Mont-Revêche/27

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Michel Lévy frères (p. 306-317).



XXVII


Ce tête-à-tête n’eut rien d’enivrant, comme l’on peut croire : Olympe, enfermée dans la voiture et perdue dans les tristes réflexions que lui suggérait la circonstance ; Flavien sur le siège, conduisant à fond de train, à travers des chemins difficiles et dangereux, deux chevaux ardents, et tout entier à la brillante responsabilité d’arriver vite au secours d’une héroïne sans compromettre les jours de l’autre. Flavien, comme tous les hommes adonnés aux exercices de la vie physique, était un peu enfant et attachait une certaine importance à son talent d’automédon. De temps en temps, il se retournait vers Olympe pour lui demander si elle n’avait pas peur ; mais la glace se trouvait toujours entre eux, ce qui coupait court à tout dialogue, et il la voyait absorbée, tristement rêveuse, n’accordant aucune attention aux accidents du chemin, par conséquent au mérite de son conducteur.

Au bas de la colline de Mont-Revêche, il fallait de toute nécessité prendre le pas, tant le chemin était rapide. Olympe, seulement alors, baissa la glace entre le fond de la voiture et le siège de Flavien.

— Monsieur, lui dit-elle, croyez-vous que je puisse entrer chez vous sans être vue de vos domestiques ?

— Je n’en fais pas de doute, madame ; certainement Thierray les aura tous éloignés. Mais les gens de la ferme ont déjà dû reconnaître votre voiture.

— Peu importe, dit-elle. M. Dutertre vous ayant déjà prêté des chevaux et une voiture, il n’y a pas de raison pour qu’on sache que je suis dans celle-ci. J’ai eu soin de me cacher.

— Entrerai-je dans la cour, madame ?

— Oui ; mais ne m’ouvrez la portière qu’après vous être assuré de l’absence de témoins indiscrets.

La porte de Mont-Revêche était fermée au verrou et à la barre. Flavien sonna d’une certaine façon convenue entre lui et Thierray. Celui-ci vint ouvrir lui-même, et referma quand la voiture fut entrée. Il avait gardé Forget à tout événement, mais il l’avait enfermé sur parole dans une pièce située sur la façade extérieure, certain qu’il respecterait le mystère de cette matinée, et qu’il était même content de n’y être pas initié.

— Eh bien, madame, dit Flavien à Olympe en lui ouvrant la portière, avez-vous trouvé les moyens de tout sauver ?

— Oui, répondit-elle, si l’état de la pauvre malade nous le permet.

— Grâce au ciel ! dit Thierray en lui offrant le bras, elle va infiniment mieux. Elle a dormi, et, depuis une demi-heure, elle ne souffre plus. Je crois que vous pourrez l’emmener. — Ah ! madame, ajouta-t-il en la faisant entrer dans la maison, croyez bien que je n’ai rien, absolument rien à me reprocher dans ce qui arrive !

— Je le sais, dit Olympe, qui avait pris son bras sans lui adresser la parole ; je sais aussi vos bonnes intentions pour l’avenir ; ne parlons donc pas de ce qui est déjà le passé.

En la voyant entrer dans le salon, Éveline fit un cri, et, cachant son visage dans les coussins du sofa où elle était étendue :

— Ah ! messieurs ! dit-elle, vous me portez le dernier coup !

La pauvre Olympe ne se rebuta pas de ce cruel accueil. Elle courut à Éveline, couvrit de baisers ses mains, dont elle cachait jusqu’à son front brûlant de honte, pressa sa tête blonde contre son sein et l’arrosa de larmes.

— Oh ! madame, vous me plaignez ! vous avez raison, dit Éveline, me voilà perdue !

— Non, mon enfant, répondit Olympe, vous êtes sauvée, puisque je suis près de vous, et votre seule confidente. Ayez courage, ma bonne Éveline ; si vous pouvez supporter la voiture, personne ne saura ce qui est arrivé, et votre père lui-même ne l’apprendra que de votre bouche, quand vous jugerez devoir le lui dire.

— Ah ! Olympe, s’écria Éveline vaincue par tant de douceur et de dévouement, c’est vous qui êtes bonne, meilleure cent fois plus que je ne mérite. Ah ! que l’on est injuste envers vous ! Oui, emmenez-moi d’ici, cachez-moi, sauvez-moi, et que mon père ne le sache jamais. Je ne crains au monde que son blâme ou ses railleries. Tenez, je ne sens plus aucune douleur, je peux marcher.

— Gardez-vous-en bien, s’écrièrent Olympe et Thierray, tout serait perdu !

