Mont-Revêche/3

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Michel Lévy frères (p. 34-48).



III


— Mais avoue, dit-il à Flavien, qui se mit à rire encore plus fort que lui, dès qu’ils furent installés dans la patache héréditaire, avoue qu’on peut s’y tromper quand on ne voit pas très-bien, et que cette femme a un air de jeunesse…

Flavien riait toujours.

Thierray en fut piqué, et, pour se tenir parole à lui-même, il tourna si bien sa myopie en ridicule, que la gaieté de son ami en devint convulsive. Mais, s’arrêtant tout à coup :

— Je gage, dit Flavien, que tu ne sais pas de quoi je ris ?

Cette interpellation soudaine étourdit Thierray.

— Je ris, reprit Flavien, de l’impressionnabilité des poètes. Ils regardent tout sans rien voir d’abord, et puis, quand ils voient, ils ne regardent plus. Tu as examiné, analyse, disséqué la jeunesse et la beauté d’une femme ; mais tu ne l’as pas seulement aperçue telle qu’elle est, puisque sur un mot jeté au hasard par Gervais, ce matin, tu n’as pas été sûr qu’elle n’eût pas cinquante ans. Ton souvenir, qui s’intitulait passion, ne t’a présenté aucune certitude pour combattre une méprise bien simple. Tout à l’heure, tu as revu cette femme, et tu pouvais t’en rendre compte aussi bien que moi, car tu t’es approché d’elle presque ridiculement, et la clarté était suffisante. Cependant, persuadé qu’elle était vieille, tu n’as pas daigné l’apercevoir qu’elle est jeune, et tu la tiens maintenant pour une matrone, tandis que, moi qui ne suis ni amoureux ni poëte, j’ai enfin la clef du mystère : tu vas voir si je me suis trompé.

Alors, élevant la voix :

— Gervais, dit-il au vieux serviteur qui dirigeait César d’une main encore ferme à travers les ornières sablonneuses, M. Dutertre a donc eu une première femme ?

— Mais oui, monsieur le comte, répondit sans hésiter Gervais ; c’était la mère des enfants qu’il a.

— Et sa seconde femme, quel âge a-t-elle ?

— Oh ! je peux bien vous le dire, car je me suis trouvé à la messe comme on publiait ses bans au prône. Madame Olympe doit avoir aujourd’hui… attendez donc !… pas tout à fait vingt-quatre ans, monsieur le comte ; car elle en avait vingt quand M. Dutertre l’a épousée en Italie.

— Vingt-quatre ans ! s’écria Thierray ; madame Dutertre a vingt-quatre ans, et ce vieux fou ne le disait pas !

— Ma foi ! monsieur, répondit Gervais, qui entendit l’apostrophe un peu trop retentissante de Thierray, si vous aviez pensé à me le demander, j’aurais pensé à vous le dire.

— Voilà ta condamnation ! dit Flavien à son ami, c’est de n’avoir pas songé à t’en convaincre, c’est de n’avoir eu dans la mémoire de ton amour aucune défense contre une pauvre méprise de comédie. Permets-moi de te dire, mon cher ami, que tu vois les femmes avec des yeux de séminariste, c’est-à-dire à travers des hallucinations maladives. Allons, tu es plus jeune que tu n’en as l’air, et moins roué que tu n’en as la prétention.

— Flavien, dit Thierray, si tu me parles encore d’Olympe, je vais te parler de Léonice !

— Oh ! comme tu voudras, répondit Flavien. Cela ne me touche plus, car j’ai envie de devenir amoureux d’Olympe, du moment que tu ne l’es pas.

— Qu’en sais-tu ?

— Tu ne l’as jamais été !

— C’est possible ; mais je te prie de n’en pas devenir amoureux. Elle pose devant moi ; ne dérange pas mon modèle.

— À la bonne heure ! parle ainsi, et je te comprendrai. Tu joues avec les femmes un jeu où un autre se brûlerait, mais où tu ne brûleras que les parfums de la poésie dans une cassolette de vélin dorée sur tranche.

— N’importe, dit Thierray, nous voici arrivés. J’ai sommeil et je passerai une meilleure nuit que je ne l’espérais. J’avais peur de voir apparaître dans mes rêves une lady of the lake comme celle de la chambre tapissée de Walter Scott, tandis que, si l’image de la dame de Puy-Verdon vient à voltiger à mon chevet, je ne m’en plaindrai pas trop.

