Monsieur des Lourdines/Chapitre V

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Bernard Grasset (p. 81-110).
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Il était huit heures environ quand ils arrivèrent à Poitiers. La foire battait son plein, et M. des Lourdines ne vit pas sans impatience son cabriolet prendre le pas à cause de l’encombrement. Puis la marée toujours plus grouillante s’épaissit encore.

La voie n’était plus assez large pour les charrettes dételées, les déballages de poteries, les cochons se débattant entre les jambes des fermiers, et pour les parapluies sous le bras de toutes les paysannes.

On allait toujours plus lentement ; la jument entrait du front dans les nuques, dans les épaules, fendait en deux les discussions ; et sur tout ce brouhaha se balançaient des trophées de peaux de lapin, se déployaient de grands parasols rouges.

Frédéric comptait nombre d’amis qui lui serraient la main au passage, de sorte que M. des Lourdines, pour n’être pas reconnu, se rencoignait bien au fond de la capote. Malgré cette précaution, il entendit, dans la foule, prononcer son nom ; il se fit plus petit encore et rabattit sur ses yeux le bord de son chapeau.

Il fallait traverser une grande partie de la ville pour arriver au Plat d’Étain, où descendaient tous les bourgeois de marque, ainsi que les gros marchands cossus.

Dans la cour, pas mal de voitures déjà se trouvaient rangées.

« Hé !… là… nous y sommes », dit Frédéric, en tirant sur les guides.

Ils rejetèrent leurs couvertures, tandis qu’un garçon d’écurie, nanti de sa brosse en chiendent, venait se placer à la tête du cheval.

Très abattu, étourdi et les jambes cassées, M. des Lourdines mettait à peine pied à terre, qu’une voix joviale éclatait derrière lui :

« Pas possible !… M. des Lourdines !… M. des Lourdines dans notre ville de Poitiers !… Ah !… ah !… Comment allez-vous, monsieur des Lourdines ?… »

C’était M. Bricart, figure bien réjouie, teinte au vin rouge sous une toison brune et crépue qui dessinait sur son front un fer de lance, M. Bricart, hôtelier, maquignon expert à buriner les dents des vieux chevaux, et ami de tous ces messieurs.

« Je… je vous salue, monsieur Bricart… Ayez la bonté de me réserver une chambre pour ce soir… n’est-ce pas ?… pour ce soir. »

Et M. des Lourdines, courbé dans les vastes faux plis de sa limousine, ne souriait guère. Il aurait bien voulu se sauver, fuir ; mais l’autre le tenait court, ne lui lâchait pas la main – on pouvait se permettre cette privauté avec le petit homme !

« Entendu, entendu, monsieur des Lourdines, mais… voyons, nous prendrons bien une petite bouteille, hein ? proposa aimablement le gros Bricart, en faisant en avant le pas que M. des Lourdines faisait en arrière.

– Oh ! merci… merci…, monsieur Bricart.

– Comment cela ?… pour tuer le ver, hein ?… chasser le brouillard ? Il n’y a rien de tel pour vous éclaircir, et ça vous fait voir dans le cœur de l’homme !… Allons ! une petite bouteille ?

– Non, non, je ne puis pas, monsieur Bricart… Je… je ne suis pas bien… pas bien… le vin me…, se défendait M. des Lourdines, en reculant toujours.

– Diable ! vous êtes malade ?… malade, un bon Poitevin comme vous ! Allons, écoutez-moi, j’ai justement ici votre affaire. En vous voyant entrer tout à l’heure, je me suis dit : “Si M. des Lourdines vient à la foire, c’est sûrement pour remplacer sa jument qui devient vieille… eh bien, je vais le faire profiter d’une occasion comme il n’en trouvera plus…” Thobie ! cria-t-il à un garçon qui, sous un hangar, astiquait des aciers… Thobie, découvre Bonbonne… vite !… dépêchons. »

M. des Lourdines jetait des regards anxieux vers la sortie.

« Je vous en prie, monsieur Bricart !… Je ne viens pas… non, non, je ne suis pas venu acheter un cheval… il faut même absolument que je vous quitte… je…

– Une petite minute !… tenez !… tenez !… » et le maquignon montrait de ses deux mains une fine jument noire qui, dans le box qu’on venait d’ouvrir, dansait et grattait du sabot.

