Monsieur des Lourdines/Chapitre VII

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Bernard Grasset (p. 123-149).
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Les paysans disent, quand avant l’orage tous les bruits s’endorment, que « le temps écoute » ; depuis plusieurs semaines, le Petit-Fougeray « écoute ».

Pourtant nul soupçon n’effleure encore les esprits, le secret est bien gardé. Mais tout de même quelque chose plane : plus de silence, moins de mouvement ; on dirait que les vaches ne meuglent presque plus, que les chiens craignent d’aboyer.

Quant au maître, souvent il ne rentre que très tard, taciturne, noir de boue, fangeux ; on pourrait croire qu’il s’est couché par terre, qu’il s’est plu à faire les labours avec ses jambes ; il rapporte sur sa figure des ombres que ne dissipe pas la lumière.

Depuis quelques jours, il ne manque pas l’heure du courrier. Il est là, anxieux. Ses mains prennent avec fièvre, ses doigts crèvent les enveloppes.


Mais si maître Paillaud n’a pas écrit encore, lui, tous les jours, il écrit à Anthime. Tous les jours, il lui annonce que la provision de six mille francs, montant de son semestre, et touchée par lui le mois précédent, sera sans doute la dernière qu’il pourra lui servir. Ce sont des pages et des pages d’une petite écriture serrée, très noire, d’opiniâtres brouillons, qu’il rature, biffe, et ne peut s’empêcher chaque soir de jeter au feu… Le lendemain il recommence ; la lettre est trop longue ou bien trop courte, il la juge trop violente ou pas assez insensible ; il voudrait maudire et il se fait des scrupules ; il voudrait pardonner, il hésite ; son cœur se révolte, son cœur se fond… et son cœur se soulage enfin à voir flamber le papier, froissé de dégoût ; et les jours passent, les nuits passent.

Il rêve d’un ami à qui crier sa peine, car elle l’étouffe à la longue, l’étrangle ! Il lui est arrivé de la raconter tout haut, dans les bois. Mais ces paroles-là ne rafraîchissent pas ; ce ne sont pas les mêmes qui vous viennent quand un autre vous écoute, son bras passé au vôtre !

Un matin, Célestin était venu, le chercher pour lui faire constater certains dégâts : plusieurs vannes d’ardoises avaient été emportées dans les canaux d’irrigation de la prairie. La terre et le ciel, ce jour-là, s’amalgamaient en une indissoluble grisaille, si triste, si inexorablement triste !… Son cœur se serra, l’homme qui marchait devant lui était bon. Un besoin irrésistible lui vint de se jeter dans ses bras… et il appela : « Célestin ! »

Il s’était arrêté.

L’autre se retourna, vit des larmes dans les yeux de son maître.

« Mon pauvre Célestin ! »

Ce fut tout… mais, ensuite, il marchait tout près de lui, la main sur son épaule.

Enfin elle arriva, la réponse de maître Paillaud, un soir. Elle couvrait six grandes feuilles.

La dette de six cent mille francs se trouvait malheureusement garantie par des billets d’une validité inattaquable. Ces obligations ne faisant mention que d’un taux de 5 %, le bénéfice usuraire, évidemment totalisé avec les sommes prêtées, ne pouvait être établi, circonstance qui rendait impossible toute action en justice.

De plus, détail essentiel, le prêteur, pour se pourvoir de tous les recours et garanties présentés par la législation commerciale, avait exigé d’Anthime que celui-ci prît dans ces billets la qualité de commerçant, et y déclarât que l’emprunt était contracté par lui pour les besoins de l’exploitation d’un haras dont il se reconnaissait propriétaire. Or, maître Paillaud disait avoir étendu de ce côté ses recherches : ce haras, à y regarder de près, n’existait pas. Anthime avait, sans plus, installé ses deux chevaux de course, dont un étalon il est vrai, dans une campagne de Seine-et-Oise. Peut-être ne serait-il pas impossible de faire contester sa qualité de commerçant.