Olympe visita le pied malade et renouvela le pansement. Le vulnéraire avait fait merveille, l’inflammation avait disparu, et tout faisait présager que l’opération aurait lieu dans de bonnes conditions. Flavien et Thierray transportèrent la blessée, et Olympe les aida à l’étendre dans la voiture.

— Allez nous attendre à Puy-Verdon, comme si vous veniez naturellement déjeuner, dit Olympe à Thierray. Vous y arriverez avant nous, car nous nous en irons doucement. Dites que vous m’avez rencontrée avec M. de Saulges, et que j’arrive, que vous croyez que j’ai dû aller voir des malades un peu loin, par ici. Il m’arrive souvent de faire d’assez longues courses dans ce but, cela n’étonnera personne. M. de Saulges sera censé m’avoir indiqué un cas d’urgence. Mais ne vous expliquez pas autrement, vous nous avez à peine parlé, vous ne savez rien précisément. Il se passera plusieurs jours avant que l’on vérifie le fait, si même on songe à le vérifier. Allez, monsieur Thierray, prenez la traverse ; vous, monsieur de Saulges, conduisez-nous au pas. Je vous dirai ce qu’il faudra faire quand il sera temps.

Elle baissa les stores. Thierray alla délivrer Forget, rangea le salon, puis il partit de son côté.

Éveline supporta assez bien la voiture, et s’aida de tout son courage, qui était réel, pour ne pas inquiéter Olympe, dont la présence d’esprit, elle le sentait bien, lui était nécessaire.

À un quart de lieue de Puy-Verdon, Olympe parla a Flavien et lui fit quitter le chemin pour prendre un détour, moyennant lequel ils arrivèrent à une entrée peu fréquentée du parc, assez loin du château. Ils avaient rencontré beaucoup de gens sur les chemins à cause du dimanche et de l’heure de la messe. Mais on avait vu Flavien ramenant une voiture de la maison, et cela ne donnait pas lieu à de grands commentaires. La voiture fermée fut jugée vide. On se borna à dire :

— Ces messieurs ! ça aime à se servir de cochers à eux-mêmes.

Un esprit fort hasarda cette réflexion :

— Ça aime mieux nourrir trop de chevaux qu’assez de domestiques.

Dans le parc, nos voyageurs trouvèrent enfin la solitude. Olympe explora de l’œil les allées sinueuses qu’elle fit prendre à son guide et le dirigea vers une enceinte de rochers qui formait une grotte naturelle très-ombragée d’arbres touffus. Là, après s’être encore assurés qu’ils ne pouvaient être observés, elle aida Flavien à déposer Éveline sur le gazon.

— Restons ici, ma chère enfant, lui dit-elle ; M. de Saulges va rentrer au château avec la voiture ; il ne jettera pas trop l’alarme, mais il dira d’un air assez inquiet que, revenant avec moi de cette promenade, nous vous avons trouvée ici, blessée, et nous appelant à votre secours. Il fera apporter un brancard, il enverra chercher le médecin et le chirurgien ; je constaterai que-je vous ai trouvée ici, tombée de ces rochers où vous aviez voulu grimper ; je dirai que c’est moi qui vous avais donné hier l’idée de mettre ce costume pour aller surprendre et intriguer, à son réveil, Caroline, dont c’est justement l’anniversaire. Vous ajouterez que vous vous êtes déguisée ainsi de grand matin, en ayant soin de ne vous faire voir à personne ; que vous alliez cueillir vous-même votre bouquet de fête dans le parc, que vous avez voulu atteindre… tenez ! ces gentianes qui poussent là sur les rochers. — Quelle heure est-il, monsieur de Saulges ?

— Neuf heures, dit Flavien.

— Eh bien, vous avez été évanouie deux heures à cette place, dit Olympe à Éveline, vous êtes restée ensuite une heure sans pouvoir bouger et sans voir approcher personne.

— Et ce pansement que j’ai au pied, dit Éveline, il faut vite me l’ôter.

— Non, dit Olympe, c’est moi qui viens de le faire. — Monsieur de Saulges, donnez-moi la pharmacie qui est dans la voiture, mettez-la par terre à côté de moi, et allez vite au château.

Flavien obéit, admirant l’esprit des femmes.

— En fait de ruses, se dit-il, la plus austère n’est pas plus maladroite qu’une autre dans l’occasion ; si elle n’en use pas pour elle-même, elle n’en a pas moins un arsenal en réserve au profit des autres. Ah ! l’esprit de corps ! Mais à qui la faute ? Nous voulons dans le monde qu’elles aient plus de soin de leur réputation que de leur vertu. Amants, nous les voulons pures du blâme d’autrui ; époux, nous leur pardonnons l’infidélité réelle plus volontiers que le scandale de l’apparence. Aussi la réputation d’une femme est-elle quelque chose de si terrible à garder, que la plus vertueuse d’entre toutes ne se fera pas de scrupule de préserver celle d’une amie au prix de mille mensonges et de la comédie la mieux jouée.

