Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 15

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Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 301-305).
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XV.

DEUX GÉNIES EN PRÉSENCE.


— Le voilà !!!

Et la duchesse de Champigny se leva avec empressement, et se dirigea vers la fenêtre du salon pour voir les nouveaux arrivants qui descendaient de voiture : c’étaient un de ses anciens amis et M. de R…, le spirituel auteur d’un des livres les plus dangereux de notre littérature moderne :

les Pleurs d’un fat.

M. de R…, présenté à la duchesse, s’inclina d’abord devant elle avec un respect exagéré : il semblait moins répondre à une politesse que se confondre en excuses ; il avait l’air de demander pardon d’avance aux personnes qui l’entouraient des observations malicieuses que leurs différents ridicules allaient lui fournir.

Le plus aimable orgueil respirait dans sa modestie, et tout ce qu’il répondait pour repousser les éloges enthousiastes dont on l’accablait, son étonnement, enfin, voulait dire : « Je ne croyais pas que des gens tels que vous fussent capables d’apprécier un homme tel que moi. »

M. de R… s’était si naïvement résigné à être méconnu — en homme qui se croit au-dessus de son siècle — qu’on semblait le déconcerter en l’admirant sitôt. Il était presque humilié d’être, par ses contemporains, compris avant l’heure… avant l’heure insolemment lointaine que son orgueil avait choisie dans l’avenir.

Cependant M. de R…, assis entre la duchesse et madame de Pontanges, s’enivrait des plus séduisantes flatteries.

Laurence lui parlait de ses ouvrages, qu’elle savait par cœur. M. de R…, frappé de sa beauté, la regardait attentivement comme une héroïne à peindre. Il la faisait poser comme un modèle qui pourrait servir dans un de ses ouvrages ; il esquissait d’après elle, dans son esprit, un croquis à la hâte : — ce que fait un peintre de paysage pour retenir un site qui l’a séduit.

La duchesse était gracieuse et coquette ; l’homme de génie était dans son élément, car l’élément du poète est l’encens brûlé par des femmes, — et M. de R… permettait aux femmes d’admirer son génie tout de suite. — Ces succès-là, il les admettait de son vivant.

Tandis que sa vanité se dilatait à ce feu si doux, Lionel et M. Ferdinand Dulac, qui jouaient au billard, rentrèrent dans le salon.

À l’aspect de M. Dulac, la figure de M. de R… se décomposa :

« Lui aussi !


pensa-t-il. Cette femme a donc des prétentions littéraires, qu’elle court ainsi après les auteurs ? est-ce qu’elle fait notre collection ? »

Il se leva cependant, et, s’approchant de Ferdinand :

— Bonjour, mon cher, dit-il ; je vous croyais en Normandie, chez votre tante, la bonne madame Gabilloche ; c’est pour moi une agréable surprise de vous trouver ici.

C’était bien méchant d’apprendre aux nobles personnages parés de si grands noms, qui l’écoutaient, que M. Dulac possédait en Normandie une tante qu’on appelait madame Gabilloche !

Et pendant tout le temps du dîner, ce fut ainsi une petite guerre froide entre les deux génies.

Si l’un racontait une histoire, l’autre l’interrompait aussitôt et s’amusait à le déconcerter.

— Que c’est charmant, Faustine ! disait la duchesse à M. de R…

— Oui, ajoutait Ferdinand Dulac, c’est un petit chef-d’œuvre ; vous avez tiré parti de ce sujet d’une manière étonnante ; vous l’avez pris dans les Mémoires de P… ; mais là c’est lourdement conté ; vous l’avez arrangé à ravir !…

— Ah ! le sujet de cette nouvelle est tiré des Mémoires de P… ? disait la duchesse ; je ne savais pas… C’est charmant…

— Est-ce un roman que vous faites maintenant ? disait madame de Pontanges à M. Dulac.

— Oui, madame.

— À quelle époque la scène se passe-t-elle ?

— Au temps de la Jacquerie, lorsque…

— Oh ! prenez garde, interrompait M. de R… ; n’allez pas sur les brisées de Mérimée ! On ne peut rien faire sur ce sujet-là après lui… Je vous défie de lutter avec avantage…

Voilà comme ces gens d’esprit causaient.

Seuls, ils eussent été charmants de naturel, de vivacité, de grâce ; mais la rivalité entre parties égales neutralise tout ; si l’un des deux avait été spirituel en plus, l’autre en moins, ils auraient pu s’entendre ; par malheur ils avaient autant d’esprit l’un que l’autre : c’est ce qui les rendait nuls.

M. de R… fut d’abord flatté d’être placé à côté de la duchesse de Champigny ; ensuite, voyant que Ferdinand Dulac était presque un habitué de la maison ; il envia la place modeste, qui lui semblait être une préférence à force de sans façon.