Cette lettre porta au pauvre homme un coup terrible. Immédiatement il se rappela la phrase du conseiller : « Nous avons un texte d’une portée générale qui établit nettement la contrainte par corps pour dettes commerciales. »

Une terreur s’empara de lui ; et tout de suite son cerveau de solitaire porté aux idées fixes, aux imaginations vite démesurées, lui représenta une cellule, le pain et l’eau, la vareuse grise, le bonnet du galérien ! Que la contrainte pour dettes recourût à des formes moins barbares, il ne se le disait pas ! La prison, c’était cela, ce qu’il voyait, un lieu d’ignominie, auquel livrer son fils lui semblait monstrueux, quand on n’avait pas tout fait jadis pour le mettre dans le droit chemin. Toute sa chair en frissonnait comme au contact du drap infâme !

Il se jeta sur son écritoire et répondit à maître Paillaud : « Vendez, vendez tout, vendez les fermes. » À ces instructions s’entremêlaient des explosions de désespoir. Il déversait dans cette lettre tout le trop-plein de sa douleur chaque jour refoulée. À mesure il se calmait :

« Ma terre de Fouchaut, acheva-t-il, est d’une grande valeur. On voudra l’acquérir. Lorgerie, le Purdeau, la Contrie, la Bernegoue sont aussi d’un excellent rapport, elles se vendront aussitôt. Nous n’en retirerons pas moins de quatre cent mille francs. Pour le reste, sacrifions nos fermes du Marais, car je veux sauver de ce désastre la Charvinière… Elle au moins, je pense, nous restera ! »

La lettre expédiée, il se sentit plus fort. Il voyait le péril qu’il y aurait à perdre la tête, en ce moment que des obligations pressantes réclamaient toute son activité : réaliser le capital exigé avec un minimum de pertes, et surtout, surtout, prévenir sa malheureuse femme qui ne savait rien encore !

Or, déjà, sa douleur, à lui, nourrissait un ferment de résignation. Les pires catastrophes ne perdent jamais le bénéfice d’un salut moral. Que l’âme se dégage, qu’elle se hausse à un plan supérieur !… Il pouvait tout perdre, absolument tout, on pouvait tout lui prendre !… Ne lui restait-il pas la lumière que Dieu fait chaque matin ?

Mais elle, dont toutes les habitudes étaient douceurs, elle, qui se tenait à mille petites choses par mille petits liens matériels et vivaces, comment, sans la briser, sans la tuer, rompre d’un seul coup toutes ces attaches ?…

Cela n’était pas possible ! Un moment il avait eu l’idée de l’envelopper dans un réseau de ruses qui l’eussent laissée tout ignorer, toujours. Mais ce plan tombait de lui-même, quand sur neuf cent mille francs dont se composait hier leur fortune, il n’allait pas leur en rester cent mille !

Il faudrait impitoyablement trancher dans le train de maison, mener une vie strictement modeste, économe, frugale…

Il n’était donc que de procéder pas à pas ; il fallait qu’elle devinât elle-même peu à peu !

Mais la tâche était bien ardue, hélas ! et il se défiait de son habileté. Aussi, pensa-t-il au confesseur, au médecin, dont c’est presque le métier de préparer les gens par certaines paroles, dont ils ont l’habitude. Et aussitôt il leur écrivit, leur demandant de passer au château dans le plus bref délai, sous tel prétexte que, dans l’intérêt de sa femme, il les priait d’alléguer, et cela pour des raisons qu’il leur dirait de vive voix.

Le soir même, Frédéric alla porter les lettres au village.


Depuis le voyage de son mari à Poitiers, Mme des Lourdines lui trouvait un air étrange. Une transformation subite, dont elle ne pouvait découvrir la cause, s’était opérée en lui : il maigrissait, il avait beaucoup changé. Elle s’effraya, à l’idée qu’une maladie mortelle commençait son œuvre, et que peut-être il la laisserait seule. Elle fit mille suppositions, hors la vraie. Comment eût-elle pu soupçonner un revers de fortune ? La richesse terrienne n’est point exposée aux vicissitudes qui sont le point noir des valeurs de bourse : cela est solide et de tout repos. Aussi cherchait-elle ailleurs, sentant vaguement autour d’elle cette odeur de brûlé et se demandant, un peu inquiète, d’où cela pouvait provenir.

