Monsieur des Lourdines/Chapitre VI

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Bernard Grasset (p. 111-122).
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Depuis quatre longues heures, le cabriolet roulait sur la grand-route. Frédéric avait allumé les lanternes dont la lueur, dans le jour restant, jaunissait à peine, au passage, les flaques d’eau.

On était parti beaucoup plus tard qu’il n’aurait fallu, de sorte qu’au lieu cette fois d’être de retour au Petit-Fougeray dans la matinée, on n’y serait pas avant la nuit : Frédéric avait dû réparer plusieurs erreurs commises dans ses achats, puis il s’était aperçu, en attelant, que la jument avait besoin d’être ferrée ; mais surtout on avait perdu beaucoup de temps à chercher M. des Lourdines, lequel se trouvait là où personne du reste n’en avait l’idée, c’est-à-dire au tribunal, à la justice de paix, au greffe, dans les auberges, et partout où il pensait avoir chance de rencontrer le meunier Suire. Car, au dernier moment, un problème inquiétant s’était posé : quel rapport faire à sa femme des débats concernant le procès Suire ? À cela, tout d’abord, il n’avait pas songé ! Or, le meunier était resté introuvable ; et personne, à son défaut, pour le renseigner sur les dispositifs du jugement ?

Autre chose le tourmentait : de quelle façon expliquer l’ordre que, la veille, dans son affolement, il avait donné à Célestin de ne pas acheter de vache ? Sa femme n’éventerait-elle pas là quelque anguille sous roche ? Et il déplorait cette maladresse, qui venait compliquer les choses et le gêner dans l’exécution du plan qu’il s’était fait de ne rien laisser transpirer. Quant à cela, par exemple, sa résolution était inflexible : tout au moins jusqu’à ce que fût connu le résultat de l’enquête, il dissimulerait, il disputerait, par tous les moyens, les quelques heures de quiétude que sa pauvre Émilie pouvait vivre encore.

Un instant il avait craint, préférant s’expliquer lui-même, que Célestin ne fût de retour à la maison avant lui. Mais tout à l’heure on venait de le dépasser sur la route, qui s’en revenait dans sa charrette à vide.

On avait quitté le plat pays. C’était, maintenant, les lentes côtes, et les descentes saccadées au trot retenu de la jument. Le soir tombait dans de la bruine, laquelle n’avait pas cessé depuis la veille.

M des Lourdines se laissait emporter, sans penser, mort de fatigue. Il se serait endormi dans le roulement monotone, si son âme lui eût fait moins mal ; s’il n’eût pas autant souffert de tous ses membres, jusque de ses yeux qui, meurtris, se rouvraient par sursauts, vides de ce qu’ils regardaient : des ombres, des spectres d’arbres glissant à contresens, les reins fumants de la jument, la croupière que le trot déplaçait, tout cela, et les guides sur la barre du tablier, et les mains rouges de Frédéric, et les rames de feu des lanternes sur la route réticulée d’ornières luisantes, et là-haut, par-dessus les buissons couchés par le vent, dans un ciel ballonné d’eau grise et bleue, une grande tête de nuage roux enchaînée en des blocs d’orage !


Il se laissait emporter.

Soudain, tournant ce soir trop connu, une lueur brille dans une masure ; la nuit, à l’horizon, s’épaissit du renflement des bois ; le frein grince, on descend la côte de la Crêneraie.

Il fallait donc en venir là : rentrer chez lui !

Le frein grince horriblement ! Et voici des arbres, le Petit-Fougeray : on n’en est plus éloigné qu’à une portée de fusil à balle ! Le cabriolet a tourné à gauche. Il roule dans l’avenue, sur une herbe épaisse, au seul bruit des ressorts. Tout est silence ; la chambre de Mme des Lourdines est éclairée !

« Courage !… courage ! » se répète-t-il. Cette exhortation du conseiller bat dans toutes ses artères le rappel de ses forces : « Courage ! »

Et, descendu maintenant, le dos tourné au perron qui s’éclaire, il tend les mains vers la voiture, vers Frédéric, pour recevoir les paquets, tous les paquets. Il veut en tenir plein les bras ; il sera moins seul ainsi, moins regardé…

La roue, embouée, avance et recule, la jument bâille dans son haleine, broie son mors avec un bruit de dents et de trousseau de clefs.