Une heure après, Éveline était dans son lit, entourée des tendres soins d’Olympe, de Benjamine et de Grondette. L’opération avait été pratiquée avec succès. Le joli pied était sauvé. Seulement, il était condamné à des semaines d’inaction, qui déjà, en dépit de l’accablement de la souffrance, tourmentaient l’imagination de l’impatiente patiente ; c’était le bon mot du chirurgien, qui essayait de la faire sourire et la consolait fort à propos en louant le courage qu’elle avait montré.

Toute la maison acceptait sans méfiance l’explication donnée, excepté Crésus, qui trouvait dans tout cela quelque chose d’extraordinaire, mais qui n’osait faire part de ses idées à personne, et Nathalie, qui était beaucoup plus frappée de la promenade matinale d’Olympe avec Flavien que de l’accident arrivé à sa sœur.

Thierray et Flavien voulurent partir, aussitôt après l’opération, pour la ferme des Rivets, afin de préparer Dutertre à apprendre l’accident arrivé à sa fille, et de pouvoir lui donner en même temps de bonnes nouvelles de son état. Mais Éveline, à qui Olympe fit part de cette résolution, s’y opposa avec énergie.

— Que vont-ils faire là tous les deux ! s’écria-t-elle. C’est mettre mon père sur la voie de tout découvrir. Et d’ailleurs, je connais Thierray, il dira tout, pour peu que mon père l’interroge. M. de Saulges est encore pire pour la franchise. Ils croient que le mieux c’est de confesser les choses telles qu’elles sont. Or, dites-leur. Olympe, qu’ils n’ont pas le droit de faire ma propre confession, et que je le leur dénie absolument. Si mon père découvre la vérité, il sera temps de presser notre mariage. S’il ne la sait jamais, comme vous me l’avez promis, M. Thierray m’épousera librement et pourra m’aimer, tandis qu’il me haïra, n’en doutez pas, s’il m’épouse par cas de force majeure.

— Hélas ! êtes-vous si peu sûre de ses sentiments ? dit Olympe navrée de ce qu’elle entendait.

— Oui, oui, je vous entends, chère amie, reprit Éveline. Vous ne concevez pas que j’aie ainsi couru après un homme qui me fuyait ? La sottise est accomplie ; je la paye cher et je m’en repens de reste. Il n’est donc pas besoin de me la faire sentir.

— Non, non ! calmez-vous, ma fille chérie, dit Olympe ; je ne songe point à cela. Je ferai votre volonté, et j’espère que tout s’arrangera pour votre bonheur.

— Jurez-moi que vous ne direz rien à mon père, reprit Éveline ; jurez-le-moi bien, et je serai tranquille.

— Je vous le jure, ma chère enfant. J’ai presque surpris votre secret : je n’ai pas le droit d’en disposer.

— À la bonne heure ! Oh ! je vous aimerai. Olympe, et je réparerai tous mes torts envers vous. À présent, donnez-moi de quoi écrire. Je veux moi-même avertir mon père, afin qu’il ne s’inquiète pas. Nous lui enverrons Crésus, qui ne se laissera pas tirer les vers du nez sur le passé, il y est trop intéressé, et renvoyez vite Thierray et son ami à Mont-Revêche. Il est inutile que mon père les voie aujourd’hui.

Il fallut obéir à Éveline, dont la souffrance et le chagrin n’avaient point abattu la volonté. Elle écrivit à Dutertre :

« Cher père bien-aimé,

» Je viens de me donner un entorse. Si on vous dit que j’ai une jambe cassée, n’en croyez rien. Je dors, je bois, je mange, et je vous attends ce soir pour être raillée de ma maladresse à grimper sur les petits rochers du parc. Ma bonne petite mère me soigne comme si cela en valait la peine. Benjamine pleure comme si elle avait perdu un serin, et Grondette me gronde. Moi, je ris et vous embrasse de toute mon âme.

» Votre Éveline. »

Flavien allait se retirer avec Thierray ; il était même déjà dans le jardin, allumant son cigare, tandis qu’Olympe, restée sur le perron avec Thierray, entretenait celui-ci des volontés d’Éveline, lorsque Nathalie s’approcha de Flavien et noua la conversation avec lui. L’accident de la matinée avait causé trop de bouleversement dans les habitudes de la maison pour qu’elle eût trouvé le moment de lui parler.