C’était surtout par son allure que son mari l’intriguait, par son air soucieux. Il ne revenait plus jamais de la campagne sans se dire épuisé, pas en train. Et dans quel état, grand Dieu ! rentrait-il : avec des bottes salies qu’il ne prenait même plus la peine de quitter avant de monter chez elle ! Il s’installait devant le feu, les jambes allongées, la poitrine écrasée ; il ne parlait pas ; parfois un sursaut l’agitait, et c’était pour tourner vers elle un regard pensif et tendre.

Du coup, ce fut pour elle-même qu’elle prit peur. Elle se figura que sa maladie s’était aggravée, qu’on le lui cachait, qu’elle était en danger de mort. Mais elle n’osa interroger personne.

Un fait la rassura. Elle avait remarqué que son mari, depuis quelque temps, portait presque exclusivement ses préoccupations sur les dépenses de la maison. Cela ressemblait même fort à un parti pris. Par exemple, il n’avait pas manqué, lorsqu’elle était revenue à la charge au sujet de la vache, de représenter que trois cents francs étaient une grosse somme, qu’il ne débourserait pas sans une nécessité absolue.

Elle s’était bien fâchée contre une raison si ridicule, mais il n’avait point voulu plier ! Et chaque jour, à peu près, amenait une discussion du même genre, à propos des mille travaux et réparations que nécessite, au début de l’hiver, l’entretien d’un château comme le Petit-Fougeray : des ardoises, sur la toiture, demandaient à être remplacées : il avait ajourné cette réfection à l’année prochaine ; l’étable pas assez chaude exigeait un recrépi : il avait fait transférer le bétail dans une misérable écurie où il manquait d’air ! De même au sujet du plancher du grenier à foin, pour lequel il suffisait d’une demi-journée de charpentier ; de même pour le poulailler, qui ne pouvait plus se passer d’un grillage neuf. Et, chose curieuse ! lui, le premier, soulevait la question, comme s’il tenait à ce qu’on n’ignorât pas qu’il l’avait déjà résolue par la négative. Elle était exaspérée.

De toutes ces bizarreries, qui pouvaient bien être, après tout, les premiers symptômes de l’âge, elle finit par conclure qu’il n’y avait pas chez lui trace de soucis au sujet de sa santé à elle, et cette constatation lui rendit toute son énergie.

« Voyons ! Timothée… que signifie tout cela, à la fin ? Voulez-vous me le dire ?… Un grillage de poulailler s’en va en morceaux, et vous ne voulez pas le faire réparer !… Vous voilà hors du bon sens, mon ami ! »

Il la regarda avec bonté, mais il ne répondit pas, car il entrait dans son plan de ne pas répondre, de façon à faire travailler son esprit.

« Vous ne voulez pas ? » réitéra-t-elle, d’un ton où perçait une pointe de menace, car elle se froissait de voir ses volontés, jusqu’ici régnantes, se briser, les unes après les autres, contre cette barrière de douleur et de silence… « Vous ne voulez pas ? »

M. des Lourdines eut un air triste, et, avec la tête, il fit « non ».

« Parce que c’est trop cher ? insista-t-elle, ironique.

– Oui », fit-il encore.

Elle ne poursuivit pas, mais elle l’examina avec insistance, longuement. Puis, brusquement, une idée se fit jour en elle, une idée qui, malgré son atrocité, se présenta comme la solution évidente du problème : son esprit se dérangeait !

Elle changea de couleur ; et, soudain, elle eut peur de lui, une peur affreuse, et se souvenant, l’ayant entendu dire, qu’il peut être dangereux de résister aux caprices des déments :

« Vous avez peut-être raison, Timothée, dit-elle, d’une voix altérée, cela vaut mieux ainsi !… vous avez raison ! »

Surpris, il la regarda à son tour.