Ferdinand était encore plus mécontent que M. de R….

Il venait de faire une découverte désenchantante.

La duchesse de Champigny était depuis deux mois très-coquette pour lui.

Ferdinand se flattait en secret de l’espoir d’être aimé.

Ô désappointement !

Ces mêmes avances, ces mêmes coquetteries, il les voyait recommencer pour un autre, pour un confrère…

Qu’était-ce donc que la bienveillance de madame la duchesse de Champigny ?

C’était de la littérature et voilà tout.

M. de Marny, qui devinait tous leurs mécomptes, était le seul qui s’amusât de leur conversation.

Une autre cause vint encore attrister cette soirée.

Au dessert, on remit une lettre à la duchesse. — Ah ! mon Dieu !… s’écria-t-elle après avoir parcouru les premiers mots.

Et elle continua de lire :

— Ce n’est rien, il va mieux… ajouta-t-elle.

Comme tous les regards l’interrogeaient :

— Mon frère s’est battu hier avec le fils du général M….

— Gaston est blessé ? demanda madame de Pontanges.

— Oui, mais légèrement ; un coup d’épée dans le côté droit… Ce n’est, dit-il, qu’une égratignure… N’importe, j’irai demain à Paris.

— Vous dit-il le sujet de sa querelle ?

— Oui. Une discussion politique… vous savez que ses opinions sont très-prononcées.

— De qui parle-t-on ? demanda tout bas M. de R… à son voisin.

— Du prince de Loïsberg.

— Et quelles sont ses opinions ?

— Cela ne se demande pas : celles que son rang et son nom lui imposent ; il est légitimiste par sentiment et par devoir. Les Loïsberg et les Montmorency sont les hommes de la royauté !

— Pourquoi pas les hommes du pays ? Nos grandes familles ont toutes oublié leur origine ; elles appartenaient au pays bien avant de se donner à la royauté.

Cette réflexion déplut à tout le monde.

C’était une idée trop avancée pour le moment.

Dix ans encore, et elle sera généralement adoptée.

M. de R… se mit alors à parler politique avec une incroyable chaleur ; affectant une gravité inaccoutumée, il se perdit dans les brouillards du machiavélisme le plus profond… Il fut tour à tour doctrinaire, radical, wigh, tory, que sais-je ? tout, parce qu’il n’était rien ; mais ce qu’il fut surtout, c’est ennuyeux !!! horriblement ennuyeux ; lui, conteur si spirituel, observateur si fin, flatteur si délicat… il se montrait amer, âcre, haineux, lourd et pédant.

La duchesse de Champigny parut mécontente des opinions politiques de M. de R…, qui n’en avait pas ; elle trouva M. de R… fort au-dessous de sa réputation. Elle ne savait pas les ravages que peut causer une prétention malheureuse dans la tête la mieux organisée. Quand le vent de la prétention a soufflé sur l’homme supérieur, il en fait un niais dont le premier sot venu a le droit de rire ; c’est le simoun de ce désert qu’on nomme le monde ; il dessèche les plus belles natures, il disperse les plus nobles pensées, il chasse au loin les plus purs sentiments. Comme au vent du désert, les êtres inanimés lui résistent, les cailloux et les imbéciles, les indifférents et les rochers ; mais tout ce qui vit, ce qui pense, ce qui aime, les palmiers et les gens d’esprit, sont frappés de mort à son approche ; il enlève ce qui fait précisément leur grâce, leur feuillage et leurs pensées.

Le monde ne sied pas aux gens supérieurs par l’âme et l’intelligence ; le monde ne convient qu’à la médiocrité gracieuse. À l’homme d’esprit, il faut l’intimité ; à l’homme qui aime, le mystère ; à l’homme qui crée, la solitude. L’homme de génie ne doit jamais être acteur dans le monde, il ne doit le voir que pour le peindre ; comme spectateur, il sera respecté, car il devient imposant. Qu’il regarde, c’est là son rôle ; mais, s’il veut agir, on se moquera de lui, de son manque d’équilibre et de proportions, de ses ridicules dissonants, et c’est lui qui fournira contre lui-même aux oisifs moqueurs d’un salon les aperçus malins qu’il y venait chercher contre eux.

Madame de Pontanges, préoccupée de la présence de Lionel, fut moins sensible aux ridicules de M. de R… Elle le trouva aimable par insouciance.

Elle remarqua à peine l’absence du prince de Loïsberg, et cependant s’il était venu ce soir-là !…

Quant à M. de Marny, il ne comprit clairement qu’une seule chose dans toute cette journée, c’est que madame de Pontanges avait un chapeau de chez mademoiselle Baudrand.