Montcalm et Lévis/05
CINQUIÈME ACTE
La scène se passe sur la place du château Saint-Louis, à Québec, le 18 octobre 1760.
Le drapeau anglais flotte à la tour du château. Une foule agitée circule, et parle avec animation des derniers événements et de la capitulation.
Officiers français et canadiens sont mêlés. Les principaux sont Bourlamaque, de La Pauze, de Malartic, Larochebeaucourt, Pontlcroy, de Rigaud, de Ligneris, de Léry, de Lanaudière, de Langy, de Hertel, de Longueuil, de Lorimier, Sabrevois, etc. etc.
Des hommes du peuple échangent les propos suivants :
Ainsi donc tout est bien fini ?
Non, tout est mal fini. Voyez ce drapeau, qui a remplacé le drapeau blanc fleurdelisé ! Et là-bas, à la porte du château, ne reconnaissez-vous pas les sentinelles anglaises ?
Hélas ! oui.
Notre belle victoire de Sainte-Foye n’a donc servi de rien ?
Je vous demande pardon, elle a jeté un nouvel éclat sur la gloire de nos armes. Elle a démontré que notre défaite de l’année dernière n’a été qu’un accident. La gloire française n’est pas éclipsée puisque notre dernière bataille a été une victoire.
Ah ! si la France n’était pas si loin ! Et si elle avait pu garder une marine comparable à celle de l’Angleterre, elle aurait pu nous envoyer des secours au printemps dernier.
Tous les matins du mois de mai dernier, je venais ici, sur cette hauteur, et je criais à Dieu de m’accorder cette joie avant de mourir, de voir apparaître des voiles françaises au bout de l’île d’Orléans. Mais c’était toujours des navires anglais qui arrivaient… Cette perpétuelle désespérance a bien hâté la fin de ma vie ! Et je me sens mourir !
La capitulation définitive est signée. Et quand j’entends sonner les cloches, je me dis : c’est le tocsin de la Nouvelle-France. Elle est bien morte. Et tout ce qui rappelle encore la mère-patrie va s’en aller pour ne plus revenir !
Entre les deux Frances, il y avait l’Océan ; mais il y aura bientôt un autre abîme plus profond : la Cession du Canada à l’Angleterre.
Vous, au moins, vous allez revoir la France ! Mais nous, songez donc au vide immense que vont laisser parmi nous les régiments français.
Ce sera pire que le vide ; car nous verrons à leur place les régiments anglais.
C’est vrai. Et combien d’autres de nos compatriotes vont quitter notre pays pour n’y plus revenir !
Ce n’est plus le pays, vois-tu ?
Que vont faire nos seigneurs et nos nobles ?
Plusieurs vont partir sans doute ; ceux qui ont de la fortune, et qui espèrent obtenir en France des positions lucratives, en récompense de leurs services pendant la guerre.
C’est bien malheureux, car nous aurions grand besoin de leurs conseils, de leur direction dans la situation nouvelle et difficile qui va nous être faite.
C’est vrai, mais on ne saurait blâmer ceux qui ne veulent pas vivre sous le drapeau anglais, et qui peuvent retourner en France. La plupart de nos seigneurs resteront cependant.
Et nos prêtres ?
Aucun ne partira.
Alors, tout n’est pas perdu. Ils seront pour nous des consolateurs et des conseillers.
Les termes de la capitulation sont bien durs.
Que voulez-vous ? — Toute résistance ultérieure était impossible, et nous avons subi le vœ victis du général Amherst, qui a commis l’injustice la plus criante, en nous refusant les honneurs militaires.
Ah ! Si vous aviez vu Lévis, à Sainte-Hélène. Il était furieux. Et quand il a été informé que M. de Vaudreuil avait cédé et consenti à cette clause déshonorante, le noble chevalier nous a réunis, il a fait apporter les drapeaux, et quand ils furent plantés en terre de manière à former un faisceau, il y fit mettre le feu. Alors, il tira son épée, et nous dit : « Soldats, regardez-la bien cette épée. Je vous prends à témoins qu’elle est sans tache, et qu’elle n’a jamais connu ni la défaite, ni le déshonneur. C’est en pleurant que je lui dis adieu. » Alors, il la porta à ses lèvres et la brisant sur ses genoux, il en jeta les tronçons dans le feu.