Le soir même, se mourant d’inquiétude, elle fit monter les domestiques, d’abord Perrine et Estelle, et les interrogea. Elle leur demanda s’ils n’avaient rien remarqué chez monsieur, dans ses propos, dans ses gestes, qui ne fût pas habituel.

« Parlez, parlez, leur dit-elle… vous comprenez, n’est-ce pas… ce que je veux dire ?… c’est dans son intérêt !… dans notre intérêt à tous ! »

Les deux servantes avaient bien constaté que leur maître n’était plus le même depuis quelque temps, mais elles n’apportèrent aucun fait précis, sauf Estelle qui, dans ces derniers jours, l’avait entendu parler tout seul dans sa chambre.

« Et qu’est-ce qu’il dit ?… tu as bien écouté, enfin !… tu as bien fait d’écouter, allons !… qu’est-ce qu’il dit comme cela, tout seul ?

– Ah ! madame notre maîtresse, il dit, il dit… je ne sais point ! »

Quant à Frédéric, il se gratta la tête. Il était d’avis, lui, que monsieur devait être bien malade… et il narra la scène de la nuit, dépeignit la figure blême de son maître quand il était venu le faire lever pour atteler, dès trois heures. « J’ai vu dans la retraite de Russie, dit-il, des hommes couchés dans la neige… eh bien, madame notre maîtresse, ils n’étaient pas plus blancs que lui ! »

Elle eut un geste d’effroi.

« Mon Dieu ! Mon Dieu ! Et en chemin, Frédéric, que vous a-t-il dit ?

– Rien, madame, lui qui est très causant d’habitude… mais, ça c’est vrai, il avait l’air d’avoir grand mal dans la tête !…

– Et au retour ?

– Rien ! »

Célestin déclara qu’à la foire il était venu le tirer par sa blouse d’un air « ben drôle sûrement », et que, dernièrement, dans la prairie, il l’avait appelé : « Célestin ! » pour ne rien lui dire, et que même, le pauvre monsieur, il avait failli en pleurer !

Elle les congédia. « Mon Dieu, épargnez-nous ! » murmurait-elle, et elle arrêta d’écrire dès le lendemain au docteur Lancier.


Le lendemain, vers trois heures, sa lettre achevée, comme elle faisait flamber la cire, un roulement de voiture pénétra dans la cour. « Ah ! pensa-t-elle, pourvu que ce ne soit pas quelqu’un ! »

Mais Estelle, accourue, la prévenait que le docteur Lancier venait d’arriver.

« Le docteur, tu dis ?… le docteur ! en es-tu bien sûre ? Mais… mais… c’est la Providence qui me l’envoie !… vite, vite, qu’il monte ! je l’attends ! va lui dire !

– C’est que…, madame, il cause avec notre monsieur, sous la charmille.

– Il cause sous la charmille !… – après tout, pensa-t-elle, cela vaut mieux ainsi, il se rendra compte, il verra !… Et dire que cette idée m’est venue comme cela, tout d’un coup !… Mon Dieu ! ah ! c’est affreux – Estelle, donne un coup de poing aux oreillers… repousse les rideaux… bien… Maintenant, tu peux t’en aller… laisse la porte ouverte. »

En quelques heures, dans son cerveau de malade, l’hypothèse de la folie avait pris toute la valeur d’une certitude.


Les mains jointes, anxieuse, aux écoutes, elle attendit. Le médecin tardait à monter. Enfin, son pas résonna dans l’escalier : il était seul.

Dès qu’elle l’aperçut venir dans le vestibule, plus lentement que d’ordinaire, la tête basse et se frottant rêveusement les mains, sa première pensée fut : « Certainement, il s’est aperçu de quelque chose ! »

Le docteur, avant d’entrer, marqua un temps d’arrêt dont il profita pour redresser, à petits coups de doigt vifs, ses cheveux blancs collés aux tempes par le chapeau. C’était un vieillard si bien conservé dans sa longue redingote, d’une santé si rosée, peut-on dire, qu’il semblait vivre ainsi depuis Molière.

