Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 40

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Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 400-410).


VIII.

JE L’AI REVUE.


Lionel était parti seul ; il n’avait point emmené son valet de chambre, dans la crainte que ses bavardages chez madame de Pontanges ne l’instruisissent de son mariage.

— Elle n’a aucune chance d’en entendre parler, pensa-t-il. Madame d’Auray a quitté Bléville depuis deux mois ; Laurence n’a reçu personne encore, son grand deuil l’oblige à une entière réclusion ; d’ailleurs, si elle me parle de ce mariage, je lui dirai qu’il était au moment de se conclure, mais que sa lettre a tout changé ! Je la tromperai jusqu’à ce que j’aie les moyens de la rassurer… Je vais la revoir !…

Et il se rappelait le jour où il l’avait quittée, la dernière fois qu’ils s’étaient vus, et cette scène étrange, si vivement empreinte dans sa mémoire… Il revoyait Laurence, pâle, faible, prête à lui donner tout son amour ; il se sentait encore brûler de cette ardeur d’espoir qui l’enivrait alors… il allait retrouver son bonheur perdu… reconquérir la proie qui lui avait échappé… reprendre son doux roman où il l’avait laissé… Il était heureux ; mais il y avait quelque chose d’infernal dans cette joie, dans cet amour flétri d’avance par un désespoir d’avenir.

Lionel cherchait à s’exalter pour se tromper : il sentait son bonheur impossible ; il comprenait que sa conduite était coupable ; il s’étourdissait de son amour pour se cacher qu’il se trouvait haïssable et malheureux.

Enfin, il prit le parti le meilleur à prendre dans une situation inarrangeable… suspendre sa pensée, s’il se peut ; et comme il ne s’était point couché de la nuit, il s’endormit.

Il fallait choisir un chemin de traverse ; on se trompa… ce ne fut que le lendemain, vers dix heures du matin, que M. de Marny arriva au château de Pontanges.

Il n’arrivait ordinairement que le soir. Laurence ne l’attendait pas de si bonne heure.

La veille, elle avait espéré qu’il viendrait. D’abord elle avait éprouvé de l’inquiétude de son peu d’empressement ; puis elle avait réfléchi aux différentes chances qui peuvent retarder l’arrivée d’une lettre, aux inexplicables inconstances de la poste. Elle était bien certaine qu’il viendrait aussitôt qu’il aurait reçu sa lettre, mais elle pensait qu’il était possible qu’il fût quelques jours sans la recevoir.

— Madame, c’est M. de Marny qui vient d’arriver ! dit sa femme de chambre en entrant vivement chez elle de l’air d’une personne qui sait apporter une nouvelle désirée.

Madame de Pontanges rougit, ses yeux étincelèrent de plaisir, et la vivacité de son regard, l’éclat de son teint, formaient un contraste risible avec ses longs habits de deuil.

— Je descends… dit-elle.

— M. de Marny n’est pas encore dans le salon ; il a voyagé toute la nuit, et il vient de monter dans sa chambre pour s’habiller.

— Il a passé la nuit en route, pensa madame de Pontanges ; il ne vient donc pas de Paris !

— Faut-il faire du feu dans le grand salon ?

— Non, ce n’est pas la peine ; je le recevrai ici.

Oh ! quelle différence ! elle n’avait plus peur aujourd’hui… Ce n’était pas la même femme. Lionel ne la reconnaîtrait pas. Elle tremblait le jour qu’il revint le cœur si rempli d’espoir, il la trouva froide, embarrassée, n’osant parler de leur amour ; elle imaginait mille prétextes pour éviter une émotion trop tendre ; mais aujourd’hui c’est le contraire, elle est libre, elle ose aimer ; son cœur ne rêve plus de combat.

Madame Ermangard entra.

— Ah ! c’est ma tante ! s’écria Laurence. Ma bonne tante, ajouta-t-elle, M. de Marny vient d’arriver. Je l’attends. Voulez-vous donner des ordres pour sa voiture ? J’irai vous rejoindre bientôt.

Madame Ermangard, qui avait fait un mariage d’inclination dans sa jeunesse, s’éloigna respectueusement.

— Par ici, monsieur, par ici ; madame est dans le petit salon.

— Me pardonnez-vous, madame, de vous déranger à cette heure ?

Le domestique qui l’avait amené sortit.

