Montcalm et Lévis/04

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Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 94-130).

QUATRIÈME ACTE


PREMIER TABLEAU


Aux quartiers généraux de Beauport.

Une vaste salle, peu meublée, du manoir de Salaberry. Des uniformes suspendus aux murs, avec des armes. Un lit de camp pour Montcalm, et un autre pour Marcel. Une table avec une lampe, trois chaises. C’est la nuit.




Scène I


MONTCALM seul

C’est aujourd’hui le 12 Septembre. La nuit est noire et propice aux surprises. J’ai fait le tour des sentinelles ; plusieurs dormaient et c’est moi qui veille. Il y a plus de deux mois que je passe les nuits tout habillé, tout botté, avec des chevaux sellés à la porte, attendant que l’heure de la lutte suprême sonne. (Coups de canons )

Ah ! ce bombardement qui ne finit plus, et qui brûle et détruit notre chère ville de Québec !

Le vieux château Saint-Louis, la cathédrale, le palais épiscopal, ne sont plus que des monceaux de ruines. Depuis quelques jours, plusieurs bombes sont tombées sur le monastère des Ursulines ; l’une d’elles a pénétré jusque dans la crypte de la chapelle, et a creusé un grand trou dans le sol. Madame la Supérieure, qui est très âgée, m’a dit en souriant : la crypte de notre chapelle est notre cimetière et cette bombe y est venue creuser ma fosse. Elle se moque bien de la mort, la bonne sœur. Mais moi, je ne m’en moque pas, j’en ai le pressentiment. Et c’est peut-être ma fosse à moi que cette bombe a creusée.




Scène II


MONTCALM et JOHNSTONE
MONTCALM

Bonsoir, Johnstone, quoi de nouveau ?

JOHNSTONE

Rien. — Il y a du mouvement entre Montmorency et la flotte anglaise ; l’on dirait que nos ennemis se préparent à tenter demain un nouveau débarquement sur la côte de Beaupré. C’est le point le plus accessible et ce soir même, plusieurs des gros vaisseaux de l’amiral Saunders se sont rapprochés de la Canardière. Des barges chargées de marins se sont rangées au bout de l’Île d’Orléans. Le bombardement de la ville redouble et se prolonge jusque sur les battures de Beauport. Est-ce une nouvelle attaque sur notre camp ?

MONTCALM

Je ne le crois pas ; car nous les avons repoussés il y a quelques jours.

JOHNSTONE

Ne craignez-vous pas une descente au Foulon ?

MONTCALM

Il y a là un poste qui veille. Et les batteries de Samos et de Sillery ne sommeillent pas, j’espère. Il y a de plus le régiment de Guienne qui a reçu ordre de s’avancer sur les hauteurs d’Abraham, et même de descendre jusqu’au Foulon. Avec ces précautions de notre part, Wolfe ne commettrait pas l’imprudence de venir se placer entre Bougainville et moi.

JOHNSTONE

S’il l’osait pourtant ?

MONTCALM

Ce serait un coup d’audace ; mais il n’aurait pas le temps de ranger ses troupes que je tomberais dessus avec l’artillerie. Bougainville, au bruit de la canonnade, accourrait avec ses deux mille hommes, et Wolfe serait écrasé entre deux feux. Il est vrai que le gouverneur vient tous les jours contrecarrer mes ordres, et qu’on ne les exécute souvent qu’à moitié. Mais enfin il me semble que toutes les mesures sont prises pour rendre une surprise impossible.

JOHNSTONE

Vous avez raison.

MONTCALM

Je le crois, et cependant, je vous l’avoue, je ne suis pas rassuré. On ne raisonne pas avec les pressentiments. Sans savoir pourquoi, je me sens attristé, comme si quelque mystère de malheur m’enveloppait.

JOHNSTONE

Le Dieu des batailles s’est toujours déclaré pour vous, depuis que vous commandez les troupes du Canada.