Ses gros yeux bons pleuraient toujours un peu derrière ses besicles. Il les essuya.

« Je puis entrer, ma chère dame ? »

Elle agita la tête en s’efforçant de sourire : « Oui… oui… »

Les lunettes miroitèrent.

« Je sais qu’on ne m’attendait pas aujourd’hui, dit-il, en traversant la chambre du petit pas propre de son pied très petit – en général il disait on à ses malades du sexe féminin –, mais je suis venu quand même… »

Et, les sourcils rapprochés, il regardait par-dessous ses lunettes, avec une grimace de la bouche, le dos de sa main.

« J’avais quelques visites dans les environs… et j’en ai profité… voilà… voir un peu comment on se sent… Eh bien ? »

Il s’assit.

« C’est aimable à vous, docteur, vraiment… ah ! je suis heureuse de vous voir !… vraiment !… très heureuse !… votre présence… »

Elle ne trouvait plus ses mots, car il n’avait pas, en effet, sa figure des autres fois ; et rien que le timbre de sa voix lui donnait à pressentir qu’il allait, tout à l’heure, lui parler de son mari.

Il commença par l’examiner ; puis, tirant sa montre, qu’il ne consultait jamais sans faire d’abord, geste de myope, deux pas en arrière, il lui tâta le pouls ; puis il l’ausculta,

« Allons, déclara-t-il enfin, en ce qui touche notre santé, je ne suis pas mécontent, au contraire, tout va bien, mais… »

Et, assis en face d’elle, les yeux rêveurs sous la barre solennellement remontée de ses sourcils, il faisait craquer ses doigts.

« Mais… la saison ne vous sera pas clémente, ma chère dame…, il ne faudra négliger aucune précaution… et principalement, car l’on est impressionnable,… ne pas se laisser à l’avance accabler par la crainte des contrariétés… Des contrariétés, des ennuis… des épreuves, nous en recevons tous notre part, et nous n’en mourons pas !… L’homme, ma chère dame, est un champ de bataille où deux ennemis sont aux prises : la raison, et ce que nous appelons les nerfs. Que la raison ait toujours le dernier mot ! Quant à nous, nous sommes assez forte pour supporter un choc moral, même violent !… Même violent !… n’est-ce pas ?

– Docteur ! » interrompit-elle, la gorge bridée, car elle voyait où il en voulait venir, qu’il avait en vue de la fortifier contre la chose tragique. Mais il ne parut pas l’entendre.

« Donc, confiance en soi et sérénité, ma chère dame, tels sont les suprêmes conseils de la sagesse et de la médecine… C’est bien entendu ?

– Docteur ! s’écria-t-elle encore, en fixant sur le vieillard ses yeux qui étincelaient…, vous avez vu mon mari tout à l’heure, vous lui avez parlé ? »

Il y avait dans son accent tant de détresse que le médecin en resta muet quelques secondes ; puis, scrutateur et très calme :

« En effet… je viens de causer un moment avec M. des Lourdines.

– Que vous a-t-il dit ?

– Mon Dieu !… ma chère dame, répondit-il, sans se départir de son impassibilité,… nous avons causé de choses… mon Dieu !… M. des Lourdines m’a fait l’honneur de m’entretenir de certaines de ses affaires.

– Rien ne vous a frappé en lui ?… dans sa façon… dans ce qu’il vous a dit… rien, rien ?

– Je ne comprends pas très bien… rien ne m’a frappé, non, madame.

– Ah !… vous ne voulez pas me le dire !… Peut-être… oui ! peut-être n’en êtes-vous pas sûr encore… alors dites-le-moi ! »

Ils se turent ; subitement elle fondit en larmes :

« Ah !… docteur ! docteur !… Je suis si malheureuse… depuis quelque temps il m’effraie… »

Et, par le menu, en termes précipités, elle conta tout : son départ dans la nuit, ses allures inexplicables, sa manie, toute récente, de refuser les dépenses les plus indispensables de la maison.