Il n’a rien dit d’abord, trop ému par la clarté que là-haut, de la porte, Perrine dirige sur eux avec sa lampe.

« Comment va madame ?

– Hé bé, monsieur, toujours de même. Elle commençait à languir après la voiture ! Monsieur n’arrive pas de bonne heure, aujourd’hui !

– Non !… pas de bonne heure… Non !… il a fallu ferrer la jument… enfin, pas grand-chose !… sûrement… Mais oui… je suis bien en retard ! »

Et il monte l’escalier, et il souffle :

« Bien en retard !… bien en retard !… »


Elle avait reconnu sa voix. Elle l’attendait sur le seuil de sa chambre, en se tenant ferme aux jambages de la porte. Quand il vint, de son pas balancé elle regagna le milieu de la pièce, où elle se retourna de nouveau.

Un feu de bois voltigeait dans la cheminée, répandait une douce tiédeur.

« Ah ! ce n’est pas trop tôt !… Qu’est-ce que vous faisiez donc ?

– Hé ! voilà… Émilie… Ouf !… je crois que j’ai monté les marches un peu vite !… Frédéric s’était trompé dans vos commissions… puis, au moment de partir, il a fallu ferrer la jument… Mais voici vos paquets : de la laine, je crois… ceci doit venir… attendez, non, voilà ce qui vient de chez le droguiste, ceci…

– Enfin, je commençais à être inquiète !… Donnez-moi ça ici, interrompit-elle, en allant s’asseoir devant sa table… Eh bien, en voilà une histoire ! Qu’est-ce que c’est que ce procès de Suire ?… Vous avez tout de même bien de la bonté, Timothée !… Qu’est-ce que c’est que ce procès ? »

D’abord, il enleva sa limousine :

« Il fait bien chaud, ici ! »

Puis il en disposa les plis sur une chaise, devant le feu, de façon qu’elle séchât.

Alors, d’une voix qu’il sentait trembler, il raconta l’aventure de la carrière, les prétentions de Pagis. Il marchait de-ci de-là, en proie à un inexprimable malaise, et se donnant bien garde de rencontrer les yeux de sa femme.

« Des hypothèques ! s’étonna-t-elle, en s’arrêtant de manipuler ses paquets, mais en quoi votre témoignage pouvait-il lui servir ?

– Pouvait-il lui servir ?… répéta M. des Lourdines, que cette question fit pâlir… Mais aussi, ma bonne amie, n’était-ce pas à proprement parler mon témoignage qu’il me demandait… c’était plutôt ma présence… comment dirais-je ?… Comme garantie de sa parfaite honorabilité… Vous comprenez ?… C’est comme… enfin… Je voudrais trouver une comparaison…

– Oh ! je comprends bien !… mais au moins l’a-t-il gagné, son procès ?

– Son procès ?… Ah ! voilà… C’est que… justement… c’est que, justement… »

Oubliées du coup toutes les explications imaginées en chemin ; sa tête se perdait ! Il fut sur le point de dire la vérité ; ses gestes, il les sentait si gauches, si révélateurs, que c’était folie que de continuer de feindre.

« Eh bien ? demanda-t-elle, en le regardant avec curiosité…

– Je vous avoue, Émilie, expliqua-t-il… je vous avoue… que je ne suis pas resté jusqu’à la fin… J’ai dit ce que j’avais à dire… et je suis parti. Rien de plus confus que tous ces procès… ne traîne plus en longueur ! »

Comme elle ne le jugeait pas à une originalité près, elle n’insista pas.

Il respira un peu plus à l’aise.

« Mais à quelle heure êtes-vous donc parti pour Poitiers ?

– Quand cela ? lundi matin ?… à quatre heures, Émilie.

– Comme vous fûtes matinal ! Mais, dites-moi, où avez-vous dormi, cette nuit-là ?

– Comment cela ?