« Hein ?… est-ce joli… est-ce mignon ? et ça trotte !… Allez ! M. Anthime ne l’aurait pas regardée deux fois, lui, je vous en réponds !… et je vous ferai les prix doux, quinze cents !… et des pieds !… regardez-moi ces pieds-là !

– Certainement, certainement, acquiesçait de loin M. des Lourdines, tandis qu’entre ses sourcils un pli profond creusait une ombre dans sa pâleur.

– Allons !… je vois que vous voulez faire d’abord, comme les bonnes femmes, le tour du marché en goûtant à tous les beurres ! »

Mais, cette fois, enjambant les flaques, le dos en bosse, M. des Lourdines se sauvait de l’hôtelier qui lui jetait : « Vous me reviendrez, monsieur des Lourdines, vous me reviendrez ! »

Et à Frédéric qui s’était approché : « Où va-t-il donc comme ça, ton maître, qu’il a l’air tout drôle ?

– Dame ! répondit Frédéric, il ne m’a sûrement point dit !… il est venu me réveiller, cette nuit, pour que je l’emmène, qu’il avait une figure de fantôme… le pauvre monsieur !.. il pourrait bien aller chez le médecin !… »

M. des Lourdines avait tourné la borne. Il marchait aussi vite qu’il pouvait, avide de recevoir le plus tôt possible le conseil dont il avait besoin, tout rempli de l’espoir qui battait en lui.

Enfin, sortant de la foule, il entra dans l’étroite et silencieuse rue des Carmélites. Mais il ne se rappelait plus la maison. Il demanda à un passant de lui indiquer où habitait M. Lamarzellière. Le passant lui montra un petit hôtel en retrait de l’alignement, derrière une grille flanquée de deux sorbiers des oiseaux et de vieux yuccas.

La domestique qui lui ouvrit revint presque aussitôt avec l’ordre de l’introduire, et il entra précipitamment dans cette maison où il allait trouver son salut.

M. Lamarzellière avait été un camarade de collège, et, de plus, certains liens de cousinage l’alliaient vaguement à la famille de Mme des Lourdines.

On ne saurait le mieux présenter qu’en reproduisant la formule dont il se servait pour se présenter lui-même : « Je suis, monsieur, ou madame, conseiller de Sa Majesté le roi à la cour royale de Poitiers. »

Ce fut en bousculant de l’épaule l’un des battants de la porte que M. des Lourdines pénétra dans le cabinet du magistrat.

Celui-ci, assis dans l’ombre, se leva, la main droite tendue, tandis que du bras gauche il retenait étroitement croisée devant lui sa robe de chambre.

« Ah ! ah ! des Lourdines ! Par exemple ! »

Il était très grand ; ses cheveux, rejetés en arrière, argentés, pleuraient de chaque côté de sa longue figure brou de noix, bilieuse…

« Et quel bon vent t’amène ? »

Mais, né juge d’instruction, et par le métier instruit à connaître des physionomies aussi bien que des dossiers ressortissant à la jurisprudence :

« Assieds-toi sur ce canapé, dit-il, changeant de-ton.

– Lamarzellière !… Lamarzellière ! s’écria avec élan M. des Lourdines en se saisissant des mains du magistrat…, sois mon sauveur !… en toi j’ai mis mon dernier espoir !… Je viens… »

Mais il suffoquait, tandis que des larmes montaient dans ses yeux, dont les grosses poches se violaçaient. « Ah ! disait-il, sans desserrer sa chaleureuse étreinte, on a besoin des autres !… on a besoin des autres ! »

Le conseiller l’examinait avec stupéfaction. C’était un pur bonnet carré, tout droit canon et tout hermine, et qui, dans l’exercice de ses fonctions, passait pour aussi tranchant qu’un canif ouvert de toutes ses lames.

« Assurément, dit-il, assurément, on a toujours besoin des autres… Mais, voyons ! ressaisis-toi… qu’est-ce qu’il y a, des Lourdines ? »

Et, à petites tapes sur l’épaule, il encourageait au calme son ancien condisciple, qu’il tenait d’ailleurs pour un esprit très moyen, autant que pour un brave homme.