« Et justement, depuis cette foire, larmoyait-elle, il reste plus longtemps, le soir, avec moi… Il se met au coin du feu, ici, sans rien dire, et avec cet air, mon Dieu !… Je me creusais la tête !… Je ne savais pas ce que tout cela signifiait… Lorsque hier, tout à coup… l’idée m’est venue !… mais je n’ose pas !… c’est si affreux à dire !… J’ai eu l’idée que peut-être son esprit… comprenez-vous, docteur ?… qu’il avait là quelque chose ! »

Elle sanglotait.

Le docteur Lancier ne disait mot. Mais, quand elle eut découvert son visage pour lever sur lui ses yeux troubles, il s’approcha, s’appuya sur la table.

« Ouais ! » faisait-il, se parlant à lui-même.

Il la regardait, se tenait courbé vers elle, comme pour une confidence, toujours appuyé des deux mains, avec une sorte de sans-gêne évidemment intentionnel, et d’un caractère saisissant, dans la situation.

« Ce que je puis vous affirmer, madame, articula-t-il d’un ton très ferme, très grave, en comptant ses mots, c’est que M. des Lourdines jouit-de-toutes-ses-facultés ; c’est que M. des Lourdines est-parfaitement-sain-d’esprit… »

Or, cette affirmation, qui eût dû la rassurer, lui donna le frisson.

Abasourdie, elle le regardait à son tour, restait sans phrase. Une autre peur s’emparait d’elle, une peur vague, sans objet ; car, elle le voyait : il avait dans les yeux, au-dessus des yeux, dans le front, une pensée !

Elle écouta, sans les entendre, ses derniers conseils, répondit comme elle put à quelques propos indifférents, et le laissa partir…

Et ce fut, le lendemain, une autre visite : le père Placide arriva dans l’après-midi. Ce bon père, depuis plus de dix ans confesseur de Mme des Lourdines, jovial et florissant, buvait volontiers le muscat sur le buffet ; plus d’une fois, après avoir absous sa pénitente, il s’en était allé, avec M. des Lourdines, grappiller du raisin dans les treilles. Ce jour-là, M. des Lourdines le guettait, et leur entretien se prolongea sous la charmille. Même Mme des Lourdines dépêcha Estelle pour tâcher – elle le lui suggéra – de surprendre quelques bribes de leur entretien. Mais ils s’aperçurent que la servante rôdait autour d’eux, et ils s’éloignèrent.

Enfin le père Placide entra. Il entra seul.

C’était un capucin aux larges pieds, à la barbe polaire.

Mme des Lourdines le fit asseoir, lui demanda des nouvelles de la communauté. Il répondait sans vivacité, et elle remarqua l’air contraint dont il caressait sa barbe.

Lui aussi avait saisi l’occasion d’une tournée dans le pays pour venir jusqu’au Petit-Fougeray. Elle lui demanda s’il ne voulait pas se rafraîchir ; il refusa, en y mettant une nuance toute particulière de discrétion. Puis il lui proposa de la confesser…

Avant de lui donner l’absolution, il prononça des paroles de paix, l’exhorta à la patience, à la résignation, pensées qu’il avait formulées cent fois, presque dans les mêmes termes ; il s’aperçut que l’effet s’en était émoussé. Alors, il commenta les paroles de l’Imitation : qu’il nous est avantageux de vivre dans les afflictions et les traverses, qu’il ne faut mettre son espérance en aucune chose du monde !

Il parla longtemps, en compassant ses termes, en procédant par touches, par chocs :

« Dieu, ma chère sœur, vous a donné des richesses, il pourrait, par exemple, vous les retirer !… mais tous les biens de la terre ne sont rien, et Dieu, en nous les enlevant, nous délivre de la servitude du péché. »

En même temps, il envoyait de longs soupirs, qui faisaient trembler sa barbe.