— Dieu merci ! Éveline est aussi bien que possible, lui dit-elle. Nous vous devons de la reconnaissance, monsieur ; car, sans vous, elle eût pu rester longtemps seule dans le parc et privée de secours.

— Sans moi ? dit Flavien, étonné de l’à-propos.

— Oui, sans l’idée que vous avez eue d’emmener ce matin ma belle-mère à la promenade, et de la ramener par les endroits les moins fréquentés et les mieux ombragés du parc, vous n’eussiez point trouvé notre pauvre Éveline dans ces rochers.

Flavien sentit le fiel de l’insinuation et se tint en garde.

— C’est, en effet, un hasard bien heureux, dit-il, que j’aie mal connu les chemins et que j’aie presque égaré madame Dutertre en voulant la ramener par le plus court.

— Ah ! elle ne vous le disait donc pas ? Elle était à même de vous avertir, pourtant ; elle connaît les allées du parc, elle !

— Je crois que madame Dutertre s’était endormie dans la voiture.

— Vous avez donc fait une bien longue course ?

— Assez longue, précisément.

— Du côté de Mont-Revêche, à ce qu’il paraît ?

— Est-ce que cela vous intéresse beaucoup, mademoiselle ? Voici madame votre mère, qui vous le dira mieux que moi ; car je ne connais le pays que de vue, et il me serait difficile de vous en tracer la géographie.

Thierray vint les rejoindre. Flavien salua Nathalie en la regardant avec une sévère ironie.

— Je parie que c’est cette méchante fille qui m’a fait faire mille sottises avec ses damnés bouquets ! dit-il à Thierray en s’éloignant. J’aurais dû remarquer qu’ils sentaient la bile. Décidément, je comprends pourquoi madame Dutertre est malheureuse, en dépit de l’amour de son mari.

Nathalie s’était attachée aux pas d’Olympe. Au moment où celle-ci rentrait dans le salon pour retourner auprès d’Éveline, elle l’y avait rejointe et lui demandait, avec une étrange audace de haine, où elle avait passé la matinée en tête-à-tête avec M. de Saulges.

La colère qui l’emportait lui fit manquer son but. Olympe ne se déconcerta pas, ne chercha point de prétexte, et, se voyant heurter de front, répondit avec dignité :

— Ma chère enfant, je ne comprends pas pourquoi vous me faites une question si peu intéressante, quand je n’ai pas un instant à perdre loin de votre sœur, qui souffre !

Et elle s’éloigna sans écouter les sourdes invectives qui grondaient dans la poitrine de sa rivale.

Nathalie, restée seule, pleura des larmes de rage. Elle se sentait éprise de Flavien avec une intensité qui était comme un châtiment de Dieu prononcé sur elle ; car Flavien la haïssait, et elle le voyait bien.

Cependant Crésus arrivait à la ferme des Rivets, cherchait M. Dutertre dans la campagne, et lui remettait la lettre d’Éveline.

— Je crains qu’on ne me trompe pour me rassurer, dit-il en pâlissant, après l’avoir lue. Pour un léger accident, on ne m’enverrait pas un exprès, on ne m’écrirait pas soi-même. Crésus, ma fille est tombée de cheval ?

— Non, monsieur, dit Crésus triomphant. Elle n’y a pas monté d’aujourd’hui.

— N’importe ! dit Dutertre, en qui les entrailles paternelles produisirent comme une vague divination, je suis sûr que ma fille a fait une chute affreuse ! je le sens dans tout mon corps !

— Allons, monsieur, reprit Crésus, qui était fier de sa mission, voilà que vous vous tourmentez trop. C’est ce que madame avait peur. Aussi elle m’a dit comme ça : « Si tu vois monsieur tranquille, tu ne lui diras rien de plus ; si tu le vois qui se casse la tête de ça, tu lui donneras ma lettre. » Et la v’là, monsieur, puisque vous vous la cassez, la tête !

Olympe écrivait à son mari :

« Je ne veux pas vous tromper, mon ami, votre arrivée ici en serait plus pénible. C’est plus qu’une entorse, c’est une luxation. Mais tout est réparé par les soins du bon Martel. Éveline ne souffre presque plus ; elle n’a aucun autre mal ; c’est de l’ennui pour elle, parce qu’il faudra du repos, mais vous ne devez prendre aucune inquiétude. Croyez-en celle qui ne vous a jamais menti. »

Olympe avait écrit avec effusion cette dernière phrase, partie de son cœur et de sa conscience. Et puis, tout en cachetant sa lettre, elle avait été épouvantée à l’idée que bientôt, pour complaire à Éveline, il lui faudrait mentir beaucoup pour la première fois de sa vie.