Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 33

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Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 375-379).


SECONDE PARTIE.


I.

UN DÉPIT.


— Quoi !… Lionel se marie ?… c’est impossible… Ferdinand, mon cher, tu m’en imposes !

M. Bonnasseau tutoyait volontiers quand il était ému ; il fallait lui dire vous plusieurs fois pour le ramener à l’ordre.

— C’est comme je vous le dis. Je pars dans une heure pour Boismont, où se fait la noce. Mais comment n’êtes-vous pas mieux instruit, vous ? C’est madame d’Auray qui a fait ce mariage.

— Madame d’Auray ! elle ne m’en a rien dit, s’écria Melchior Bonnasseau.

— C’est une surprise qu’elle vous ménage.

— Quelle dissimulation ! hier encore je lui parlais de M. de Marny…

— Ah ! mon cher, les femmes sont si perfides !

— Si celle-là ne me trompe jamais que comme cela, je lui pardonnerai, dit en riant Melchior. Mais comment Marny a-t-il consenti à ce mariage ? Et sa passion pour madame de Pontanges ?…

— Elle est plus violente que jamais ; il en perd la tête.

— Et il se marie ?…

— Précisément.

— Alors il ne l’aime plus ?

— Au contraire.

— Ah !… mais qu’est-ce que tout cela veut dire ? Il l’aime plus que jamais, et il épouse une autre ? cela n’a pas de nom !…

— Si vraiment, tout cela a un nom : cela s’appelle un dépit. Or qu’est-ce qu’un dépit ? Ce qu’il y a au monde de plus absurde, de plus contraire à nos goûts, à nos intérêts ; ce qui doit faire le malheur de notre existence, de tout ce qui nous entoure, de la femme que nous aimons, de celle que nous n’aimons pas ; enfin l’action la plus sotte qui doit peser comme un fardeau éternel sur le reste de la vie. Tout cela s’explique par ce mot :

un dépit.

— Je le veux bien ; mais pourquoi ce dépit ? Madame de Pontanges ne l’aime donc pas ?

— Si, elle l’aime…

— Eh bien ?

— Mais elle veut rester vertueuse ; et il l’a laissée là.

— Ah ! ma foi, elle n’a que ce qu’elle mérite. Il a bien fait. Ne me parlez pas de ces femmes égoïstes qui veulent qu’on les aime gratis, qui vous exaltent par leurs folies romanesques, qui vous montent la tête, vous rendent fous ; et puis… bonsoir… Ah ! j’en ai rencontré de ces femmes-là, et Dieu m’en préserve !

— Eh bien, Dieu m’en a préservé. J’avoue à ma honte que je n’en ai jamais rencontré.

— Fat ! s’écria M. Bonnasseau. Il accompagna cette exclamation d’un sourire fin et d’un regard extrêmement flatteur. — Sais-tu, continua-t-il, ces femmes-là sont assez agréables dans l’absence ; elles écrivent divinement, et quand on est loin de tout, dans le fond d’une province, on est bien aise de recevoir de temps en temps quelques lettres passionnées qui vous tiennent au courant des nouvelles de Paris.

— Oui, on les aime par correspondance, et cela suffit… Mais vous me faites bavarder, et je serai en retard…

— Est-ce que Lionel va venir vous chercher ?

— Lionel ?… mais il est parti depuis quinze jours ; il est déjà établi chez le père de sa fiancée, M. Bélin.

— Ah ! c’est mademoiselle Bélin qu’il épouse ?

— Oui, l’aînée… Clémentine.

— C’est un bon mariage !

— Oui, surtout pour un dépit.

— Un dépit de huit cent mille francs !… et vous appelez cela un malheur irréparable ? un fardeau qui doit peser sur toute une existence ?

— Sans doute ! un mariage n’est bon qu’autant qu’on n’en pourrait pas faire un meilleur…

— Ma foi, je ne vois pas trop quel meilleur mariage Lionel aurait pu faire ; il n’est pas déjà si riche.

— Je vous dis, moi, qu’elle aurait été assez folle pour l’épouser, et que cent cinquante mille livres de rente valent mieux que huit cent mille francs de dot une fois payés.

— Mais qui donc l’aurait épousé ?… Vous êtes énigmatique aujourd’hui !

— Madame de Pontanges.

— Et son imbécile, qu’en fais-tu donc ?

Mort !

— Mort !… Elle est veuve ?… Lionel n’en sait rien ?…

— Non ; mais il ne faut pas qu’il le sache…

— Pourquoi ?

— C’est mon secret.

— Oh ! cela est infâme ! Je vais lui écrire, Ferdinand ; c’est le malheur de trois personnes que vous allez faire ! Lionel a des défauts ; il est quelquefois un peu fat ; mais, au fond, c’est un bon jeune homme… c’est mon ami, je dois l’instruire…

— Il est trop tard, la noce se fait demain.

— Mais depuis combien de temps le mari de madame de Pontanges est-il mort ?