– Oui… vous ne vous êtes pas couché ?… votre lit n’était pas défait… »

Et comme il s’embarrassait, balbutiait, elle l’interrompit pour lui signifier qu’il n’était point du tout raisonnable.

Puis tout à coup :

« Mais approchez donc un peu, Timothée, dans la lumière, ici ; je ne m’étais donc pas trompée tout à l’heure… Je croyais que c’était le feu qui jouait sur votre figure… Mais non !… Qu’est-ce que vous avez ?… N’êtes-vous pas malade ?

– Je n’ai rien, Émilie… absolument rien !

– Vraiment ?… Vous avez bien mauvaise mine !

– Je ne suis pas malade, seulement fatigué… Ce voyage…

– Enfin ! si vous n’êtes pas malade, c’est l’essentiel… mais vous avez bien mauvaise mine ! »

Elle se tut, et insensiblement ses yeux songèrent à autre chose, ses doigts s’impatientèrent.

« Frédéric met bien du temps, dit-elle, à venir me rendre ses comptes !… et Célestin, l’avez-vous vu, Timothée… est-il revenu ?

– À propos de Célestin, répondit-il, en se jetant sans balancer dans ce buisson d’épines…, oui… Je l’ai rencontré sur le marché… Ma foi ! j’avais réfléchi en chemin… Il me semble, Émilie, que, tout de même, Blondine et la Rousseaude peuvent nous suffire pour le moment, et…

– Quoi ? » fit Mme des Lourdines, dont le fauteuil sursauta.

Il répéta, bien qu’avec moins d’assurance, ce qu’il venait de dire.

« Alors, Célestin n’a pas acheté de vache !

– J’ai peut-être eu tort… »

Violemment, elle s’empara de sa liseuse d’ivoire :

« C’est tout de même un peu fort ! »

Elle le regardait, indignée.

« L’année dernière, hasarda-t-il, les deux vaches nous ont suffi, Émilie !…

– Quelle idée ! Ces deux vaches nous ont suffi, mais là n’est pas la question !… La Rousseaude a son veau à nourrir et nous ne pouvons pas lui prendre tout son lait !… Voici l’hiver, nous allons avoir des ouvrières et des journaliers, que voulez-vous que je fasse ? C’était pourtant une affaire bien entendue ! Mais quelle idée !… Mais c’est absurde ! »

Ses joues se violaçaient. Très émue, elle suivait de la tête son mari, qui avait repris sa marche de long en large.

« C’est vrai ! disait M. des Lourdines, qui recommençait à perdre toute présence d’esprit… Mais il semble qu’on pourrait tirer parti des deux vaches… par exemple… en vendant le veau à la foire prochaine ?…

– Mais c’est absurde ! vendre le veau ! qu’est-ce que cela vient faire ici ? Et puis il était convenu que nous l’élèverions, ce veau !… mais c’est inimaginable !… Timothée !… qu’est-ce que vous avez ? »

Frédéric se présentait à la porte, qui était restée entrouverte ; il venait rendre ses comptes.

Mme des Lourdines tourna de son côté un regard assombri par la contrariété, et lui fit signe d’approcher.

« Et puis, dit-elle, vous avez mis votre limousine à sécher devant le feu, Timothée, cela sent bien mauvais ! »

Profitant de ce que Frédéric s’embarquait dans une explication, M. des Lourdines prit son vêtement et s’esquiva.

Presque doux lui fut le refuge de sa chambre, qu’il referma à double tour. Jusqu’à demain le silence, le grand silence dans lequel on se couche comme dans la mort !

Les bras inertes, il entendait au-dehors la voix des arbres passer et s’éloigner.

Son violon se trouvait sur son lit… pourquoi ? pourquoi n’était-il pas dans l’armoire ? L’avait-il donc, l’autre nuit, oublié là ? il le regardait, il ne se rappelait plus… il se rappelait seulement qu’ils avaient chanté ensemble… autrefois… mais tout cela était loin de lui !… très loin, dans sa jeunesse, car tout maintenant était sa jeunesse, excepté demain !

Alors il se laissa tomber sur une chaise et longtemps, longtemps, il pleura.