Murray ne nous aurait pas infligé ce déshonneur.
L’Angleterre l’effacera, j’espère, d’elle-même.
Je le crois. Peut-être consentira-t-elle même à nous rétrocéder le Canada dans le traité de paix qui sera signé à la fin de la guerre.
Non, mon cher Malartic, c’est une illusion.
Cependant, Murray le disait lui-même hier à M. de Lévis, en lui souhaitant une heureuse traversée. — Et sais-tu ce qu’il ajoutait en souriant, et quelle condition il y mettait ?
Eh ! bien, quoi ?
L’Angleterre, a-t-il dit, rendra peut-être le Canada à la France, mais à condition que vous n’y soyez pas envoyé comme gouverneur, parce que nous ne pourrions jamais le reprendre.
Bravo ! C’est un bel éloge pour Lévis, mais qui ne le console pas. Je l’ai vu ce matin, et je l’ai trouvé bien abattu.
Oh ! Le noble chevalier ! Où est-il donc en ce moment ?
Il est là avec Murray et M. de Vaudreuil, à faire les derniers arrangements pour le départ des troupes.
L’Aventure et la Marie sont à l’ancre dans le port, et nous allons bientôt nous embarquer.
Quelle joie nous aurions de revoir la patrie, si nous y retournions vainqueurs ! Mais qu’il est triste de ne pouvoir y rentrer l’arme au bras et les drapeaux au vent ! Et que répondrons-nous, quand la France nous demandera : Qu’avez-vous fait de ma fille ?
Certes, ils sont bien à plaindre ceux qui vont partir, mais ils sont encore plus malheureux ceux qui vont rester, courbés sous le joug de l’étranger. Le joug de l’étranger ! ! !
C’est le plus grand des sacrifices. Mais il faut bien le faire, si nous ne voulons pas que la Nouvelle-France meure tout à fait.
Scène II
Eh ! bien, Bigot, es-tu content de retourner en France ?
Enchanté ! Ce n’est pas moi qui regretterai la cession du Canada à l’Angleterre. Charité bien ordonnée commence par soi-même, dit le proverbe, or les proverbes sont la sagesse des nations.
Il est beau pourtant de sacrifier son intérêt à celui de la patrie.
Oui, c’est de l’héroïsme, mais je ne suis pas un héros. Où sont-ils d’ailleurs les héros ? Et surtout combien sont-ils ? Du reste, ils ont comme moi leurs intérêts et leurs passions. Ils n’ont pas la soif de l’or, mais ils ont celle des honneurs et de la gloire, et c’est pour satisfaire leurs ambitions qu’ils travaillent. Leurs intérêts sont différents des nôtres, voilà tout.
Et l’intérêt de la France est-il bien de garder cette colonie au prix de sa fortune, et de son sang ?
Non, elle coûte trop cher, et elle est trop loin. Il y a trop longtemps que ce sol stérile est arrosé du sang de nos soldats. S’il est vrai que j’ai hâté sa perte, comme Vaudreuil m’en accuse, je m’en réjouis. J’ai rendu service à la France.
Prévoir la ruine publique, et la transformer en fortune privée, c’est de la sagesse et de l’habileté. Pourquoi n’aurions-nous pas vidé la maison quand nous savions que le canon ennemi allait y mettre le feu.
Mais n’avez-vous aucune inquiétude sur le sort qui vous attend dans la mère-patrie ?
Aucune. Je ne crains ni Vaudreuil, ni Lévis. Ils sont impuissants contre moi à la Cour. Le roi, lui-même, ne me fait pas peur. Il est trop absorbé par ses amours pour se préoccuper de mes affaires. Mes plaisirs ne troublent pas les siens, et mes maîtresses coûtent moins cher au pays que la seule Pompadour.
Amasser quelques millions pour s’en faire un palais, c’est moins mal que d’entasser des cadavres pour s’en faire un piédestal comme ont fait Montcalm et Lévis.
Est-ce que tu ne crois pas à la vertu ?
Non.
Elle existe pourtant ?
Dans le dictionnaire, et je ne demande pas qu’on l’en efface. C’est un mot nécessaire dans la langue française.