MONTCALM

Oui, mais il peut changer de côté. Les deux Frances se montrent-elles bien dignes de ses faveurs ?…

Ah ! Je voudrais bien avoir Lévis près de moi. C’est un malheur qu’il ait fallu l’envoyer à Mont98 MONTCALM ET LEVIS réal. Et Bourlamaque, mon grand artilleur, éloigné aussi. Sans eux, je suis borgne et manchot…




Scène III


les mêmes, POULHARIEZ et FONTBONNE
MONTCALM

Tiens ! Fontbonne ! Et Guienne, ton bataillon ? Est-il sur les Plaines d’Abraham ?

FONTBONNE

Il y était. Mais le gouverneur m’a commandé de le ramener au camp, et il dort en ce moment au pied du mont Sainte-Geneviève.

MONTCALM

O malheur ! Et si les Anglais descendaient au Foulon, cette nuit ? Hélas ! Hélas ! Toute armée qui a deux chefs est destinée à périr.

POULHARIEZ

Mon général, vous vous surmenez, et vous ne dormez pas assez.

MONTCALM

Que voulez-vous ? Il faut bien Songer la nuit à réparer les fautes commises pendant le jour. Et puis il y a beaucoup de mouvement parmi nos ennemis cette nuit. Je crois qu’ils se préparent à frapper un grand coup. La question est de savoir où ils vont tenter un débarquement. Sera-ce ici ? Je ne le crois pas. Je craignais une descente au Foulon ; et c’est pour cela que j’avais envoyé Fontbonne et son bataillon sur les Plaines. Mais le gouverneur a changé tout cela.

POULHARIEZ

Plusieurs embarcations parties de la flotte s’approchent de notre camp, cette nuit.

MONTCALM

C’est une feinte. J’ai envoyé Marcel demander au gouverneur s’il a des nouvelles de la droite, et surtout du Cap Rouge.

Nous attendons cette nuit un convoi de vivres, deux mille minots de farine venant de Batiscan, et j’en suis très inquiet. Si les Anglais s’en emparent, que deviendrons-nous ?

On entend des coupe de canon.
POULHARIEZ

Entendez-vous ?

MONTCALM

C’est probablement Samos qui défend nos provisions. Ou bien, c’est le bombardement qui continue.

POULHARIEZ

Oh ! les Vandales ! Qu’ils viennent donc se battre contre des hommes, au lieu de passer leurs nuits à démolir des églises, et des couvents qui ne peuvent pas se défendre. Ils font brûler des villages inoffensifs sur les deux rives du fleuve. C’est faire la guerre en sauvages.

MONTCALM

Ah ! voici Marcel qui revient de chez le gouverneur.




Scène IV


Les mêmes et MARCEL
MONTCALM

Quelles nouvelles ?

MARCEL

Aucune. Le gouverneur dit que tout est calme, et que Wolfe est malade et très abattu.

JOHNSTONE

Allons, mon général, il faut vous reposer. Ne doutez pas de la Providence. Je suis informé de bonne source que Wolfe est découragé et se prépare à lever le siège. Bonne nuit, et à demain.

POULHARIEZ

Bonsoir, général, et à demain.

Fontbonne, Johnstone et Poulhariez sortent.




Scène V


MONTCALM, MARCEL
MONTCALM

Demain ! demain est commencé. Il y a longtemps que mon horloge a sonné minuit. Qui sait comment demain finira ?… (À Marcel) As-tu fait le journal, Marcel ?


MARCEL

En partie, général.

MONTCALM

Il faut le finir. Assieds-toi là, et pendant que tu vas écrire, je vais me jeter sur mon lit, et tâcher de dormir, en relisant mon vieil Homère

Marcel écrit sur une table, et Montcalm étendu sur son lit de camp ouvre l’Iliade.

Long silence.


MONTCALM

N’est-ce pas curieux, Marcel, qu’on ait fait la guerre de Troie pour une femme enlevée ?

MARCEL

Oui, aujourd’hui, l’enlèvement d’une femme n’est pas un événement. Il fait rire aux dépens du mari, et c’est tout.

MONTCALM

Il faut dire que Ménélas était roi.

MARCEL

Raison de plus pour fermer les yeux, et ne pas publier le scandale. C’était sans doute une malheureuse aventure pour un roi ; mais il valait mieux la laisser tomber dans l’oubli que d’en perpétuer le souvenir par une guerre de dix ans, et par une immortelle épopée.