— En d’autres termes, répondit Flavien en le quittant, tu as une montagne de moins sur ta poitrine d’homme et sur ta conscience de rêveur. Dors bien, mon ami, après une journée si cruelle et de si terribles émotions !

Laissons dormir ces deux personnages, qu’il ne nous a pas été possible de quitter plus tôt, et voyons ce qui se passait à pareille heure au château de Puy-Verdon.

M. Dutertre, ayant dîné vite et mal en route, avait faim, et la petite Caroline, la fillette de seize ans, que ses sœurs appelaient la Benjamine à papa, courait elle-même à la cuisine, et, bourgeoise de cœur et d’instinct, mais bourgeoise dans la bonne et sérieuse acception du vieux mot, elle préparait et servait presque de ses propres petites mains le souper de son père chéri. Ardente de cœur et froide d’imagination, Caroline ne connaissait encore qu’une passion, l’amour filial. Réputée la moins jolie et la moins intelligente du jeune trio d’héritières à marier qui fleurissait à Puy-Verdon, elle était la plus heureuse des trois, parce que, seule, elle n’avait pas la préoccupation d’être la plus spirituelle et la plus belle. Pourvu que papa et maman fussent contents d’elle, elle s’estimait la première fille du monde. C’est ainsi qu’elle disait, et c’est ainsi qu’elle sentait.

Au milieu du luxe naturel à une maison très-riche, les goûts simples, les instincts de ménagère de la Benjamine faisaient un contraste bizarre avec les goûts aristocratiques et les grands airs de celle qu’on appelait la lionne. Celle-là, Éveline la grande écuyère, venait de descendre au salon, après avoir échangé ses vêtements de drap mouillé contre une toilette d’un goût ravissant. Recoiffée, parfumée, chaussée, c’était une autre femme. Elle le savait, et aimait à se montrer tantôt sous l’aspect d’un garçon pétulant, indifférent aux morsures du hâle et aux fatigues de la chasse, tantôt sous celui d’une femme nonchalante et raffinée, exercée à déployer toutes les séductions d’une coquetterie encore innocente, mais alarmante pour l’avenir.

Elle s’attendait à trouver plus de monde pour apprécier cette toilette miraculeusement rapide. Nathalie, qui était toujours habillée d’une manière grave, non pas tant par goût naturel que par besoin de trancher par une opulente austérité à côté des chiffons plus recherchés et des coiffures plus savantes de sa sœur, en fit aussitôt la remarque tout haut avec cette désobligeance sans pareille des filles hautaines et jalouses.

— Ils sont partis, dit-elle en jetant un regard d’admiration moqueuse sur les blondes tresses qu’Éveline avait semées de fleurs naturelles, et sur sa robe de mousseline blanche, souple et flottante comme un nuage.

— Qui donc est parti ? demanda Éveline avec une hypocrisie maladroite.

Mais, se remettant aussitôt, elle ajouta, sinon avec plus de candeur, du moins avec une grâce pénétrante :

— Est-ce que notre père n’est pas là ? Est-ce une toilette perdue que celle que j’ai faite pour lui ?

— Papa a faim, dit Caroline en emmenant son père à table. Il regardera tout à l’heure comme tu es jolie. Mais, toi-même, il faut manger, petite sœur. Tu as couru à cheval après dîner, et tu vas encore, si tu ne prends pas tes précautions, nous réveiller cette nuit en nous disant que tu meurs de faim. Allons, asseyez-vous, je vais vous servir tous les deux. Veux-tu me le permettre, maman ? ajouta-t-elle en donnant un gros baiser sur la belle main d’Olympe, qui s’était posée sur son épaule.

— Ceci est grave, répondit madame Dutertre en souriant avec tendresse à l’enfant de son cœur. Il faudrait peut-être demander d’abord la permission au père, et puis à la sœur aînée… et puis à la cadette.

— Moi, je permets tout, ce soir, à tout le monde, dit Dutertre avec gaieté, pourvu qu’on m’aime à qui mieux mieux. J’ai surtout faim et soif d’être aimé après six mois d’exil.

— Tout le monde vous aime, bon père, dit Éveline ; mais je permets à votre Benjamine de faire la maîtresse de maison devant vous. Elle s’en acquitte avec grâce, et, moi, quand je cesse de remuer et de m’agiter, je ne suis plus bonne à rien. J’aime mieux courir un sanglier que de découper une perdrix.