Et le jugement de la postérité ?
Je m’en moque. Qu’elle élève un jour un monument à Montcalm, et qu’elle me voue aux gémonies, qu’est-ce que cela pourra bien me faire ?
Vous faites erreur, mon ami ; la vertu, le devoir, l’honneur ne sont pas de vains mots. Toutes les langues du monde les contiennent parce qu’ils expriment des réalités.
Pauvre Varin ! Tu as donc toujours des remords ?
Oui, mais les remords n’effacent rien.
Si tu avais passé la nuit dernière à jouer comme nous, tu serais plus gai.
Vous avez gagné, j’imagine !
Oui, mais pas autant que de Cadillac, qui a fait un jeu enragé avec Johannès.
Ah ! ce Johannès, il parle au diable ! À deux heures, ce matin, il m’a raflé cent louis dans un coup de dés !
Scène III
Lévis sort du château, et dès qu’il apparaît, les acclamations éclatent, les
chapeaux et les mouchoirs s’agitent :
Vive la France ! Vive notre Général !
Le général fronce les sourcils, et il étend les mains vers la foule pour l’apaiser.
Silence, mes amis, silence ! Ce pays n’est plus la France, et je ne suis plus votre général ! Je suis un vaincu, et j’ai la mort dans l’âme. Ne voyez-vous pas que j’ai dépouillé l’uniforme, et revêtu des habits de deuil ? J’ai brisé mon épée pour ne pas la livrer ; et si je pouvais arborer un drapeau, il serait noir, et couvert de crêpe.
cris de : Vive Lévis !
Adieu, mes chers amis canadiens. Là-bas, notre mère à tous, la France, est bien affligée, ma place est à ses côtés.
Lévis s’avance vers Bourlamaque, et lui donne ses dernières instructions :
Vous ne pourrez pas nous suivre aujourd’hui, Bourlamaque. Il faut que vous restiez encore quelques semaines pour rallier nos soldats un peu disséminés, et les ramener en France par le prochain navire.
Aujourd’hui, organisez l’embarquement.
Il serre cordialement la mains aux officiers canadiens. Il lève son chapeau et salue la foule qui l’acclame :
Vive Lévis !
Petit salon modeste et sévère. Au mur, un portrait de Montcalm.
Scène I
On frappe à la porte. Un domestique va ouvrir et fait entrer le général de Lévis.
Le général entre, et s’arrête devant le portrait.
Mon général, tant aimé ! Il faut vous dire adieu. Vous l’aviez bien prédit que vous seriez enseveli sous les ruines de la Nouvelle-France. C’est un glorieux linceul ; dormez en paix maintenant, dans la sainte chapelle des Ursulines, au murmure des psalmodies plaintives, toujours aimé et pleuré par tout un peuple !
Giselle entre et lui tend la main qu’il baise avec émotion :
Le triste jour est arrivé. Vous partez, mon cher ami !
Nous partons, Giselle, tous les deux.
Non, Gaston, il m’est aussi impossible de partir, qu’à vous de rester.
Quand l’amour et le devoir sont en conflit, c’est l’amour qui doit être sacrifié. Si vous restiez en Canada, vous cesseriez d’être français, et vous deviendriez sujet anglais. Cela n’est pas possible, n’est-ce pas ?
Hélas ! non. La France m’appelle ; elle a besoin de mes services ; je ne puis pas les lui refuser.
Mais vous-même, vous êtes française, et vous ne cesseriez pas de l’être en me suivant.
Non, mais je cesserais d’être canadienne. J’avais deux patries : la vieille France et la nouvelle. La première est perdue pour moi, je garde l’autre.
Mais l’autre, elle est devenue une terre anglaise !
C’est vrai, mais cette terre est mon berceau, mon pays natal. Cette terre est le tombeau de mes pères, et je ne veux pas qu’elle soit le tombeau de ma race. Le devoir impérieux de tous ceux qui y sont nés est d’y rester.
L’Angleterre a pris le territoire ; mais elle n’a pas pris nos âmes ! Nous resterons français d’esprit, de langue et de foi.