MONTCALM

Il est certain qu’aujourd’hui on dirait au roi malheureux : Vengez-vous tout seul. La nation ne versera pas des flots de sang pour vous rendre une femme qui n’est pas digne de vous.

MARCEL

Il y a autre chose que je n’aime pas dans l’Iliade.

MONTCALM

Quoi donc, Marcel ?

MARCEL

C’est d’y voir mourir Hector et Achille. Ce sont deux héros admirables, vaillants et pleins d’honneur, tandis que Paris est un séducteur de femme et Ménélas un mari ridicule. Et cependant c’est Hector et Achille qui sont tués. Et Ménélas victorieux, sans une égratignure, reprend sa femme ! Cela me révolte.

MONTCALM

Tu as raison, Marcel.

Si Wolfe et moi perdions la vie dans cette guerre, nous mourrions au moins pour une noble cause, une cause digne de tous les sacrifices.

L’enjeu de la lutte entre nous n’est pas une misérable femme, mais tout un vaste pays du plus grand avenir…

Nouveau silence.
MARCEL

Pauvres Troyens, comme ils se sont fait jouer par les Grecs !

Et quelle dût être leur surprise de voir l’ennemi introduit dans leur ville par ce fatal cheval de bois !

MONTCALM

Heureusement qu’on n’en fait plus de ces chevaux-là.

Montcalm s’endort.
MARCEL

Pauvre ami ! Il est exténué de fatigue, et il tombe de sommeil.

Un temps se passe.
Tout à coup Montcalm pousse un cri et s’éveille.

Marcel, j’ai fait un mauvais rêve.

MARCEL

Quel rêve ?

MONTCALM

J’étais sur les Plaines d’Abraham, et je regardais sur le fleuve un navire abandonné qui descendait à la dérive.

Tout à coup j’aperçus Vergor et ses soldats qui s’en emparaient, et qui l’amenaient au rivage. Je me demandais ce qu’ils allaient en faire, lorsque je les vis traîner ce navire jusque sur les hauteurs d’Abraham. Je m’approchai pour pénétrer ce mystère, et tu peux juger de mon étonnement quand je vis une multitude de soldats anglais sortir des flancs du navire et se ranger sur la plaine. Je suis resté muet d’épouvante. Je voulais crier, et je ne le pouvais pas.

MARCEL

Vous avez crié.

MONTCALM

C’est un rêve étrange, n’est-ce pas ?

MARCEL

En effet, mais il s’explique. C’est la suite de notre conversation, et le navire anglais rempli d’ennemis, c’est le cheval de bois des Grecs.

MONTCALM

Évidemment, c’est cela.

MARCEL

Étrange phénomène que les songes !

MONTCALM

Ils sont souvent des avertissements.

MARCEL

Non, pas souvent ; et sans aucun doute, celui-là n’est pas vrai. À cette heure, je suis sûr que Wolfe dort d’un profond sommeil dans sa cabine.

MONTCALM

Mais je ne t’ai pas tout dit. J’ai vu Wolfe dans mon rêve. Il était à cheval à la tête de ses troupes. Mais il était plus grand que nature et il avait l’air d’un fantôme. Il s’est élancé vers moi l’épée haute ; mais tout à coup il a pris l’apparence d’un squelette ; et son épée s’est recourbée comme la faulx de la mort. C’est alors que je me suis éveillé en jetant un grand cri.

MARCEL

C’est bien étrange en effet ; mais ce n’est toujours qu’un rêve. Recouchez-vous, général, et dormons tous les deux.

Montcalm s’étend de nouveau sur sa couche, et Marcel éteint sa lampe.

MONTCALM

« L’homme se repose… il suspend sa marche… mais sa destinée ne s’arrête jamais. Elle marche toujours. Pendant que je vais dormir, la mienne s’avance silencieusement vers son terme. À chaque heure qui sonne elle s’en approche davantage… Une main invisible écrit au registre de ma vie des événements encore inconnus. Elle a tourné une feuille, celle du 12 Septembre 1750. Quels sont les faits qu’elle va consigner sur la page du 13 ? — Mystère. 13 est un chiffre néfaste. Qui sait ? Ce sera peut-être une date mémorable dans l’histoire… O faible humanité, qui ne connaît rien de l’avenir !