— Quant à moi, dit Nathalie, je n’entends rien à ces grandes choses de l’intérieur qui s’appellent du nom sublime de pot-au-feu.

Caroline, ravie, renvoya les domestiques, et, s’asseyant auprès de son père, se levant cent fois pour une, elle le servit avec idolâtrie.

— Dites donc, mon père, reprit Nathalie, parlez-nous un peu de ce penseur que vous nous avez présenté aujourd’hui.

— Pourquoi l’appelles-tu penseur ? dit Dutertre. C’est tout simplement un homme de lettres ; car c’est de M. Thierray que tu me parles, je présume ?

— Oui, le nommé Thierray, reprit Nathalie avec un dédain superbe. On nous en avait si peu parlé, ajouta-t-elle en regardant Olympe, que nous ne lui supposions pas tant d’importance. Il faut qu’il en ait beaucoup ; car il est grand homme dans sa manière de prononcer, de s’asseoir, de regarder et de marcher. C’est un penseur de profession, cela se voit à ses habits et jusque dans ses boutons de guêtre.

— Tu es donc toujours méchante, Nathalie ? dit M. Dutertre d’un ton où il entrait plus de complaisance que de sévérité.

— Nathalie aime à railler, dit madame Dutertre avec plus de douceur encore ; mais je parie qu’elle n’a pas seulement regardé l’homme dont elle parle avec tant d’esprit.

— Il paraît que vous l’avez regardé assez pour pouvoir prendre sa défense, répondit Nathalie d’un ton qui se tenait musicalement à l’unisson de douceur de ses parents, et qui lui permettait d’être amère en ayant l’air d’être enjouée.

M. Dutertre eut un mouvement d’étonnement ; il se retourna pour regarder Nathalie ; il rencontra ses yeux calmes et fiers, et lui dit en y plongeant son regard paternel :

— Je regardais à qui tu viens de parler, ma fille. Je croyais que c’était une de tes lutineries habituelles contre tes sœurs.

— Les lutineries de Nathalie ! dit Éveline légèrement, le mot est doux !

Nathalie, qui avait très-bien compris la leçon paternelle, ne daigna pas faire attention à celle d’Éveline, et répliqua en s’adressant à M. Dutertre :

— Non, mon père, c’était bien à notre chère Olympe que je parlais.

— Olympe !… reprit Dutertre confondu.

Et, se tournant vers sa femme :

— Chère amie, dit-il, est-ce que vos filles vous appellent par votre nom de baptême, à présent ?

Madame Dutertre voulut répondre pour détourner l’attention que son mari donnait à cette circonstance, Nathalie ne lui en donna pas le temps.

— Non, mon père, dit-elle ; la petite fille (elle désignait Caroline) l’appelle toujours sa mère ; Éveline dit encore petite maman d’un ton enfantin qui lui sied à ravir ; mais, moi qui suis une fille majeure…

— Pas encore, dit Dutertre.

— Pardon ! reprit Nathalie, vous m’avez fait émanciper, et mes vingt ans m’autorisent à me regarder comme une vieille fille. Olympe est une jeune femme, plus jeune que moi réellement par ses grâces et sa beauté. Je la respecte comme votre femme ; mais le respect n’a pas besoin d’avoir recours à des formes ridicules pour être réel.

— Ah çà ! je crois rêver, dit Dutertre ; je ne comprends rien à ce nouveau thème ! Que s’est-il donc passé ici en mon absence ?

— Rien, mon père, répondit Éveline, sinon que Nathalie est devenue beaucoup plus ennuyeuse et un peu plus esprit fort que par le passé.

— Je développerai mon thème, si mon père le veut, reprit Nathalie, toujours sans daigner prendre note des interruptions de sa sœur.

— Voyons ! dit Dutertre en regardant toujours fixement sa fille aînée, tandis que la Benjamine, contrariée des distractions qu’on lui donnait, le tourmentait pour le faire manger machinalement.

— Voici mon thème ; que mon père le juge, reprit Nathalie, et qu’il le condamne s’il est mauvais : ma belle-mère…

Mais elle fut interrompue par madame Dutertre, qui s’était appuyée sur le dos de sa chaise, et qui se pencha pour lui dire, en lui donnant un baiser sur le front :

— Chère Nathalie, appelez-moi plutôt Olympe, si vous voulez me retirer le doux nom de mère, que de m’en donner un si solennel et si froid.