— Depuis un mois.

— Depuis un mois ! et vous n’avez rien dit à Lionel ? Oh ! que c’est mal !…

— Je ne l’ai su qu’hier, reprit Ferdinand, embarrassé de l’impression que M. Bonnasseau ressentait contre sa conduite ; sans cela, vous pensez bien, mon cher…

M. Bonnasseau eut l’air de le croire ; mais, à dater de ce moment, sa résolution fut prise. Il continua :

— De quoi donc est-il mort, ce pauvre fou ?

— Oh ! c’est un drame tout entier !… Après une grande scène dont je ne sais pas bien les détails, Lionel est revenu à Paris ; vous l’avez vu vous-même, à cette époque, courant les spectacles, passant les nuits à jouer ; enfin s’amusant comme un homme au désespoir… Pendant ce temps, madame de Pontanges, non moins au désespoir, est tombée malade d’une fièvre cérébrale fort dangereuse, comme il convenait à la circonstance. Il paraît qu’elle a été un moment très-mal ; mais ce qu’il y a de mieux, c’est que pendant la maladie de la femme, on a oublié le mari. Le pauvre fou n’a plus voulu manger ; sa femme seule avait de l’empire sur lui. Elle n’était plus là, il n’a plus voulu obéir à personne ; il est tombé malade, on l’a saigné : il a arraché l’appareil et s’est ainsi tué par bêtise, pour que sa mort fût digne de sa vie. C’est madame de Champigny, sa cousine, qui m’a conté cela ; et malgré la tristesse de cet événement, elle n’a pu s’empêcher de rire, lorsque la personne qu’elle envoyait chaque jour savoir des nouvelles de madame de Pontanges est revenue en disant : « Madame la marquise va beaucoup mieux ; mais monsieur le marquis est mort !… »

Ferdinand s’épuisait en paroles, en récits, pour retenir M. Bonnasseau plus longtemps près de lui. Sa finesse l’avertissait des intentions de Melchior ; et d’ailleurs la dissimulation trop subite de celui-ci rendait son silence suspect. Le mouvement d’indignation qu’il avait réprimé, promptement, sans qu’aucune raison l’en eût fait revenir, n’avait pas échappé à son ami.

« Je ne puis l’empêcher d’écrire à Lionel, pensait Ferdinand, de lui apprendre la mort de M. de Pontanges ; mais il est quatre heures ; encore quelques moments, le courrier sera parti, la lettre arrivera après le mariage ; c’est ainsi qu’il en doit être. »

M. Bonnasseau, de son côté, brûlait de s’échapper pour aller écrire à Lionel. Dans sa conscience, il croyait, par cet avis, prévenir de grands malheurs ; mais il ne voulait pas s’en aller trop vite, de peur d’être deviné.

— Allons, dit-il, je vois qu’il est temps que je vous quitte pour vous laisser achever vos apprêts…

— Non, restez, il n’est pas tard, la nuit est belle. D’ailleurs, je n’ai demandé les chevaux que pour six heures ; pourvu que j’arrive demain à l’heure du déjeuner, c’est tout ce qu’il me faut : la noce se fait à minuit !

« Bon ! pensa Melchior ; j’ai le temps d’écrire. »

— Mais on les mariera à la municipalité le matin ? dit-il.

— Non, le maire du village est le père de la mariée ; il marie ses enfants, sans façon, dans son salon, après dîner, entre la poire et le fromage.

M. Bonnasseau rit beaucoup de cette plaisanterie de mauvais goût ; M. Dulac, si distingué de sa personne, tombait toujours dans le mauvais goût lorsqu’il était embarrassé : c’était un symptôme. Cependant M. Bonnasseau éprouvait une peine visible ; la perfidie de Ferdinand le révoltait. Il aimait Lionel, malgré leur récente rivalité ; le sort de cette jeune fille épousée par dépit lui faisait aussi pitié.

C’est une remarque singulière que j’ai faite :

En France, les sots ont très-bon cœur… Nous avons peu de ces originaux impitoyables comme en Angleterre. Nos hommes ridicules sont presque toujours de bonnes gens. Il n’y a que nos hommes raisonnables qui soient véritablement secs et méchants.

M. Dulac, lui, n’était pas méchant ; mais il avait la prétention d’être un roué, et cette prétention l’entraînait à une foule d’actions désastreuses. Toutefois, par une ruse de sa bonne nature, ses plus noirs projets avaient toujours un sentiment généreux pour mobile ; sans cela, je crois qu’il aurait eu moins de tenue dans ses malices. Tous les détails de sa conduite n’étaient que profonde duplicité, astuce révoltante ; mais le fond en était noble ; ses chemins tortueux conduisaient au bien. Il conciliait ainsi sa nature élevée, incapable d’une bassesse, d’une trahison, avec son imagination corrompue, qu’une conduite toute simple aurait ennuyée. De là venait sa double réputation d’homme perfide et d’ami dévoué.