Il s’endort — Long silence — On frappe à la porte.
MARCEL

Qui vive ? Un milicien canadien entre en répondant : France !

MONTCALM s’éveille et saute en bas de son lit :

Que voulez-vous ?

LE MILICIEN

Je viens vous annoncer un grand malheur !

MONTCALM

Lequel ? Parlez vite.

LE MILICIEN

J’étais avec M. de Vergor, et nous étions endormis, lorsque le cri de la sentinelle et des coups de feu nous ont réveillés. En un instant le poste a été entouré par de nombreux soldats anglais qui montaient de la grève.

Vergor et ses hommes ont été faits prisonniers, excepté moi, et je suis venu à la course vous avertir.

MONTCALM

Tu mens. Cela n’est pas possible.

LE MILICIEN

C’est la vérité, général, et je vous en donne ma parole. Quand je suis arrivé au chemin Saint-Louis, je me suis retourné, et j’ai regardé en arrière. Il faisait assez clair pour bien voir, et j’ai vu toute la plaine couverte d’habits rouges.

MONTCALM

Qu’en penses-tu, Marcel ?

MARCEL

C’est invraisemblable, mais c’est peut-être vrai.

Montcalm s’élance au dehors, et crie aux sentinelles qui répondent. Les clairons sonnent. Tout le camp se met en mouvement. Montcalm monte à cheval, et dit à Poulhariez qui est revenu :

Poulhariez, restez à Beauport avec deux cents hommes, et envoyez-moi tout le reste des troupes sur les Plaines, aussi vite que possible. (Montcalm part au galop…)

(Le rideau tombe.)



DEUXIÈME TABLEAU


Le 15 septembre, après-midi. Chez le docteur Arnoux.

Deux chambres séparées par une cloison, ouvertes sur la salle. — Celle de gauche est un petit salon meublé. — Celle de droite, plus grande, est une espèce de bureau avec une large i>orte au fond, ouvrant sur la rue. — Du côté de la porte, une bibliothèque avec livres. — De l’autre une armoire vitrée avec des instruments de chirurgie. — Table et chaises.

Au lever du rideau, le docteur Arnoux prépare des bandelettes, de la charpie, des bandes de taffetas, et on entend la fusillade au loin.




Scène I

ARNOUX seul

Ces fusillades sont sinistres — j’aimais mieux le bombardement. Quel réveil nous avons eu ee matin ! Et quelle va être l’issue de cette bataille ?

En ce moment, se décident les destinées de la Nouvelle-France. Plusieurs chirurgiens ont suivi l’armée sur les Plaines ; mais on va probablement réclamer mes services, et je me prépare…

On frappe à la porte.

Entrez. (M. de Bernetz entre).




Scène II

ARNOUX

Ah ! Bernetz, avez-vous des nouvelles ?

BERNETZ

Pas encore, docteur, mais quel coup de foudre ! Et dire que M. de Ramsay nous retient ici avec l’artillerie, quand les Anglais sont sur les Plaines d’Abraham !

ARNOUX

C’est épouvantable. — Mais comment cela peut-il être arrivé ? Qu’a donc fait ce Vergor de malheur, avec les cent hommes qu’il avait sous ses ordres ?


BERNETZ

Hélas ! Il n’en avait plus que trente. Hier même, il avait donné congé aux autres, pour leur permettre d’aller travailler à leurs récoltes. C’étaient des cultivateurs.

ARNOUX

Et Bougainville, avec ses deux mille hommes ?


BERNETZ

Je présume qu’il va tomber sur les derrières des Anglais, mais nous n’en avons aucune nouvelle.

ARNOUX

Et le régiment de Guienne qui, par l’ordre de Montcalm, s’était transporté sur les Plaines, il y a quelques jours. N’était-il pas là ?

BERNETZ

Hier, M. de Vaudreuil l’a renvoyé à la Canardière, au camp de la droite.