M. des Lourdines tira de son portefeuille un papier.

« Lis cela ! » dit-il, en se laissant tomber sur un siège, le front dans ses mains, pendant que le conseiller s’approchait de la fenêtre, pour y voir plus clair.

M. Lamarzellière lisait à mi-voix :

« Monsieur le Comte. »

.......................................................................

« Mon pauvre ami ! » fit-il, tandis que son nez se plissait, grimace chez lui significative d’une vive attention compliquée d’inquiétude, « mon pauvre ami !

– Je lui envoyais mille francs par mois, Lamarzellière, s’abandonna avec feu M. des Lourdines, mille francs ! Il pouvait être bien heureux avec cela ! Même à Paris, c’est une belle somme, n’est-il pas vrai ? et je lui aurais donné davantage s’il me l’avait demandé !… Mon Dieu ! certainement !… et cette lettre ! Je l’ai reçue hier soir !… c’est ma malheureuse femme qui me l’a remise !… sans savoir !… et heureusement, grand Dieu ! que je ne l’ai pas lue devant elle… je l’ai lue dans ma chambre… elle ne sait rien encore !… et tout de suite, j’ai pensé à toi, mon vieux camarade… Ma situation est horrible !… J’ai besoin de quelqu’un, d’un soutien, d’un guide !… Je me suis dit : “Il y a certainement dans cette lettre quelque combinaison irrégulière, mais comment en sortir ?… comment ?” »

Le conseiller se taisait.

Des troupeaux, se rendant sur le champ de foire, passèrent dans la rue des Carmélites. On entendit leurs beuglements et le piétinement des toucheurs.

« J’espère au moins, prononça lentement d’une voix profonde M. Lamarzellière, qui n’ignorait pas l’insigne faiblesse des des Lourdines, que tu n’as pas l’intention de te reconnaître responsable ?

– L’intention ! » sursauta, les yeux égarés, le campagnard.

Le magistrat connaissait son homme. Du moins il le connaissait comme les hommes connaissent les hommes, c’est-à-dire du côté où, en marchant, leurs manteaux viennent à se toucher. Cependant il vit tout de suite ce qu’il y avait à faire : parler fort, et avec autorité enfoncer le clou dans cette tête si mal armée contre les événements.

Il alla donc s’asseoir devant son bureau, qui était la place où il disait le mieux ce qu’il voulait dire.

« Sois calme, des Lourdines, et envisageons froidement la situation.

– Oui, oui, froidement, clairement, Lamarzellière !

– Écoute-moi…, commença le conseiller, dont la voix unie, calme, nasillait ; je suis célibataire, je n’ai pas d’enfant… Si j’avais eu un fils, soit dit brutalement, je lui aurais mis les menottes, la contrainte devant être considérée comme le premier principe de toute éducation rationnelle. Nos idées diffèrent sur ce point, je le sais. Je te laisserai donc les considérations d’ordre sentimental, et je n’énumérerai même point les charges morales qui pèsent sur ton fils. Mais puisque tu viens me demander de t’éclairer, mon ami, voici (il se moucha) :

« Ou la dette n’existe pas, ou elle existe intégralement, ou elle est frauduleusement majorée. Abandonnons le premier et le deuxième cas, aussi peu probables l’un que l’autre, et dont la solution du reste ne présenterait pas la moindre difficulté, et passons au troisième : Ce Muller ne peut être qu’un financier véreux, qui sachant ton fils en perspective d’une jolie fortune lui aura imposé des intérêts hors de proportion avec les sommes prêtées, c’est-à-dire des intérêts usuraires entachés de nullité…

– Sûrement, sûrement !… C’est bien ce que je pensais !… c’est bien ce que je pensais ! opina M. des Lourdines, tandis que ses yeux fixés sur le magistrat le suppliaient de continuer.

– Il se peut même, poursuivit M. Lamarzellière, que ce financier, cet usurier, ait eu déjà, pour le même motif, maille à partir avec la justice. Ce n’est là qu’une hypothèse, mais elle peut se vérifier – et rien n’est plus facile à conduire que cette enquête par l’intermédiaire d’un homme d’affaires, de ton notaire, par exemple. M’as-tu bien compris ?

– Oui ! oui ! fit M. des Lourdines dont la figure s’éclairait.