Ce sol que nous avons défriché et fécondé, ces lacs et ces rivières dont nous avons peuplé les rivages, toute cette grande et riche vallée du Saint-Laurent que nous avons colonisée, ne deviendront vraiment anglais que si nous les abandonnons.
Le drapeau anglais n’empêchera pas ce bel héritage de devenir un foyer de vie française, où palpitera toujours l’âme de la France.
O ma Giselle bien-aimée, j’admire la noblesse de vos sentiments. Mais les sacrifices que vous et les vôtres allez vous imposer, vos efforts, vos travaux, vos souffrances, à qui tout cela va-t-il profiter ? — À l’Angleterre.
Pour un temps, sans doute. Mais qui connaît l’avenir ? Que voulaient nos pères quand ils ont quitté la vieille France ? Ils voulaient fonder sur les bords du Saint-Laurent une France nouvelle, une France d’Amérique. Eh ! bien, nous le continuerons ce grand œuvre, et l’Europe étonnée le retrouvera un jour accompli !
Les races indiennes s’éteindront ; mais la race française ne mourra pas. Elle appartient au Maître de la vie, et malgré l’abandon du grand Ononthio, elle sera sauvée !
O Giselle ! vous êtes plus française que moi-même, et combien plus je vous aime ! Mais ces perspectives d’avenir d’une race française en Amérique ne sont qu’un rêve.
Non, ce n’est pas un rêve. Ce sol a bu le sang de ses enfants en trop grande abondance pour devenir stérile. Tant d’holocaustes lui ont donné une immortelle fécondité ; et les blés français continueront d’y pousser sous le soleil du bon Dieu, même à l’ombre du drapeau britannique !
Eh ! bien, alors, moi aussi je vais rester. Et moi aussi je travaillerai à la réalisation de votre rêve.
Non, Gaston, votre devoir n’est pas le mien ; il faut que vous partiez. Plus le sacrifice est grand, et plus il est digne de notre amour, et de la noblesse de nos sentiments. Si vous ne partiez pas, vous baisseriez dans mon admiration, ô mon bien-aimé !
La Nouvelle-France n’était pour vous qu’un des membres de votre patrie ; et puisque la guerre en a fait l’amputation, vous devez agir à son égard comme vous le faites à l’égard de vos propres membres, perdus dans une bataille. Vous creusez un trou au pied d’un arbre, vous y enterrez le membre séparé du tronc, et vous poursuivez votre carrière sur d’autres champs de bataille.
Mais c’est plus qu’un membre de mon corps que je vais laisser dans votre pays natal, c’est mon cœur ; c’est la moitié de moi-même. O Giselle, il me semble que vous ne m’aimez pas autant que je vous aime. Dites-moi encore une fois que vous m’aimez.
Ne vous l’ai-je pas trop dit ce mot si doux, que j’aurais dû garder au fond de mon cœur ?
Vous en souvenez-vous ? J’avais le pressentiment que la catastrophe viendrait, et qu’un abîme se creuserait entre nous !
Mais comment pouvais-je tenir mon cœur toujours fermé, quand votre amour me rendait si fière ?
Ne vous reprochez pas ce qui nous a donné tant de bonheur.
Voilà, Gaston, le seul souvenir que je garderai de vous. Ce sont vos chères lettres, vos douces lettres, datées de vos lointaines campagnes.
En voici une écrite de Carillon, au lendemain de votre glorieuse bataille. La gloire n’éclipsait pas l’amour, et vous pensiez à moi, dans ces grands jours où tant de travaux et de fatigues auraient dû me faire oublier.
Je l’ai relue ce matin. Touchez-là, elle est encore toute mouillée de mes larmes.
Chère amie, pourquoi donc nous séparons-nous ?
Ce n’est pas nous qui nous séparons ! C’est la Providence qui nous sépare, comme elle sépare les deux Frances !
La vie humaine est pleine de ces cruautés. Mais la séparation n’est pas la mort, ni l’oubli.
0 patriotisme ! que tu es cruel !…
« O mon général, inspire-moi !… »
Un dernier mot, Giselle : Croyez-moi, bientôt peut-être, la vieille France reprendra sa fille…
Alors, vous vous souviendrez que Pénélope attendit fidèlement Ulysse !
« Vive la France ! »
« Adieu, c’est la France qui part ! »