ARNOUX

C’est une série de fatalités !

BERNETZ

Quand les chefs sont divisés, vois-tu, l’unité de commandement fait défaut et tout va mal. Ce matin encore, Montcalm, assure-t-on, avait commandé à la gauche, qui est à Beauport, de le suivre sur les Plaines ; et le gouverneur a donné contre-ordre.

Il y a deux heures, M. de Montcalm a fait dire à M. de Ramzay de lui envoyer des canons ; et M. de Ramzay a refusé, disant qu’il en avait besoin pour défendre la ville.

ARNOUX

Mais alors, dans cette bataille décisive qu’il a engagée, Montcalm n’a pas d’artillerie ?

BERNETZ

Il a trois canons.

ARNOUX

Ah ! Bernetz, n’est-ce pas lamentable ?…

BERNETZ

La canonnade a cessé ; mais la fusillade se rapproche.

ARNOUX

Qu’est-ce-à dire ?

BERNETZ

C’est-à-dire que les nôtres reculent, et que les Anglais les poursuivent.

ARNOUX

Il n’est pourtant pas possible que Montcalm soit vaincu.

BERNETZ

Il ne l’a jamais été. Et c’est le seul général français qui ait vaincu quatre fois les Anglais !




Scène III


La porte s’ouvre, et Dumas entre.
BERNETZ

Tiens, voici Dumas ; il doit avoir des nouvelles.

DUMAS

Je venais vous en demander. Il paraît que ça va mal.

BERNETZ

Que sais-tu ?

DUMAS

Je sais que la lutte se rapproche toujours, et qu’un grand nombre de fuyards rentrent en ville par les deux portes Saint-Louis et Saint-Jean. On assure que le général anglais est mort. Mais on dit aussi que Senezergues et Fontbonne ont été tués. C’est la fleur de nos officiers. Montcalm fait des efforts inouïs pour arrêter les fuyards et les ramener au combat ; mais ils sont pris de panique.

Il y a un cavalier qui descend la rue Saint-Louis au galop. — Je crois que c’est Montbeillard.

BERNETZ

Montbeillard ! la résistance est finie alors, et nous allons tout savoir.


Scène IV


Les mêmes et MONTBEILLARD.
MONTBEILLARD

Hélas ! mes amis, nous sommes vaincus !

DUMAS

Mais on dit que Wolfe est mort !

MONTBEILLARD

C’est vrai, mais son armée est victorieuse.

BERNETZ

Et Montcalm ?

MONTBEILLARD

Hélas ! il a reçu deux blessures mortelles, je crois. Faites-lui préparer un lit, Arnoux, il sera ici dans quelques minutes.

ARNOUX

Mon Dieu ! mon Dieu ! Est-il possible !

MONTBEILLARD

Il rentre en ville, affaissé sur son cheval, soutenu par deux soldats.

BERNETZ

Hélas ! Hélas ! C’est la fin de la Nouvelle-France !

DUMAS

Voyons, Montbeillard, raconte-nous cette bataille malheureuse !

MONTBEILLARD

C’est un récit lamentable à faire, mais il ne sera pas long. Voici : Mon régiment était rangé en travers du chemin Saint-Louis, près des buttes à Neveu, lorsque M. de Montcalm arriva de Beauport, au galop de son cheval. Il braqua sa lunette sur la ligne de bataille des Anglais, et se mit à parler aux officiers qui se groupèrent autour de lui : « C’est incroyable, dit-il, on dirait vraiment que toute l’armée anglaise est là, et qu’elle est déjà en ordre de bataille, mais ce n’est pag possible !

« Quel corps de garde commandait donc ce Vergor ? — Et le régiment de Guienne qui aurait dû dormir ici cette nuit ! O malheur ! Le sort en est jeté, il faut se battre, et malgré tout, il faut vaincre. Mais faut-il attaquer immédiatement ? Ou faut-il attendre que Bougainville arrive ? Depuis longtemps déjà les canons de Samos l’ont averti. Il doit être en marche, et dans moins d’une demi-heure il tombera sur les derrières des Anglais, engagés en pleine bataille contre nous. Il y a encore beaucoup de mouvement parmi les troupes de Wolfe, et elles grossissent à vue d’œil.