– Eh bien… l’enquête faite, si le résultat vient corroborer mes suppositions, il ne saurait naturellement être question d’un règlement total. Cependant, mon cher ami, il restera toujours une somme considérable à acquitter, d’une façon ou d’une autre ; et c’est ici que j’en reviens à ma question de tout à l’heure, n’est-ce pas ? paieras-tu, ou ne paieras-tu pas ? Ah ? »

La lueur dont s’était éclairée un moment toute la personne de M. des Lourdines disparut aussitôt ; son front se rembrunit, ses bras retombèrent, découragés.

« Mais je ne sais pas ! se lamenta-t-il, je ne sais pas ! Tu viens de me dire qu’il restera toujours une somme à payer ; si je ne paie pas, où Anthime se procurera-t-il les fonds ? Alors ?… alors ?… Je ne sais pas, moi !… c’est mon fils ! mon Dieu ! »

Visiblement impatienté, M. Lamarzellière, d’un geste brusque du doigt, ramena de sa salive sur ses lèvres qui, dès qu’il parlait, devenaient sèches.

« C’est de la pure folie, dit-il de sa voix traînante. Laisse-moi au moins te parler en homme de loi et agiter une question de principe, qui aussi bien que ton sentiment paternel, que diable ! requiert de présider à ta décision : eh bien… en admettant que la dette soit régulièrement causée, comme nous disons au Palais, oui !… s’il est avéré que ce prêteur se soit offert les bénéfices scan-da-leux avec lesquels l’usure n’est que trop familière, en payant tu te feras le complice de cette fraude, tout simplement, et tu n’en as pas le droit…

– Mais enfin !… balbutia M. des Lourdines, n’y a-t-il pas là aussi une question… comment dirais-je ?… d’honneur ?…

– L’honneur !… ah ! le pauvre mot condamné comme le laurier à tremper dans toutes les sauces ! eh bien, l’honneur t’impose de ne pas commettre une action nuisible au prestige et à l’autorité des autres pères de famille !… l’honneur te défend d’encourager par ton aveugle générosité cette odieuse exploitation de la jeunesse !.. l’honneur…

– Mais il y a la prison, Lamarzellière !… et je ne veux pas qu’Anthime aille en prison !… J’aimerais mieux… »

Il se tut. Le conseiller le regardait, et maintenant, sa grimace, le plissement de son nez, disait clairement : « Saurait-on jamais faire boire un âne qui n’a pas soif ! »

« La prison ?… reprit-il… mais la prison pour dettes n’est pas infamante ! Et puis la prison ne s’ouvre pas si vite qu’il te le semble ! Les prêteurs en question n’ignorent pas, en usant avec les pères de famille de ce terme comminatoire, que c’est encore à l’état de menace qu’il produit ses meilleurs fruits… et puis, continua-t-il, en prenant derrière lui un gros livre qu’il feuilleta sur son bureau, tout en parlant,… il y a des lois !… voici : en matière civile – c’est le cas de ton fils – en matière civile, la contrainte par corps ne peut être exercée que dans le cas prévu de stel-lio-nat.

– Stellionat ? interrogea effaré M. des Lourdines.

– Oui ! »

Le conseiller releva la tête :

« L’expression stellionat, mon cher, tire son origine d’un mot latin, stellio, nom donné par les Romains à un lézard venimeux, à cause des points étoilés dont sa peau est mouchetée… Les jurisconsultes comparant la fraude et la mauvaise foi des débiteurs… mais ceci nous entraînerait trop loin… il y a stellionat lorsqu’on vend ou qu’on hypothèque un immeuble dont on sait n’être pas propriétaire… Or, il est invraisemblable que ton fils ait su égarer la roublardise professionnelle de son prêteur, au point de lui faire accepter des hypothèques sur le Petit-Fougeray !

– Qui sait ? soupira M. des Lourdines.

– En matière commerciale, au contraire, poursuivit le magistrat, en se replongeant dans son livre, nous avons un texte d’une portée générale, article de la loi de 1832, qui, nettement, établit la contrainte par corps pour dettes commerciales… Or, ton fils n’est pas commerçant, donc !