— Ah ! Lionel ! s’écria Laurence en s’élançant vers lui. Et tout en elle, son regard sa démarche, sa voix, tout respirait le bonheur, et tant d’amour et de confiance !… Oh ! c’était affreux !

— Quel bonheur ! dit Lionel en la regardant tristement.

— Oh ! je ne croyais pas vous revoir jamais, dit-elle. J’ai été bien malheureuse !… Ah ! qu’il y a longtemps que je ne l’ai vu !… Lionel ! Ah ! mon Dieu, que je vous aime !…

— Asseyez-vous donc, dit M. de Marny en la voyant si émue. Vous avez été malade, on le voit ; vous êtes maigrie : cela vous va bien.

— Qu’avez-vous, Lionel ? vous avez l’air triste : vous plaignez-vous encore de moi ?

— Moi, madame ?… oh ! non.

— Madame ! vous m’appelez madame !… mais je ne suis donc plus votre Laurence ? M’avez-vous déjà oubliée ?

Lionel sourit, mais ce n’était plus ce sourire suave et plein d’amour qui rendait son visage si charmant. M. de Marny, en revoyant cette femme si franche, si passionnée, si naïve, avait perdu toute son assurance ; il ne se sentait plus la force cruelle de la tromper ; Laurence était trop chaste dans sa passion. Elle déconcertait le mensonge. Près d’une femme qui, en le revoyant, aurait fait du marivaudage, des phrases vagues, qui aurait allié un amour d’avenir avec les convenances sociales d’un veuvage récent, — et c’est ainsi que Lionel avait cru trouver madame de Pontanges ; — près d’une femme froide, contrainte ou raisonnable, Lionel serait resté perfide ; il aurait profité de son erreur, il l’aurait trompée ; mais auprès d’elle… il était vrai. L’amour de Laurence était trop naïf, trop honnête pour ne pas le désespérer. Elle était si loyalement soulagée de pouvoir l’aimer sans remords ! elle disait : « Je t’aime » avec tant de hardiesse ; elle venait à lui si bravement, qu’il ne pouvait se méprendre sur sa pensée. C’était toute sa vie qu’elle lui donnait, toute sa fortune qu’elle offrait ; c’était enfin à son mari qu’elle croyait parler.

Il ne pouvait en douter, lui qui l’avait vue naguère si différente ; il savait bien qu’elle n’était pas une femme légère, lui qui l’avait vue si longtemps résister.

Ô supplice ! Pouvait-il lui répondre : — Je ne suis plus libre… Adieu… Pouvait-il sans danger la réduire au désespoir ?… Elle était en ce moment si heureuse ! Il fallait bien mentir… Mentir ! à ce qu’on aime ! c’est affreux !

Joseph entra.

— Monsieur, je viens de m’apercevoir qu’il manquait un boulon à la voiture ; faut-il la mener de suite chez le charron ? C’est qu’elle ne sera peut-être pas prête pour demain.

— Demain ! vous partez demain ? dit madame de Pontanges.

— Je suis obligé de vous quitter, répondit Lionel avec embarras. Vous permettez qu’on mène ma voiture ?…

— Oui sans doute ; allez vite.

Et dès qu’ils furent seuls :

— Partir sitôt, Lionel ! pourquoi ?…

— Je ne puis faire autrement ; mais je reviendrai ; d’ailleurs il n’est pas convenable…

— Que voulez-vous dire ? qu’est-ce qui n’est pas convenable ?

— Que dans les premiers temps de votre veuvage je vienne…

— Qu’importe ? reprit madame de Pontanges avec impatience ; que parlez-vous de convenances ! Ne voulez-vous pas que j’affiche une douleur hypocrite ? J’ai fait mon devoir, Lionel ; j’ai soigné mon mari cinq ans avec courage. J’ai eu pour lui la pitié que l’on a pour un malheur ; mais je ne l’ai point aimé ; je ne puis regretter sans fausseté une existence dont il ne jouissait pas lui-même, et qui rendait la mienne misérable. Et d’ailleurs, que me fait le monde ? je ne le vois pas ! qu’importe ce qu’il dira maintenant ?… plus tard, ma conduite lui sera expliquée. Si j’étais au désespoir de la mort de mon mari, je m’enfermerais pour le pleurer ; je ne vous aurais pas écrit. Ah ! Lionel ! je comprends trop la véritable douleur pour la profaner par des grimaces. Il n’y a d’inconvenant que ce qui est mal… Oh ! ne partez pas !… restez… j’ai tant besoin de vous voir. Nous avons perdu de si beaux jours !… et les jours où je ne vous vois point ne comptent pas dans ma vie ! Ah ! restez ! ne gâtez pas si vite ma joie, Lionel ; restez !