— Cependant, ma chère madame…, dit Nathalie.

Olympe, douloureusement blessée de cette nouvelle marque d’antipathie, porta involontairement la main sur son cœur. M. Dutertre eut un tressaillement nerveux, et son front, uni et pur comme le siège de la sérénité, se plissa légèrement.

— Qu’est-ce donc, cher papa ? s’écria la Benjamine en lui saisissant le bras. Est-ce que vous vous êtes coupé ?

Et elle lui ôta des mains le fruit qu’il tenait, pour le couper elle-même.

— Non, chère petite, ce n’est rien, dit le père de famille.

Et, résolu de juger par lui-même au plus tôt la situation de son intérieur, il reprit en s’adressant à Nathalie :

— Continue, ma fille ! tu disais… ?

— Je disais, reprit Nathalie avec le même calme qu’auparavant, que traiter de maman une si jeune mère serait parfaitement déplacé à l’âge que nous avons l’une et l’autre. Voulez-vous m’imposer un ridicule ? Ce que je hais le plus au monde, c’est de faire l’innocente de quinze ans, quand j’en ai vingt par le fait et quarante par le caractère. Il me semble aussi que j’aurais l’air d’une jalouse qui veut vieillir Olympe…

— Sont-ce là toutes les graves raisons que tu as mûries pendant mon absence ? dit M. Dutertre, qui savait lutter de sang-froid avec Nathalie, quand besoin était.

Jusqu’à présent, dit Nathalie d’un air tranquille et pourtant menaçant, je n’en ai pas d’autres. Mais elles ont leur poids. Vous ne voudriez pas me contraindre à une mise, à un langage qui ne me siéraient pas et me rendraient insupportable à moi-même. Vous êtes le père le plus aimable et le plus sage de la création ; vous ne nous avez jamais assujetties ni blessées en quoi que ce soit. Il doit vous être indifférent, à vous qui vous occupez des graves intérêts de la société, que, dans un intérieur que vous n’habitez pas assidûment, on attache quelque importance à des détails d’étiquette domestique, lorsqu’ils ne troublent en rien la paix de la famille.

— La paix de la famille, c’est quelque chose, sans doute ; mais ce n’est pas tout, répondit Dutertre. Il y a quelque chose de plus doux, l’union ; quelque chose de plus grand et de plus beau, l’amour. Aimez-vous les uns les autres, c’est la suprême loi sans laquelle les familles comme la société périssent.

— Oh ! mon papa, tu as raison ! s’écria Caroline. Mais, sois tranquille, va ! nous nous aimons ici ! Moi, d’abord, j’aime tout le monde, toi le premier ; et puis petite mère, qui est bonne comme toi, et puis mesdemoiselles mes sœurs, qui sont très-gentilles, quoique un peu braques… et puis toi aussi, va, quoique tu sois un taquin de premier ordre !

— Cette dernière interprétation s’adressait à Amédée Dutertre, que désignèrent les grands yeux noirs de la Benjamine, après qu’ils eurent fait le tour de la salle, pour s’arrêter enfin sur le jeune homme pâle, rêveur et muet, qui s’était accoudé à l’écart sur le poêle.

Amédée sortit de sa rêverie et sourit machinalement au son de voix et au regard de la jeune fille. Mais, soit qu’il n’eût pas entendu ses paroles, soit qu’il lui fût impossible de manifester de l’enjouement, il ne répondit rien.

— Donc, mon procès est gagné, et la séance est levée, dit Nathalie pendant que son père éloignait sa chaise de la table et se plaçait de côté, comme pour donner un dernier coup d’œil à son troupeau avant de se retirer.

— Votre plaidoyer roule sur un détail puéril, mon enfant, répondit Dutertre. Cependant il ne faut pas blesser, même par une puérilité, les convenances de l’affection. Êtes-vous bien sûre que votre belle-mère, ma femme, votre meilleure amie, ne souffre pas un peu quand vous… ?