« Et puis, mon ami, continua-t-il, en fermant son code, il est un autre point auquel tu ne me sembles pas vouloir t’arrêter… Que te restera-t-il de ta fortune allégée de ces six cent mille francs ? Cela mérite réflexion !… Comment feras-tu pour vivre ? Mais ce sera la dégringolade !… et ta femme sera-t-elle capable de supporter cette tragique situation ? Te ne le crois pas, moi… Vous serez ruinés !… et dame ! elle peut… il faut y penser !… elle peut en mourir !… Hun ! Hun ! hun !

– Si Anthime fait de la prison, s’obstinait, sombre et accablé, M. des Lourdines, elle en mourra aussi ! »

Ils discutèrent longtemps encore.

À la fin, fatigué d’une lutte si peu décisive, M. Lamarzellière laissa retomber ses poings sur la table.

« Écoute, reprit-il, d’un ton qui invitait à voir ici sa dernière déclaration, si tu te refusais, ce que je te conseille fort, à reconnaître les dettes de ton fils et qu’il dût les payer de sa liberté, certes, ce serait un grand malheur pour vous, et je te plaindrais, des Lourdines, de toute mon âme… mais laisse-moi te parler franc, selon le sentiment que je me fais de la justice : puisque ton fils a commis des folies, que ces folies le mènent, lui, où mènent nécessairement les folies… Cela seul est dans la logique de l’existence !… »

Lentement, M. des Lourdines se redressa. Ces paroles paraissaient l’avoir frappé au cœur.

« La justice ! dit-il, d’une voix lointaine qui tremblait, la justice !… la logique de l’existence !… Oh ! Lamarzellière ! il me semble que tu viens de m’ouvrir les yeux !… Anthime, cet enfant… tout cela… tout ce qui arrive, c’est peut-être… n’est-ce pas aussi de notre faute ? »

Il avait emprisonné ses tempes dans ses mains, et ses lèvres frémissaient.

M. Lamarzellière esquissa un geste assez analogue à celui que put avoir Pilate, fit claquer sous son pouce les feuillets poudreux d’un dossier, puis tout retomba dans le silence.

On entendit les tintements voisins d’une cloche de couvent.

M. des Lourdines se leva. Il regardait à terre.

« Accepte à déjeuner, mon pauvre ami !… reste avec moi… cela vaut mieux !…

– Merci !… merci ! »

L’autre insista, mais n’obtint que des merci farouches et cette phrase : « Je me sens le besoin d’être seul ! »

Et quand, devant la grille, il lui souhaita « Courage ! » M. des Lourdines lui fit un signe, mais aucune parole ne put passer sa gorge.


Il remontait la rue des Carmélites et s’engageait dans la foire.

Il était entré chez le conseiller à la Cour, avec la foi du charbonnier, tout plein de l’illusion que le légiste viendrait à bout de dénouer maille à maille cette vilaine affaire, que « les autres » sauraient mettre en œuvre des moyens propres à le sortir de peine ; maintenant il se sentait plus abandonné que jamais, complètement perdu ! Mais, du moins, son parti était pris, car M. Lamarzellière avait jeté une lueur au milieu de ses idées en désarroi ; et c’est pourquoi il marchait à pas précipités, se rendant chez maître Paillaud, son notaire.

Il dut couper par la grande place, réservée au marché des bêtes à cornes. L’affluence y était extrême, agitée de remous de paysans qui lui faisaient obstacle. Quand, soudain, il s’arrêta. Son regard venait de se poser sur une nuque rouge, ravinée comme pour l’écoulement des sueurs ; il voyait des épaules pointues dans une blouse d’un bleu de ciel, des jambes tordues en cep de vigne : Célestin !

Célestin tâtait les côtes d’une vache ; dans ses doigts luisaient les ciseaux qui devaient servir, l’achat conclu, à faire une marque dans le poil de la bête.

M. des Lourdines le happa par sa blouse.

« Hé ! bonne Vierge ! s’exclama Célestin, interloqué de voir tout à coup son maître se dresser devant lui.

– Célestin, n’achète pas cette vache !

– Pourquoi, notre monsieur ? fit Célestin dont les petits yeux de chien de berger s’étonnèrent ; c’est tout ce qu’il y a de plus frais de lait et riche de beurre ; vous ne trouverez rien de meilleur sur le marché !

