’isola dans sa chambre. Presque tous les soirs, il s’y enfermait avec l’instrument, devenu le confident de ses souvenirs, de ses émotions, de ses peines, de ses pensées, de sa vie.

Ce que lui-même n’aurait su dire avec des mots, le violon savait le traduire, le violon le chantait. Et, même, cet ami réussit à émouvoir dans son être des fibres si ténues, que lui, timide, et qui n’eût à quiconque osé s’ouvrir de ses douleurs ou de ses joies, peu à peu se prit à craindre que cette voix ne trahît ses secrets en des oreilles indiscrètes. Plusieurs fois, en effet, il lui avait semblé surprendre des chuchotements derrière la porte… la chambre de sa femme n’était plus assez éloignée de la sienne !

Il prit donc un parti : ce fut d’attendre jusqu’à neuf heures que fussent couchés les gens de la maison ; puis, à pas de loup, il se glissait vers le fond du vestibule, du côté des chambres abandonnées ; et là, bien seul, bien renfermé, dans les ténèbres ou à la lueur d’un bout de chandelle, il se livrait sur son violon pendant toute une partie de la nuit.

Depuis trente ans, il s’en allait là-bas, avec les araignées, avec les souris, et même les chatshuants, car les bois voisins se trouvaient peuplés de ces oiseaux friands de musique, qui, dans les longues nuits silencieuses, aimaient à venir se poser non loin du violon.

Et, pendant ces trente ans, le violon avait tout dit de la vie du musicien, presque jour par jour : les aurores sur les collines, les troupeaux qui vont boire, la chanson des laveuses, l’amour des premières années, les déceptions cachées, les joies du père, et les espoirs nouveaux, et les déceptions nouvelles, et le fils parti, perdu… Tout cela sur le violon, sur ses nerfs tendus, avait murmuré, chanté, sangloté, cher vieux Crouillebois !


Ce soir, il se sentait l’âme travaillée de musique. La forêt l’avait ému, pénétré de ses parfums, empli de ses chuchotements : il avait l’impression de la porter en lui tout entière avec ses hautes cimes brumeuses et sa triste atmosphère de pluie.

Les coups de neuf heures sonnèrent. Ils sonnèrent par la cheminée dans la chambre, assourdis, lointains, descendus de l’horloge fixée à l’extérieur, au sommet de la toiture.

Il prit son violon.

Mais ne valait-il pas mieux, en disposition de jouer comme il l’était ce soir, se libérer l’esprit de toute préoccupation ? Il hésitait donc s’il lirait, en ce moment, la lettre qui venait de lui être remise…

Puis il se décida et, déposant son instrument, releva la flamme de la lampe.

Avec une lame, il coupa le pli – habitude prise de sa femme, laquelle trouvait à redire à ce que l’on n’ouvrît pas une enveloppe proprement.

« Monsieur le Comte. »

Et il lut.

Tout d’abord, il ne comprit pas ; puis il devint très pâle… puis il se mit à trembler… puis la lettre lui tomba des mains…

« Mon Dieu !… Qu’est-ce que c’est que cela ?… Anthime !… Malheureux !… »

Il ne pouvait plus lire ; un nuage lui emplissait les yeux, les mots se brouillaient les uns dans les autres.

Il courut vers la porte.

« Émilie ! »

Mais il s’arrêta, enchainé sur place, comprenant qu’avant tout il fallait épargner sa femme ; et, pris d’un tremblement, il se laissa tomber sur une chaise, assommé !

Longtemps, il resta ainsi, plongé dans une immobilité complète. Il souffrait horriblement. Seule, dans le vide de son cerveau, la figure de son fils passait et repassait.

Et les heures s’écoulaient ; la lampe, à bout d’huile, menaçait de s’éteindre.

Quand soudain il fut tiré de sa prostration par un grand spasme : de nouveau la somme se déployait devant ses yeux : six cent mille francs !

Une indicible angoisse l’étreignit ; avec épouvante il se représenta vendues toutes ses fermes.

Non, il ne paierait pas !… Il avait fait pour son fils d’assez grands sacrifices… il n’acquitterait pas une seconde fois la note de ses désordres !

Puis, sans qu’il sût comment ni pourquoi, sa décision se détendait, comme s’il n’était plus besoin de sa volonté… son cœur s’amollissait… il n’avait jamais fait de mal à personne !… Pourquoi dès lors viendrait-on lui prendre sa fortune ?… est-ce que le monde ne se soulèverait pas d’indignation ?

Et qui sait si la lettre de ce prêteur, de ce Muller ne recelait pas quelque combinaison frauduleuse ? Comment le débrouiller ? Il en était bien incapable, ignorant tout du monde de l’argent, hors que s’y brassaient d’obscures affaires, souvent louches, toujours compliquées.


La lampe s’était éteinte ; la nuit s’avançait ; il grelottait de froid.

Immobile, la tête dans les mains, il ne savait à quoi se résoudre, désarmé, tout semblable à l’enfant qui ne sait rien de l’escrime de l’existence. Il sentait seulement qu’il avait vécu trop à l’écart des hommes ; car en une vraie détresse maintenant se changeait le sentiment si souvent caressé de sa solitude.

Mais, tout à coup, une figure, un nom lui traversèrent l’esprit ; il tressaillit. À cette figure, à ce nom, qui venaient lui présenter un recours, il s’accrocha comme le noyé à l’épave, comme le noyé qui respire enfin au-dessus de l’eau.

« Oui, oui ! disait-il, je vais y aller !… je vais y aller ! »

C’était presque du bonheur ! Un immense soulagement gonflait sa poitrine et, les yeux en prière, d’une voix qui, dans les larmes, semblait découvrir cette vérité, il gémissait : « On a besoin des autres !… on a besoin des autres ! »

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Doucement, il était sorti de sa chambre ; sur la pointe des pieds, il se faufilait par le vestibule.

