Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 11

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Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 290-293).


XI.

LA VIE RÉELLE.


Madame de Pontanges revint chez elle triste et désenchantée. Elle était mécontente de Lionel et ne pouvait savoir pourquoi. Son instinct lui disait qu’elle avait à se plaindre de lui, et cependant elle ne trouvait à lui adresser aucun reproche.

Laurence ignorait ces combats de vanité qui rendent le monde si piquant et souvent si maussade. Vanité de naissance, vanité de fortune, vanité d’amour, et quelquefois même vanité d’esprit.

Elle sentait que M. de Marny avait agi ce soir-là mal envers elle, et pourtant il semblait lui avoir tout sacrifié.

Elle n’avait pas le secret misérable de sa conduite ; elle ne se disait pas : « Il m’a reniée, parce que je ne suis pas une femme élégante comme les jolies femmes qui l’accompagnaient ; il a rougi de moi, parce que l’on me trouvait ridicule… »

Mais elle, avait perdu toute sa confiance en lui. Les soupçons qui lui venaient à l’idée étaient faux, mais l’impression qu’elle ressentait était juste ; et, sans s’expliquer sa tristesse, elle s’y abandonnait sincèrement, parce que ses impressions ne l’avaient jamais trompée.

N’avez-vous pas éprouvé cela plus d’une fois ? Une personne que vous aimez vous consacre toute sa journée ; elle dit tout ce que vous désirez qu’elle dise, rien n’est changé en apparence ; c’est la même affection qu’hier… et cependant votre cœur se serre ; vous n’avez aucune raison de craindre, et vous tremblez ; on vous quitte la veille avec tendresse en disant : « À demain… » et vous pleurez… Et puis, quelque temps après, lorsque vous apprenez un duel, un malheur, une infidélité, vous vous écriez, sans que l’on puisse vous comprendre : — C’était cela !!!

Une autre circonstance avait aussi contribué à refroidir Laurence dans son amour naissant :

une comparaison.

Lionel était le premier homme aimable qui eût paru dans le vieux donjon de Pontanges. Laurence n’avait pas vu le prince de Loïsberg depuis quatre ou cinq ans. Son cousin était alors un jeune écolier insignifiant.

En le voyant auprès de M. de Marny, elle les compara malgré elle.

Et cette comparaison, au premier aspect, n’était pas à l’avantage de Lionel.

Il avait sans doute plus d’esprit que le prince ; mais il fallait les connaître longtemps tous deux pour le savoir.

Je ne vous dis rien de l’illustre Ferdinand Dulac, qui avait plus d’esprit encore que les deux autres. Celui-là aussi ne laissait pas de nuire à ceux qui voulaient plaire auprès de lui.

Or Laurence avait fait cette découverte :

Qu’il y avait deux hommes aussi aimables que celui qu’elle préférait.

Découverte, selon moi, fort dangereuse.

Eh bien, M. de Marny, en homme qui a l’habitude de séduire, devina tout cela !

Et dès lors cette conquête, qui n’était encore qu’un projet vague, qu’un entraînement peut-être de son cœur, devint une gageure, un pari fait avec lui-même, qu’il se promit de gagner.

Arrivé à Pontanges, on le conduisit dans une chambre énorme, très-belle, très-historique, très-intéressante à visiter pour un antiquaire, amant du moyen âge, — mais très-incommode à habiter pour un élégant, accoutumé au confortable de la vie anglo-parisienne. Les murs étaient recouverts de riches tapisseries représentant des sujets tirés de la Bible : Rachel et Jacob, Ruth et Booz, Joseph vendu par ses frères ; mais le vent qui soufflait dans les fentes des portes et des fenêtres les agitait si violemment, que l’on croyait à chaque instant voir l’échelle de Jacob et l’amphore de Rachel tomber sur votre tête.

Les rats et les souris, accoutumés à la solitude de ces lieux, venaient s’ébattre joyeusement derrière ces mouvantes figures ; et ce fut toute la nuit un tapage, une fête à empêcher de dormir un enfant.

Lionel, impatienté de son insomnie, maudissait les vieux châteaux, les souvenirs et l’histoire : il s’agitait dans son lit sans pouvoir dormir ; de plus, les draps étaient humides, le couvre-pied n’était pas assez lourd ; il mourait de froid.

Quand M. de Marny se leva, il était brisé de fatigue et de fort mauvaise humeur, et puis il n’avait pas sa robe de chambre, rapportée de Londres, si élégante et si commode !

En se regardant dans la glace, Lionel fut frappé de sa pâleur. L’idée lui vint de tourner ce changement à son avantage : il lui donnait un air de souffrance, de passion, dont il pouvait profiter.

— Vous avez bien mal dormi, j’en ai peur ? lui dit madame de Pontanges lorsqu’il entra dans le salon.

— Ah ! je savais bien que je ne dormirais pas, répondit Lionel avec une sorte d’émotion… si près de vous !

Laurence rougit.

On vint avertir que le déjeuner était servi.

M. de Marny fut placé à côté de madame de Pontanges ; mais il avait en face de lui l’effroyable Clorinde, et la vue de cette enfant malsaine lui était si désagréable, qu’il ne put rien manger.

D’ailleurs ce déjeuner était détestable. Le jambon était dur, le pain était humide, l’omelette sentait l’oignon, le café sentait la fumée, et le vin avait un petit goût de bouchon très-prononcé.

À toutes les offres qu’on lui faisait, Lionel répondait d’une voix oppressée : — Je n’ai pas faim, merci.

Et le dégoût que lui inspiraient toutes ces choses, la fatigue d’une nuit passée sans dormir, donnaient à sa physionomie un air de langueur et de mélancolie ravissant.

Tout à coup, au milieu du repas, on entendit dans une pièce assez éloignée de la salle à manger une espèce de cri sauvage.

— C’est M. le marquis qui appelle ! dit un des gens de la maison en ouvrant la porte.

Laurence aussitôt se leva de table et courut vers l’appartement d’où le cri était parti.

Elle resta longtemps absente.

— Pauvre jeune femme ! s’écria madame Ermangard. Que de bonté ! quelle existence pitoyable ! consacrer ainsi toute sa vie à un crétin ! C’est un dévouement qui va jusqu’à la duperie… n’est-ce pas ?

— Comment, dit Lionel, n’employez-vous pas votre influence sur son esprit pour l’engager à mettre ce fou dans une maison de santé ?

— Eh ! mon Dieu, j’ai déjà fait tout ce que j’ai pu pour l’y décider ; mais elle s’indigne à la seule pensée de le quitter un jour. On n’obtiendra jamais rien d’elle sur ce point.

Laurence revint comme sa tante achevait ces mots. Son visage était altéré, ses beaux cheveux étaient en désordre ; elle paraissait de mauvaise humeur.

Pour la première fois, son devoir l’avait ennuyée !

— Vous savez ce que ma tante a décidé dans sa sagesse, dit-elle ; nous vous reconduisons chez madame d’Auray dans une heure, et je profite de cette occasion pour lui rendre sa visite de l’autre jour.

— C’est une excellente idée, répondit Lionel ; je redoutais fort de faire cette route seul… — et à pied ! se dit-il tout bas.

— Cela me fait penser que j’ai des ordres à donner à Joseph, dit à son tour madame Ermangard ; pardon si je vous quitte un instant.

Rien n’est plus plaisant, à mon avis, qu’une personne importune demandant pardon de s’en aller.