– Je veux dire : n’achète ni cette vache ni une autre… pas pour le moment… non, non ! J’ai réfléchi… il ne faut pas ! »

Et il se perdit dans la foule, laissant Célestin plus ahuri qu’il ne l’avait jamais été.


Comme tous les jours de foire, il y avait beaucoup de monde chez le notaire. Entre deux gaillards du bocage, il se fit une petite place sur la banquette, et attendit son tour. Ses voisins, tout en se bourrant le nez de tabac, regardaient cet étrange petit monsieur qui chuchotait tout seul et poussait des soupirs.

Un clerc, qui traversait la pièce, le reconnut, et vint lui proposer, pour lui faire gagner du temps, de l’écouter tout de suite dans une autre partie de l’étude. Mais M. des Lourdines tenait à consulter maître Paillaud lui-même, vieux conseil de la famille, presque un ami. Mal réveillé de ses réflexions, il balbutia, sans s’apercevoir qu’il ne disait pas maître Paillaud comme il en avait l’habitude : « C’est à monsieur le notaire que… à monsieur le notaire… », et cela d’un air si singulier que le jeune homme en resta bouche bée pendant quelques secondes.

« Bien, monsieur, dit-il, je vais le prévenir que vous êtes ici. »

Au bout d’un instant, en effet, maître Paillaud ouvrait la porte et son regard allait trouver tout droit M. des Lourdines… puis il lui sourit aimablement :

« Voulez-vous entrer, monsieur des Lourdines ? »

Ils se serrèrent la main.

Maître Paillaud était un petit vieux tout rond, dont la nuque immaculée donnait l’impression qu’une blancheur de neige se continuait sous son vêtement noir. Une calotte de velours, à queue de tabatière, dessinait son front poli, en encorbellement, et son pince-nez, sous lequel deux agates pétillantes vous lorgnaient de coin, vibrait comme une antenne à chacun de ses petits gestes.

Aux premiers mots de son client, sa bouche s’ouvrit dans un « oh ! » de stupéfaction, et ne se referma pas. Comme il avait l’oreille dure, tour à tour il la tendait vers les paroles de son interlocuteur, puis il le regardait, comme pour s’assurer si le visage ne reflétait pas, par hasard, quelque… ? Six cent mille francs !… Sa langue restait paralysée… il en oubliait d’offrir un siège… Entre son pouce et son index sa plume d’oie tournait, tournait… Ce serait donc toujours la même chose ? Toutes les vieilles familles se ruineraient donc ?… disparaîtraient ainsi, sottement ?… Ah !… il était révolté de voir tant d’argent passer la province !

Cette fois, M. des Lourdines s’exprimait avec fermeté. Maître Paillaud, hébété, ne formulait aucune objection, se bornant à soulever ses bras, qui retombaient, morts.

Quand il eut transcrit le nom et l’adresse de l’usurier, il put enfin s’arracher ces mots : « Voyons, mais… ce n’est pas Dieu possible !… Mais je n’en reviens pas !… Ah ! si je m’attendais !… » Et machinalement, comme s’il allait la jeter à terre, il enleva sa calotte ; la pomme d’ivoire de son crâne brilla.

« Cette nouvelle m’atterre !… m’atterre ni plus ni moins ! J’en ressens une peine profonde, monsieur, profonde !… »

M. des Lourdines, convulsivement, lui serra la main. « Je vais procéder immédiatement à cette enquête, reprit maître Paillaud, et je souhaite que nous en soyons quittes pour la peur !… Mais enfin… il se pourrait… dans le cas… par exemple, où l’affaire présenterait toute la gravité ?… veuillez voir dans cette question, monsieur… la preuve de l’intérêt que porte à votre famille un… un vieux serviteur… »

D’une voix qui s’étranglait au fond de lui-même, M. des Lourdines répondit :

« Je paierais, maître Paillaud ! »

Le notaire le regarda avec un mélange d’effroi, de respect et de pitié. Timide, il se récria :

« Oh !… alors !… alors, vous mettrez les fermes en vente ?… les fermes !… mais songez donc ! mais songez donc ! »

M. des Lourdines fit signe qu’il ne voulait pas en dire davantage, et, comme il se retirait, maître Paillaud l’accompagna jusqu’à l’escalier, du haut duquel, la toque à la main, il le regardait descendre, en lui adressant des phrases entrecoupées où, seul intelligible, revenait ce mot : « Mon dévouement !… dévouement !… »

Au Plat d’Étain, retiré dans un coin de salle, M. des Lourdines essaya de déjeuner, mais il ne put avaler que quelques bouchées ; pendant que M. Bricart, cette fois, se contentait de l’observer de loin, entre deux portes.