Elle s’était approchée de lui en parlant ainsi ; elle passa la main dans ses cheveux, elle lui baisa le front chastement ; elle le caressait… elle qu’il avait toujours vue si froide, si réservée !

Oh ! ce baiser, si fraternel pourtant, le transporta.

— Laurence, s’écria-t-il, vous voulez donc que je reste ?… Vous me pardonnerez si… Mais non… non, il faut que je parte… je partirai.

Madame de Pontanges, ne comprenant rien à cette cruelle résolution, s’éloigna au désespoir et se laissa tomber sur son canapé.

— Je le sens, dit-elle, un malheur est entre nous ; ce n’est pas ainsi que je devais le retrouver. Ah ! peut-être il ne m’aime plus. À force de chagrin, j’ai glacé son cœur.

Elle fondait en larmes ; Lionel, en entendant les sanglots de Laurence, vit ses nobles résolutions l’abandonner.

— Elle le croit ! dit-il, elle croit que je ne l’aime plus ! cette pensée est insupportable…

Il se jeta à ses genoux.

— Ô mon Dieu, pardonnez-moi ! Oh ! je t’aime, hélas ! je t’aime plus que jamais ; pardon si je t’ai affligée, mais ma tête était si troublée, j’ai été si horriblement malheureux depuis un mois ! tant d’émotions…

— Quoi ? dit-elle effrayée, que vous est-il arrivé ?

— J’ai voulu me venger ! pardon…

— Oh ! je te pardonne, si tu m’aimes, si tu me donnes le reste de ta vie.

Lionel était anéanti.

— Oui, s’écria-t-il d’une voix étouffée, mon amour est à toi pour la vie ! Oh ! que je t’aime ! cela est horrible, mais jamais, je te le répète, jamais je ne t’ai plus adorée… Oh ! ne pleure pas, ne doute pas de mon amour, Laurence : quel que soit notre avenir, il faudra croire que je t’aime.

— N’importe, il faudra le dire toujours, reprit Laurence avec grâce. Que j’ai eu peur ! ajouta-t-elle en s’essuyant les yeux, j’ai cru un moment vous avoir perdu.

— Ah ! jamais, jamais ! cela est impossible, rien ne pourra nous séparer… tu m’appartiens !… En disant ces mots, Lionel serrait Laurence dans ses bras avec une sorte de frénésie ; son amour ressemblait à de la haine : un ennemi qu’on aurait séduit à force de beauté vous aimerait ainsi… Laurence le regardait avec effroi.

— Calmez-vous, disait-elle, je vous ai pardonné ; mais qui vous afflige ? est-ce quelque malheur de fortune ? Non, je suis riche, vous le savez… ce ne peut être cela… Un voyage, une promesse ?… mais non, non, rien ne peut nous séparer…

— Oh ! comme tu m’aimes ! s’écria-t-il d’une voix déchirante. Et, malgré lui, ses paroles d’amour, ses caresses étaient d’amers adieux ; sa tendresse était du désespoir. — Oh ! promets-moi, ajouta-t-il, de ne jamais me haïr !

— Moi, te haïr ? quelle idée !… je ne le pourrais pas !

— Ô mon amour !…

On entendit marcher vivement dans le corridor.

— Madame, dit Clorinde en ouvrant la porte, c’est un monsieur qui arrive à cheval ; il demande à parler à M. de Marny tout de suite, tout de suite : il dit qu’il faut qu’il le voie absolument.

Lionel se troubla.

— Où est-il ? je vais à l’instant…

— Non, dit madame de Pontanges en s’avançant vers la porte de manière à empêcher Lionel de sortir. Clorinde, allez vous-même dire à ce monsieur de monter ici, chez moi.

Lionel ne devinait pas quelle personne pouvait courir après lui jusque chez madame de Pontanges, mais un affreux pressentiment l’agitait. Son départ précipité avait dû jeter l’alarme dans la famille de son beau-père. « J’ai pourtant dit, pensait-il, que je reviendrai mardi… M’aurait-on suivi ?… Comment sait-on que je suis ici ?… » Puis il songeait à Laurence : « Pauvre femme ! si on lui apprend mon mariage, on va la tuer !… » Il était dans une angoisse mortelle.