— Non, mon ami, je n’en souffre pas, répondit vivement madame Dutertre ; puisque Nathalie n’y voit pas une marque de froideur, je n’ai pas voulu même supposer qu’elle songeât à m’affliger. Pourtant, si elle me permet une objection, je lui dirai qu’elle rejette sur moi, à coup sûr, le petit ridicule qu’à tort elle craint pour elle-même. En me traitant comme une jeune personne, elle me force à accepter la prétention d’une parité d’âge qui n’existe pas…

— Ce n’est pas là ce qui blessera mon père, dit Éveline avec plus d’étourderie que de méchanceté.

— C’est à mon père de se prononcer là-dessus, dit Nathalie : s’il veut qu’Olympe ait l’air d’être notre mère, qu’il lui fasse porter des robes de mérinos et des bonnets à ruche, au lieu de lui envoyer de Paris des robes de taffetas rose…

— Qu’elle ne porte pas ! dit Dutertre en jetant les yeux sur la robe de velours noir de sa femme.

— Mais qu’elle va porter, à présent que tu es ici ! dit Caroline. N’est-ce pas, mère, que tu vas te faire belle pour papa ? Quand tu es bien arrangée, bien jolie, je vois dans ses yeux qu’il est content ! Et moi aussi, papa, je mettrai demain ma robe rose pour te faire plaisir.

— Ah ! toi, du moins…, dit Dutertre en la pressant sur son cœur.

Et sa phrase expira dans un baiser, mais il la termina intérieurement.

— Toi, du moins, pensa-t-il, enfant de mes entrailles, tu prends ta part de mon bonheur au lieu de me le reprocher !

À minuit, chacun était rentré chez soi depuis une heure ; mais, à l’exception des domestiques, personne ne dormait au château de Puy-Verdon. M. et madame Dutertre avaient leurs appartements à une extrémité du château opposée à celle qu’occupaient les demoiselles Dutertre et leur principale servante, une bonne femme qui avait nourri Éveline et qui les avait élevées toutes les trois : on l’appelait du sobriquet de Grondette. Amédée Dutertre habitait une jolie tour carrée qui avait une entrée sur les cours et une sur les jardins. De ces trois points d’occupation qui avaient pour centre commun la vue de la pelouse semée de fleurs et plantée de beaux arbres, située au midi, on pouvait, au besoin, s’avertir et se rassembler, prévision qui n’est jamais inutile dans les résidences isolées.

Pénétrons dans l’appartement des demoiselles. Il n’y aura pas trop d’indiscrétion, car, à l’exception de la Benjamine, que nous ne troublerons pas, puisqu’elle dit ses prières, seule dans sa petite chambre, aucune ne songe à se coucher. Les trois jolies pièces qui composaient cet appartement étaient reliées par un bout de galerie qu’on avait fermé à chaque extrémité pour en faire un salon commun, une sorte d’atelier où ces demoiselles avaient leurs études d’artiste et leurs ouvrages de femme. Pianos, livres, chevalets, corbeilles, tout cela était rangé trois fois par jour au moins par l’infatigable Grondette, aidée de la patiente Benjamine. Mais, au moment où nous y pénétrons et où Grondette vient de se retirer dans une chambre située en face de la galerie, le désordre a déjà repris son empire sur l’élégant gynécée où la lionne turbulente et la raisonneuse distraite ont établi le quartier général de leur veillée.

Ce n’est pas qu’Éveline fût dans son heure et dans son costume de pétulance. Dès qu’elle quittait ses petites bottes de maroquin et son chapeau de feutre, elle devenait princesse, nous l’avons dit, et il n’y avait pas assez de batiste, de parfums, de dentelle et de satin, pour reposer ce corps, frêle en apparence, de la rudesse d’habitudes où l’emportait le jeune démon de sa fantaisie. Mais, dérangeuse par nature, comme l’appelait Grondette, que ce fût par indolence ou par activité, par besoin de partir plus vite ou de se reposer plus tôt, il fallait que tous les objets qui se rencontraient sous son pied ou sous sa main cédassent brusquement ou dédaigneusement la place à sa personne agile et souple, soit pour la laisser passer, soit pour la laisser s’étendre. Quelque précieux et choyé que fût ce corps de reine, tous les objets à son usage avaient un air de malpropreté ou de dégradation. La riche moire des fauteuils où l’on étendait des pieds crottés au retour de la chasse, les divans de velours où on laissait monter les chiens favoris, les rideaux de mousseline de l’Inde que l’on tirait d’une main impatiente, les tapis de Turquie fréquemment arrosés par le contenu des encriers, tous ces objets incessamment renouvelés d’un luxe dont Éveline avait un si grand besoin et usait avec un si grand mépris étaient maculés, tachés, flétris, et, au bout de quelques jours d’apparat, avaient perdu la fraîcheur et, qu’on nous passe le mot, la décence de leur aspect.