Et, comme la veille, aux dernières paroles du médecin, elle fut reprise de peur, mais d’une peur dont l’objet commençait à se préciser. Un péril se resserrait autour d’elle, s’apprêtait à l’étouffer !

Puis, quand il lui eut donné l’absolution :

« Mon père… ah !… je me sens une angoisse ! »

Le moine redressa sa haute taille.

J’ai pensé à vous, ma chère sœur, dit-il en tirant de ses bures profondes une petite médaille, tenez, vous la passerez ce soir à votre cou… vous prierez… il faut prier !… prier beaucoup !… »

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Le soir même, à son heure, M. des Lourdines vint prendre place devant le feu. Il semblait exténué. Coulé dans son fauteuil, le menton bas, il étendit à la flamme ses bottes maculées jusqu’aux genoux. La lampe n’était pas encore allumée et ni l’un ni l’autre ne parlait de dissiper le noir qui commençait à les envelopper.


C’était l’heure douce où, dernière à s’endormir, la fenêtre se découpe, bleuâtre, dans la pénombre ; où, seule, au fond de la chambre ensommeillée, luit la poignée de cuivre d’une commode. Une petite abeille, égarée de sa ruche, égarée de l’été, cherche son miel dans la fleur des rideaux et va mourir. Dehors, s’assombrissent les grands herbages ; dans les bosquets, le merle une dernière fois pépie, en faisant pleuvoir les feuilles mouillées sur ses ailes noires.

Mme des Lourdines se tenait immobile, invisible, dans son encoignure.

« Timothée, risqua-t-elle enfin, craintivement, Bourasseau, le marchand de bois, est venu ce soir pour acheter l’ormeau que nous avons abattu… vous n’étiez pas là… je n’ai pas fait le marché…

– Vous avez eu tort, Émilie.

– Pourquoi cela ?… Voici l’hiver, Timothée, et nous n’avons pas trop de bois… »

Un silence.

« Nous avons plus besoin d’argent que de bois de chauffage ! »

Un silence suivit encore.

« D’argent ? reprit Mme des Lourdines dont la voix parut sortir de sa fausse gorge.

– Oui, Émilie. »

Et ils se turent de nouveau.

« Timothée ! éclata-t-elle soudain…, que veut dire tout cela ?… Il y a quelque chose !… vous me cachez quelque chose de grave !… J’ai compris, je le sens !… il s’agit d’argent !… Timothée ? »

Elle grelottait.

Il ne répondit rien ; il tremblait aussi.

« Nous avons perdu de l’argent !… quoi ?… dites, de grâce !… Mais c’est impossible ! »

Il ne répondait toujours rien. Il voulait parler, il ne pouvait pas. Alors il se leva et se dirigea vers elle.

En le voyant venir, elle jeta : « Nous sommes ruinés !

– Non !… non !… dit-il, en s’emparant de ses mains, qui étaient glacées, nous ne sommes pas ruinés !… écoutez-moi !… écoutez-moi, Émilie !

– Nous sommes ruinés !… Je le sens !… Je veux le savoir… Je serai forte ! persistait-elle, en cherchant à se dégager.

– Non !… non !… » Mais c’était, malgré lui, un « non » accablé, ténébreux.

« Mais comment ?… comment ?… » poursuivit-elle, haletante.

Face à face, ils se voyaient à peine.

« Pour l’amour de Dieu, écoutez-moi, Émilie !

– Ah !… » s’apaisa-t-elle tout à coup ; et, d’une voix moribonde, tandis que son regard s’hallucinait, voyait dans la chambre apparaître quelque chose : « Anthime ! » murmura-t-elle.

Sans rien dire, il lui pressa les mains plus fort ; sur quoi elle jeta un grand cri déchirant :

« C’est Anthime ! »

Et elle s’affaissa.


Quand les domestiques furent accourus, il fallut la délacer et la porter sur son lit.