Madame de Pontanges voyait sa confusion sans pouvoir se l’expliquer ; elle ne savait que penser de sa situation, mais elle comprenait qu’il fallait être malheureuse et que ce mystère s’expliquerait d’une manière fatale.

— Je suis honteux, madame, de paraître chez vous sans y être autorisé ; mais…

À cette voix, Lionel tressaillit ; il rougit de colère, et, perdant toute présence d’esprit, il courut vers M. Dulac, indigné, furieux :

— Vous ici, monsieur ! vous m’en rendrez raison !…

— Monsieur de Marny, laissez parler monsieur, interrompit madame de Pontanges avec dignité.

— Je comprends votre rancune, mon cher Lionel, dit M. Dulac ; mais quand vous saurez le motif qui m’amène, vous me pardonnerez d’avoir fait vingt lieues à cheval pour vous épargner un malheur.

— Je ne vous ai jamais rendu de service, je ne sais pourquoi vous vous mêlez de mes affaires…

— Parce qu’elles sont les miennes, monsieur ; vous le saurez un jour…

Ferdinand parut fort content d’avoir trouvé cette réponse ; les réponses énigmatiques ont l’art de fermer la bouche à tout le monde, ou, sinon, de dérouter les gens par l’étonnement qu’elles inspirent et par l’espèce de travail auquel elles condamnent les esprits les plus irrités : pendant qu’ils cherchent à comprendre, ils se calment, et l’on finit par les dompter.

M. Dulac profita justement de la préoccupation où sa réponse d’oracle plongeait Lionel et Laurence pour les observer tous deux.

— Diable ! pensa-t-il, je suis arrivé à temps ; une heure encore et je venais trop tard.

Cette pensée le transporta de plaisir. Par la suite on saura le secret de cette joie.

— Madame, dit Lionel, permettez que j’emmène monsieur quelques moments ; une explication entre nous est nécessaire, il faut…

— Non, mon cher, interrompit Ferdinand, je n’ai rien à dire que madame ne puisse entendre, et je suis certain que si elle savait à quel point votre famille est inquiète de vous, elle serait la première à vous engager à l’aller rassurer. Il n’a prévenu personne de son départ, madame, et son beau-père, sa femme, étaient si tourmentés de son absence que…

— Sa femme ! s’écria madame de Pontanges ! sa femme !…

Laurence pâlit d’une horrible manière, un tremblement nerveux saisit tous ses membres, elle tomba à genoux ne pouvant plus se soutenir.

— Que vous êtes méchant ! s’écria Lionel en menaçant M. Dulac.

Il courut vers Laurence.

— Laissez-moi, dit-elle… Il n’y a de méchant que vous… Oh ! c’est infâme !… Laissez-moi, laissez-moi, vous dis-je… je vous hais !

Lionel s’éloigna, il était anéanti…

Ferdinand s’approcha de madame de Pontanges pour l’aider à se relever.

— Ah ! monsieur, dit-elle, je suis bien malheureuse !… Mais je vous remercie… C’est affreux ! Je l’aimais tant ! Ah ! monsieur, merci ; vous m’avez sauvée.

— Elle est superbe comme cela, pensa M. Dulac en regardant Laurence ; cette femme à genoux, avec sa robe de deuil et ses beaux cheveux ! et puis elle est naturelle, cette femme-là… point de phrases, point de gestes ; c’est vrai tout cela… Simple, et courageuse… elle ne s’évanouira pas… vous verrez qu’elle aura la force de ne pas se trouver mal… et puis quand elle sera seule, elle pleurera à en mourir. J’aime ça… c’est très-bien… voilà la femme vraie… Quelle attitude ravissante ! Cette main qui retient son cœur est charmante, il faudra que j’indique ce geste à madame Dorval.

Et M. Dulac mettait sa vanité à contempler avec un sang-froid diabolique le drame qu’il avait arrangé. Il aida madame de Pontanges à se relever. Comme elle tremblait, la pauvre femme !

— Y a-t-il longtemps que vous êtes marié ? demanda-t-elle à M. de Marny.