C’était bien tout l’opposé du chaste sanctuaire où, tandis que ses sœurs babillaient une partie de la nuit, Caroline s’enfermait pour dire ses naïves patenôtres, faire le relevé de ses petites dépenses personnelles, qui, presque toutes, consistaient en aumônes, raccommoder secrètement quelques nippes (car son plaisir était de se soustraire à l’indolence de la richesse), enfin repasser ses leçons et étudier avec conscience les choses d’instruction élémentaire que ses sœurs avaient trop vite dédaignées pour apprendre des choses frivoles aux yeux de Caroline.

Nous appelons frivoles, nous, les choses qu’on effleure sans les approfondir. Nous pensons que ce qu’on appelle les arts d’agrément, dans les familles aisées, est très-inutilement barbare, et qu’on ferait beaucoup mieux, à l’état où les cultivent la plupart des jeunes personnes, de les appeler art de désagrément pour l’entourage condamné à en subir les résultats, la vue de certains portraits de famille, l’audition de certaines romances, de certains concertos, voire de certains vers.

Éveline et Nathalie n’en étaient pas précisément là. Elles avaient un certain talent, l’une pour la musique, l’autre pour la poésie. Éveline avait beaucoup de dextérité dans les doigts et de fantaisie dans la cervelle, quand elle interrogeait follement, à d’assez rares intervalles, son piano presque toujours malade par suite d’un abandon prolongé ou d’une trop bouillante épreuve. Nathalie faisait réellement d’assez bons vers, parfois très-beaux quant à la forme ; mais où en eût-elle trouvé le fond ? Son cœur était froid et fermé ; son imagination, jamais émue par le sentiment, n’était qu’un miroir d’acier qui reflétait les objets extérieurs avec netteté. C’était un talent d’observation, aidé d’une expression juste, parfois heureuse. Elle aimait le métier et se jouait avec les difficultés de la rime et du rhythme, comme un ciseleur ferme et minutieux avec une matière rebelle. Elle faisait assez bon marché de la mode, car elle ne manquait pas de goût ; mais, aimant à lutter, elle se plaisait à imiter tous les genres modernes, pour surenchérir sur les défauts de l’école romantique. Elle prenait cela pour la difficulté vaincue, et y trouvait une grande jouissance d’amour-propre. Elle s’assimilait ainsi les qualités de cette école, mais ces qualités n’étaient pas siennes et perdaient toute originalité en passant par un cerveau aussi froid que son cœur.

Elle n’avait réellement de personnalité un peu frappante que dans la satire ou l’imprécation. Athée par nature, si elle ne niait pas positivement la Divinité, elle la prenait à partie et discutait ses lois avec une rare audace. Lorsqu’elle avait de l’aigreur contre les personnes ou les choses, elle exhalait et calmait en secret son ressentiment et sa souffrance par d’assez véhémentes déclamations remarquablement bien tournées. C’était là tout son talent, talent assez éminent chez une femme, mais pas assez ardent pour être mâle, pas assez tendre pour être féminin.

Éveline et Nathalie étaient trop bien élevées, trop peu provinciales, et avaient affaire à des parents trop sensés pour débiter leur poudre d’or aux yeux des profanes. Elles eussent volontiers initié la famille à leurs petites gloires, si d’elles-mêmes elles n’eussent détruit comme à plaisir le charme de la vie de famille, l’une par ses bizarreries, par ses caprices d’enfant gâté et impérieux, l’autre par une orgueilleuse amertume. Toutes deux craignaient de trouver de la partialité dans le jugement de leurs parents, et, par-dessus le marché, toutes deux avaient la certitude de rencontrer une critique malveillante ou dédaigneuse toute faite d’avance dans l’esprit l’une de l’autre.

Malgré cette antipathie instinctive des deux sœurs, elles pouvaient difficilement se passer l’une de l’autre dans l’assaut qu’elles livraient à une troisième puissance domestique. L’entretien que nous allons rapporter expliquera la nécessité de cette alliance forcée dans l’offensive, mais non pas solidaire dans la défensive.