Puis il monta s’enfermer dans sa chambre, un petit bout de pièce étroite, à la fenêtre tendue de rideaux de coton gras. Il y faisait froid et humide. On lui avait offert de lui dresser un feu de sarments, mais il avait refusé.

Rendu à la solitude pour la première fois depuis la veille, il s’arrêta, saisi d’une appréhension entre ces quatre murs crépis à la chaux, dans cette cellule où, loin de son Fougeray, il allait, jusqu’au lendemain, rester tête à tête avec son tourment.

Immobile, il fixait sur la fenêtre ses yeux qui, depuis qu’ils avaient lu la lettre, étaient devenus clairs comme verre : « Pitié !… mon Dieu… Pitié ! »

Ses idées roulaient dans sa tête, informes, en un désordre où sonnaient encore les phrases juridiques du conseiller, si impuissantes, hélas ! à anéantir le fait accompli !

Par la fenêtre montaient de la rue le bourdon de la foire, les cris des volailles, les piaffements sur le pavé des chevaux qu’on amenait dans la cour de l’hôtel.

Un instant, il écouta, comme frappé de stupeur, tous ces bêlements plaintifs balayés dans le grand bruit des marchandages.

Mais tant d’émotions, le manque de sommeil et presque pas de nourriture, tout cela l’avait épuisé. Il se laissa aller dans un fauteuil où, peu à peu, il s’engourdit.

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Il voyait dans un réseau de fils brillants reliés à de sombres échafaudages une masse énorme, vivante, infusée de soleil, dorée comme une pierre du Rhin ! Une terreur indicible le remplissait devant cette chose innommée ; lorsque Anthime, visible seulement jusqu’aux épaules, la vint heurter ; la masse remua, déplia brusquement de dessous son ventre de longues pattes pileuses et sèches qui se refermèrent, et vive, remontant sur les fils de lumière, disparut avec sa proie dans la nuit des combles !

Il rouvrit les yeux :

« Anthime !… où suis-je ? » râla-t-il.

Alors, tandis que son cœur battait, sa pensée remonta vers l’auteur de tout le mal. Que son fils n’était-il présent ! Il aurait répandu sur lui tous les reproches dont son âme était pleine ; il l’aurait appelé dissipateur infâme, sans entrailles ; mais Dieu ! voilà qu’il ne pouvait plus évoquer ses traits, que le visage s’enveloppait de brouillards, s’éloignait à des distances incalculables, dans un lointain perdu, dans un autre monde !… C’était donc fini !… fini !

« Ah ! c’est aussi notre faute ! » et toujours, les paroles du magistrat lui revenaient : « Logique de l’existence… Justice… justice. »

Ah ! dans cette chambre il étouffait !…

Il était descendu, il était sorti, il se sauvait à travers la foule. Par des ruelles détournées il avait gagné les faubourgs et la campagne. L’air lui faisait du bien. La bruine, qui s’était mise à tomber, en lui mouillant la figure, rafraîchissait sa fièvre.

Il marchait sur la route, une route jaune, détrempée, qui dominait le cours escarpé du Clain, la même où, jadis, il était allé le dimanche avec son collège. Il ne songeait pas à la reconnaître ; mais sur cette route il aurait voulu marcher toujours ainsi, sans jamais s’arrêter, sans jamais revenir !

Des souffles d’air violents secouaient les pans de sa limousine, sifflaient sur de vastes labours rouges, semblables à ceux de sa terre de Fouchaut, qu’il allait peut-être falloir vendre.

Il marchait, la main au chapeau. Il ne rencontrait personne, tout seul jusqu’à l’horizon, jusque là-bas, ce rideau de peupliers évanouis au fond d’une atmosphère opaque et désolée. Sa pensée finissait par se noyer dans la bruine, et il marchait toujours, toujours, sans savoir quand il s’arrêterait, dans quel pays, dans quel asile, la figure toujours plus mouillée, poussé en avant par un grand vent d’ouest…