— J’ai reçu votre lettre le jour de mon mariage, et je suis parti…

Il y avait de l’amour dans cette réponse et dans la voix de Lionel ; Laurence eut pitié de lui. Son indignation s’apaisa, elle pleura.

— Hélas ! dit-elle avec une douceur pleine de générosité, c’est ma faute, je vous ai écrit trop tard…

— Oh ! ne me haïssez pas ! s’écria Lionel en la suppliant à genoux ; je suis si malheureux !…

Laurence jeta les yeux sur lui ; il faisait mal à regarder : la colère, l’amour, la douleur, avaient bouleversé ses traits ; il avait l’air d’un homme qui va mourir… il était impossible de ne pas lui pardonner.

Madame de Pontanges lui tendit la main, il la mouilla de ses larmes.

— Pauvre Lionel ! dit Laurence ; quel bonheur vous avez détruit ! Que deviendrai-je, moi ?… et vous ?… Est-elle aimable sa femme ? ajouta-t-elle en se tournant vers M. Dulac, les yeux rouges de pleurs ; l’aime-t-elle ?

— Vous la connaissez, répondit Ferdinand, que cette scène commençait à attendrir ; c’est mademoiselle Clémentine Bélin.

Madame de Pontanges tressaillit. Oh ! oui, je la connais, dit-elle, je l’ai vue plusieurs fois… elle est belle, elle m’a déplu… Ah ! j’avais deviné cela…

Et, malgré elle, Laurence retira la main que Lionel tenait encore.

— Adieu, dit-elle froidement, il faut que vous partiez.

— Oh ! non.

— Je le veux.

— Non, je resterai pour me justifier, pour vous expliquer ma conduite, vous empêcher de me maudire.

— Vous ne pouvez rester ici.

— Ma voiture est cassée.

— La mienne va venir tout à l’heure, dit Ferdinand. J’ai tout prévu, j’ai pris un cheval à la dernière poste pour vous prévenir, et vous donner le temps…

— C’est trop de soins, interrompit Lionel ; j’espère vous en témoigner bientôt ma reconnaissance.

— J’y compte bien ! reprit Ferdinand avec dédain.

— Nous partirons ensemble, monsieur.

Les yeux de Lionel étincelaient de colère.

— Non ; je vais de ce pas à Champigny. La duchesse m’a écrit : elle m’attend.

— Monsieur, il faut absolument que vous veniez avec moi.

— Je serai à vos ordres demain ; mais aujourd’hui je ne puis vous accompagner.

Cependant l’air furieux de M. de Marny commençait à inquiéter Laurence. Elle comprenait le ressentiment de Lionel, et elle voulut rendre sa vengeance impossible en la retardant.

— Lionel, je vous ai dit adieu… Vous ne pouvez rester ici plus longtemps ; on est inquiet de vous… Allez revoir ceux qui ont le droit de vous aimer.

Sa voix s’affaiblit à ces mots… Elle pleura. — Il le faut… Adieu… partez.

— Quand vous reverrai-je ?

— Hélas ! jamais…

Lionel partit en faisant signe à M. Dulac de le suivre.

— Monsieur, dit madame de Pontanges à ce dernier, j’ai un service à vous demander… Je vous verrai tout à l’heure, n’est-ce pas ?

Elle resta seule… seule avec son malheur ! et la plus horrible des pensées : Je viens de le voir pour la dernière fois !…

Une voiture de poste entra dans la cour.

On entendit encore la voix du postillon, celles de M. Dulac et de Lionel ; ils parlaient haut, mais Laurence, assourdie par la douleur, ne put distinguer leurs paroles.

— C’est infâme, une telle conduite !

— Calmez-vous, je vous comprends à merveille.

— Je serai au bois de Boulogne après-demain, à huit heures, avec Bonnasseau et le général Rapart.

— J’y serai ; mais parlez plus bas. Je sais fort bien que vous devez désirer me tuer. Je vous empêche de vous déshonorer… Cela est trop juste.

Et la voiture roula sur le pavé.

Laurence ferma les yeux… elle se boucha les oreilles pour ne pas entendre le bruit des roues.

Il lui sembla que la voiture venait de passer sur son corps. Un froid mortel la saisit ; elle espéra qu’elle allait mourir…

Et lorsque M. Dulac rentra dans le salon, il la trouva sans connaissance, par terre, évanouie…