Il ne faut pas leur donner le temps de se retrancher, et de dresser des batteries. Qu’en pensez-vous, mes amis ? » Tous les officiers furent de son avis. Ils avaient en lui tant de confiance. Et vous savez qu’il avait coutume de frapper comme la foudre. Il n’hésita pas.

Il parcourut le front de son armée, donnant les ordres nécessaires, et adressant à tous des paroles d’encouragement. Il était superbe à voir. Le génie rayonnait dans son regard, et enflammait les courages.

Bientôt les clairons sonnèrent, et l’armée s’ébranla.

Une dépression du terrain assez profonde nous séparait des Anglais. Nous y descendîmes en très bon ordre, et nous commençâmes à remonter la pente opposée.

Les Anglais, rangés au sommet, essuyèrent notre première décharge sans broncher, et sans répondre. Nous continuâmes d’avancer — mais une décharge formidable instantanée nous arrêta, et nous répondîmes un peu au hasard, enveloppés dans la fumée. Quand elle se fut dissipée, nous vîmes bien, hélas ! que nos lignes étaient déjà rompues, et nos rangs éclaircis. Plusieurs de nos officiers, Sennezergues, Fontbonne, de Saint-Ours, étaient tombés ; de nombreux soldats tués et blessés. Nous reprîmes cependant notre marche en avant, pendant que l’ennemi s’avançait lui-même vers nous.

La fusillade éclata des deux côtés. Les rangs s’éclaircirent encore, et le centre de notre armée fléchit. Nous étions à portée de pistolet de l’ennemi, quand il s’élança contre nous dans une charge terrible à la baïonnette. Ce fut effrayant, et nos soldats furent pris de panique. Ah ! mes chers amis, je vous souhaite de ne jamais voir un pareil spectacle. Nos meilleures troupes frappées d’épouvante s’enfuyaient…

J’avais eu deux chevaux tués sous moi ; mais ils étaient nombreux les chevaux qui n’avaient plus de maîtres. Je sautai sur un troisième, et je rejoignis M. de Montcalm qui était accouru se jeter dans la fournaise. Nous nous mîmes en travers des fuyards, et nous fîmes tous nos efforts pour les rallier. Mais ils passaient à nos côtés, éperdus, sourds à nos appels.

Entraînés dans la débandade, nous avions remonté la pente des Buttes à Neveu, tout auprès du chemin Saint-Louis, lorsque M. de Montcalm fut frappé coup sur coup, d’un éclat d’obus et d’une balle.

J’appelai deux grenadiers pour le soutenir à cheval, et je pris les devants pour venir vous avertir, mon cher Arnoux, afin que vous puissiez être prêt à recevoir et à traiter notre illustre blessé.

ARNOUX

Et la bataille est bien perdue ?

MONTBEILLARD

Totalement.

ARNOUX

Ah ! Quel épouvantable malheur !




Scène V


Au fond de la chambre, à droite une femme prépare un lit sur une couchette basse.

La porte de la maison s’ouvre, et l’on voit les grenadiers aider le général à descendre de son cheval. Le docteur Arnoux va au-devant de lui avec Bernets.

Les mêmes, M. DE MONTCALM et MARCEL
ARNOUX aidant à transporter le blessé sur son lit.

J’espère que vos blessures ne sont pas mortelles, mon cher marquis ?

MONTCALM

C’est à vous de me le dire, docteur, et je veux savoir la vérité toute entière, au plus tôt.

Le docteur examine le blessé couché sur le lit.

Long silence.
ARNOUX

Ah ! M. le marquis, je donnerais ma vie pour sauver la vôtre. Mais tout mon art est impuissant. Votre blessure est mortelle, et vous allez suivre Wolfe dans la mort, comme il vous a suivi dans la gloire. Après tant de victoires glorieuses, vous n’auriez pas voulu survivre à votre première défaite.

MONTCALM

Non, et surtout, je ne pourrais pas survivre à la douleur de voir les Anglais dans Québec.

