Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 1
PREMIÈRE PARTIE.
I.
UNE RENCONTRE.
— Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,
Le vent du soir se lève et l’arrache aux vallons…
— Chut ! j’entends parler…
— Et moi je suis semblable à la feuille flétrie :
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons…
— Ceci est une voix de femme, ou je ne m’y connais pas, messieurs ! s’écria alors Melchior Bonnasseau, agent de change de naissance et fat de profession.
— C’est une nymphe des bois qui soupire ; c’est la dryade d’un vieux chêne, dit à son tour le général Rapart, un ancien héros de l’Empire qui tenait ce détail mythologique d’une vieille danseuse de l’Opéra.
— C’est tout simplement une fort belle femme, dit le héros de cette histoire, Lionel de Marny, jeune homme spirituel et passionné, qui visait au positif en toutes choses, et n’admettait nymphes ni sylphides sous aucun prétexte, même en conversation. Une fort belle femme, ajouta-t-il ; à la chasse, j’aimerais mieux un lièvre, mais il faut se résigner. Venez à ma place, vous distinguerez parfaitement ses traits ; la voyez-vous derrière ces arbres ?
— Je vois un chapeau…
— Je ne vois rien du tout… Si, si ! je vois une main qui tient un livre.
— Ah ! ah ! j’aperçois des cheveux noirs ; c’est une brune.
— Je la vois maintenant à merveille… Belle ! oh ! belle femme, en vérité ! reprit Melchior Bonnasseau. Sais-tu à qui elle ressemble ? À la nièce de madame Boullard… c’est comme si tu la voyais.
Et la jeune femme qui attirait ainsi l’attention des chasseurs, — la nymphe des bois, — la dryade du chêne, — la nièce apparente de madame Boullard, — entendant parler derrière elle, tourna la tête vivement. Elle aperçut les trois chasseurs qui la contemplaient, elle rougit. Les chasseurs, frappés de sa beauté et de son regard imposant, la saluèrent avec respect, puis ils la virent s’éloigner rapidement.
— Gamin, sais-tu qui est cette dame ? dit l’agent de change à un enfant qui gardait des vaches.
— Oui, monsieur, c’est la femme au fou, répondit l’enfant.
— Qu’est-ce que c’est que ça, la femme au fou ?
— Dame, on l’appelle comme ça dans le pays.
— La femme au fou ! répétèrent en riant les chasseurs.
— Retournons au château, dit Lionel ; madame d’Auray doit la connaître ; elle nous dira ce que c’est.
« Dieu, qu’elle est belle ! » pensait-il.