La fraîcheur soudaine du plein air le fit frissonner.

La cour baignait dans les brouillards. À pas rapides il la traversa. Lirot remua dans sa niche ; par l’ouverture de son box, le « Comte Caradec » tenait dehors sa longue tête endormie.

Il pénétra dans un des bâtiments, gravit, les mains tâtonnantes, un petit escalier tournant au-dessus des écuries, et s’arrêta sur le palier, devant une porte maculée de chaux.

« Frédéric ! » appela-t-il.

Puis il frappait deux coups, presque timides.

« Frédéric ! »

Le lit craqua, et des pieds nus se plaquèrent sur le plancher.

« Frédéric ! c’est moi !… »

Les pieds se hâtèrent, et la porte massive s’ouvrit, en écrasant du gravat.

« Frédéric !…, – il haletait –, tu pars ce matin pour Poitiers… j’avais oublié… je dois y aller aussi… je pars avec toi… Frédéric !… Quelle heure est-il ? »

Frédéric, mal éveillé, resta un instant silencieux, le temps d’approfondir l’étrangeté du rêve qui le tenait en chemise à sa porte, puis il se décida à aller quérir son briquet. Après l’avoir battu, non sans maugréer contre la flamme rétive, après avoir allumé sa lanterne, il put enfin faire courir une lueur sur son oignon pendu contre la cloison.

« Trois heures…, annonça-t-il, d’une voix enrouée.

– Lève-toi !… lève-toi !… il faut qu’à quatre heures nous soyons en route !…

– Bien, notre monsieur… je vais donner tout de suite l’avoine à la jument.

Et, tout surpris de cette voix émue, il portait haut sa lanterne, curieux de voir quelle pouvait bien être en ce moment la figure de son maître.

« Lève-toi !… lève-toi ! » lui jetait M. des Lourdines, en descendant l’escalier.

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Rentré dans sa chambre, comme il ne restait plus d’huile dans la lampe, il dut se servir de la chandelle qui l’eût éclairé à son violon.

À cette lumière fumeuse, il s’habilla, fébrile, sans faire de bruit, retenant sa respiration. Ses mouvements trop précipités le retardaient ; il eut aussi grand-peine à faire entrer ses brodequins qui, inutilisés depuis longtemps, s’étaient durcis du cuir et rétrécis.

Une idée le frappa, heureusement : n’avait-il pas déclaré à sa femme n’avoir aucune commission pour Poitiers ?

Alors il écrivit ; il exposa – en maîtrisant sa plume qui tremblait – qu’il avait rencontré hier le meunier Suire dont le procès – un procès – avec Pagis, devait se plaider aujourd’hui même devant le tribunal de Poitiers ; qu’il avait promis d’aller le soutenir de son témoignage. Il mettait sur le compte d’un oubli le fait de ne l’en avoir pas avertie la veille.

Et il cacheta, sans même se rendre compte, lui qui n’avait jamais menti, qu’il venait d’écrire un mensonge.

Il alla déposer sa lettre au bas de la porte de sa femme, de façon qu’elle fût bien en vue ; puis avec précautions sans faire crier le plancher, s’appuyant des doigts au mur dans l’obscurité, il sortit : il n’avait pas troublé le paisible sommeil de la maison.

Une brume bleuâtre emplissait la nuit matinale ; c’était l’heure vive et fraîche où l’univers purifié semble s’être rajeuni de plusieurs milliers d’ans.

Enveloppé dans sa large limousine, il se rendit sur le seuil de l’écurie, dans laquelle se transportait de-ci de-là la lanterne sourde de Frédéric. Des poules réveillées quittaient le fumier chaud et caquetaient, inquiètes. Dans l’ombre, la vieille jument blanche, couverte déjà de son harnais cuivré, broyait l’avoine, avec un bruit de meule.

Alors il revint dans la cour, et il attendit, en regardant une petite étoile qui brillait entre deux peupliers.

Il se retourna : la jument faisait sonner les pavés du caniveau, s’avançait vers la voiture. Frédéric entra et sortit avec un fouet, avec une brosse pour le voyage et dans les mains son chapeau, qu’il déposa sur la pierre de l’auge ; puis il rabattait sur la jument les brancards du berlingot, passait des courroies, en nouait d’autres, tout en glissant des coups d’œil intrigués du côté de son maître.

« Vite !… vite ! Frédéric ! »

Frédéric passait les manches de son vêtement ; mais il avait oublié dans l’écurie sa sacoche – il courut la chercher –, puis ce fut le tour de la clef du coffre. Enfin M. des Lourdines monta, mais au lieu de s’asseoir à droite pour conduire, il se laissa choir tout au fond. Le cocher voulut quand même lui passer les guides.

« Non, dit-il… conduis, toi… conduis… viens vite !… »

Maintenant, ils roulaient sur la route. Derrière eux, quatre heures sonnèrent à l’horloge du château.

Ils en avaient ainsi pour cinq heures languissantes à entendre la terre s’écraser sous les roues. Ils montaient, au pas, la côte de la Crêneraie, déserte et encore voilée de nuit. Des ornières, remplies d’eau, brillaient de chaque côté de la route. Au fond des terrains s’allumait une petite lumière. Dans la brume, les haleines de Frédéric et du cheval éparpillaient leur vapeur…

Sur les prairies basses planaient de longues gazes blanches, légères, suspendues comme des nuages, comme des bancs de neige volatile. Au-delà, sur les collines, moutonnaient les bois.

« La forêt… », essaya de bavarder Frédéric, en montrant du bout de son fouet l’horizon…

Mais, ne recevant pas de réponse, il remit sa jument au trot.