Combien de temps me reste-t-il encore à vivre ?

ARNOUX

Quelques heures, mon général.

MONTCALM

C’est assez, pour ce qu’il me reste à faire en ce monde. Marcel, donne-moi une plume, du papier et de l’encre.

Marcel apporte ce qu’il faut pour écrire — et s’assit auprès du lit.

MARCEL

Je vais écrire moi-même sous votre dictée, et vous signerez.

MONTCALM

C’est bien (Il dicte) : « Au commandant des troupes anglaises.

« L’humanité des Anglais me tranquillise sur le sort des prisonniers Français, et sur celui des Canadiens. Ayez pour ceux-ci les sentiments qu’ils m’avaient inspirés. Qu’ils ne s’aperçoivent pas d’avoir changé de maître. Je fus leur père, soyez leur protecteur. »

Marcel passe la feuille écrite au général qui la signe.

MONTCALM

Et maintenant, Marcel, tu vas écrire aux êtres bien-aimés de Candiac que tout est fini, et qu’ils ne me reverront plus en ce monde. Disleur combien je les ai aimés jusqu’à la fin, et combien il est douloureux pour moi de mourir sans les revoir…

MARCEL

Oui, mon général.

Pendant cette scène, Arnoux parait donner quelque stimulant au général.

MONTCALM

O France ! ton amour m’a coûté bien cher ! Il y a trente-quatre ans que je bataille pour ta gloire. Aujourd’hui j’ai versé pour toi les dernières gouttes de mon sang…

Et j’ai perdu ma dernière bataille… mais l’honneur est sauf, et ton œuvre en Amérique, Ô France, ne mourra pas toute entière. C’est sur ma tombe qu’elle revivra, et c’est mon corps qui servira de piédestal à ta gloire…

On se bat encore là-bas, sur le côteau Sainte-Geneviève ; j’entends la fusillade qui s’éloigne, et qui faiblit…

C’est assez, Wolfe, la guerre est finie. Désormais la paix entre nous sera éternelle. Nous habiterons la même patrie… La vie de l’homme sur la terre, a dit Job, est comme un temps de service militaire, et ses jours sont comme ceux du mercenaire. Mais le mercenaire a droit à son salaire… O mon Dieu, quel sera le mien ?…

Entrer dans la vie n’est rien, l’important c’est d’en sortir noblement. J’en sors par la porte d’honneur, sous les armes, face à l’ennemi, l’épée haute pour la patrie… Pauvre Louise ! Elle en avait le pressentiment que je mourrais comme Turenne.

MARCEL, qui écrit…

Mon cher général, puis-je faire encore quelque chose pour vous ?

MONTCALM

Tu écriras à Lévis, et tu lui diras toute mon amitié et tous mes regrets de ne pas le voir.

Et maintenant, je veux régler mes comptes avec Dieu. C’est avec Lui surtout qu’il faut faire la paix. Va me chercher un prêtre.

MARCEL

Monsieur le Curé est ici. Il a appris votre malheur, et il est accouru vous offrir ses services, en même temps que ses sympathies. Il est dans la chambre voisine, et demande à vous voir.


MONTCALM

Fais-le entrer.




Scène VI


Les mêmes et M. LE CURÉ RÈCHER
MONTCALM

Mon dernier jour est venu, mon cher curé, et je suis heureux de vous voir auprès de moi. Les hommes ne peuvent plus rien faire pour moi, et je ne puis rien faire pour eux. Dieu seul tient mon sort entre ses mains, et pour comparaître devant Lui, j’ai besoin de votre secours.

MONSIEUR LE CURÉ

Dieu pourrait vous sauver encore.

MONTCALM

Oui ; mais pourquoi ferait-il ce miracle ? Ma mission est finie. C’est pour défendre et soutenir la domination française en Amérique que je suis venu ici. Cette domination s’achève, et je finis avec elle. J’ai promis de m’ensevelir sous les ruines de Québec. Il y a trois mois qu’elles tombent sur moi ; elles seront mon tombeau.

L’ABBÉ RÈCHER

Vous êtes jeune encore ?

MONTCALM

J’ai quarante-sept ans. — