Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 20

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Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 321-324).


XX.

DIPLOMATIE.


Ce jour tant désiré, ce samedi que Lionel appelait de tous ses vœux, ce jour fixé pour son retour au château de Pontanges, ce beau jour était arrivé, — cette heure d’amour avait sonné… et Lionel la passait paisiblement à Paris.

Il s’était dit en quittant Laurence : « Quand donc la reverrai-je ? que cette semaine va me paraître longue !… Quand serai-je à samedi pour la revoir ? »

Maintenant il se disait : « Je n’irai pas ; je ne partirai que lundi ; je la laisserai m’attendre deux jours entiers ! l’inquiétude exaltera son amour. Elle m’attendra d’abord avec confiance, puis avec angoisse… Enfin, quand le désespoir s’emparera d’elle, au fort de sa douleur… j’apparaîtrai !… Cette joie soudaine lui fera perdre la tête… et alors… Ferdinand ne se moquera plus de moi… »

Ainsi M. de Marny avait tracé son plan de campagne ; il l’exécuta fidèlement, trop fidèlement peut-être, car l’excès de son habileté faillit le perdre.

Il avait prévu l’inquiétude de madame de Pontanges, sa douleur, l’état d’exaltation, où la plongeraient deux jours d’attente et d’angoisses ; il avait deviné tout cela ; mais il n’avait pas pensé qu’il faudrait répondre à toutes ces craintes, à tous ces délires de son imagination, par un événement qui expliquât tant de tourments. Laurence, depuis deux jours, ne rêvait que malheurs, duel, chute de cheval, maladie mortelle et autres excuses de ce genre. Or c’était une pauvre raison à lui donner, pour répondre à son inquiétude passionnée, qu’une affaire qui l’avait fort contrarié, mais qu’il lui avait été impossible de différer.

Lionel risquait beaucoup en reparaissant sain et sauf… après tous les dangers que l’imagination de Laurence lui avait fait courir depuis deux jours.

Il ne faut pas plaisanter avec les femmes dont la tête s’enflamme facilement, dont la pensée incessamment travaille. Un mot soudain les refroidit, et ce que l’on a médité pour entraîner leur amour est quelquefois précisément ce qui l’éteint.

D’ailleurs, Lionel avait le grand tort de croire qu’en fait de passion il devait ses succès à son habileté ; si sa finesse lui avait souvent réussi auprès des femmes vaines et vulgaires, — et le contraire aurait peut-être réussi de même, — ses calculs, près des femmes véritablement sensibles, le desservaient.

Mais la vanité des hommes est si singulière, qu’ils sont plus fiers des avantages qu’ils ont acquis que de ceux que la nature leur a donnés ; ainsi, M. de Marny aimait mieux se dire qu’il plaisait par sa volonté, que de s’avouer qu’il était naturellement aimable.

Laurence avait tant souffert depuis deux jours !… tant souffrir !… pour rien. La pauvre femme ! on voyait bien qu’elle avait pleuré, ses joues étaient pâles, ses yeux languissants.

Quand Lionel parut, elle eut un éclair de joie.

Et puis, lorsqu’il eut expliqué la cause de sa longue absence, Laurence, retombant soudain des hauteurs de sa pensée, et ne trouvant pour répondre aux exigences de son inquiétude qu’une excuse banale sans importance, sans romanesque, sentit son cœur se glacer d’indifférence, et il lui fut impossible de dissimuler cette impression.

Une passion profonde dans un cœur vierge conserve son instinct, et l’instinct vaut quelquefois mieux que l’expérience.

Tout calcul apporte avec lui une vertu refroidissante.

Or il y avait calcul, froid calcul dans la conduite de M. de Marny ; et ce calcul agit sur l’âme de Laurence en dépit d’elle-même.

Voilà ce que M. de Marny n’avait point prévu, ce qui avait échappé à ses diplomatiques ruses, c’est l’indifférence de madame de Pontanges — et le profond chagrin qu’il en ressentit… et ce fut aussi ce qui le sauva.

Il avait voulu séduire à l’aide d’une ruse !… Eh ! mon Dieu, c’est justement parce que cette ruse échoua qu’il réussit… qu’il mérita d’être plus aimé que jamais.

D’abord, il attribua la froideur-de madame de Pontanges à la présence de sa tante et du bon curé, qui tous deux se trouvaient dans le salon lorsqu’il arriva ; et il attendit avec une émotion mêlée d’inquiétude et d’espérance le moment où il serait seul avec Laurence.

Ce moment arriva.

Lionel s’approcha d’elle :

— Ah ! s’écria-t-il avec tendresse, que je suis heureux de vous revoir !

— Je vous remercie d’être venu, dit-elle, mais je crains que ce voyage ne vous ait contrarié ; puisque vous aviez affaire à Paris, vous auriez dû m’écrire, et…

— Moi ! oh ! je n’aurais pu attendre une heure plus tard !

Il disait cela, lui qui avait perdu deux jours de bonheur volontairement.

— En vérité, reprit madame de Pontanges du ton le plus calme, le plus naturellement poli, j’ai moins de plaisir à vous voir en pensant que vous m’avez peut-être sacrifié une affaire importante.

Lionel allait répondre, mais les paroles expirèrent sur ses lèvres ; il regarda Laurence.

Son visage était impassible ; elle était belle, mais inanimée ; pâle encore, mais d’une émotion passée ; ses yeux étaient éteints, sa voix était sans trouble, pas le moindre dépit dans son accent. Lionel lui prit la main, il allait dire : « Vous ne m’aimez plus ! » Mais cette parole était trop tendre pour une telle femme, trop hardie pour un si froid maintien. Il ne lui semblait pas que cette femme-là dût jamais l’avoir aimé. Il aurait payé bien cher une injure en cet instant.

Cette politesse gracieuse l’irritait…

Laurence était alors indifférente et bienveillante ; expression dont Benjamin Constant se servait pour peindre une des femmes les plus distinguées de Paris.

Quoi ! sa main était dans la sienne… et elle ne frémissait pas !

Elle le regardait… et ses yeux si beaux n’avaient plus de langage !

Dans ses traits si charmants, plus d’amour !

Le cœur de Lionel se serrait. Le plus amer découragement s’empara de lui ; lui, si ingénieux en paroles caressantes ; lui, si éloquent en soupirs, il ne trouvait pas un mot pour exprimer sa souffrance ; il était muet, anéanti. Sa douleur était si violente, qu’il ne songeait pas à s’en étonner, et pourtant jamais il n’avait rien éprouvé de semblable ; pour la première fois de sa vie il aimait ! l’amour n’avait été pour lui jusqu’alors qu’une campagne plus ou moins heureuse, un combat dans lequel il se réservait toujours l’initiative de l’attaque ; mais cette fois le combat était différent, et l’amour faisait dans son cœur une invasion d’autant plus terrible, qu’il n’avait jamais songé à se défendre.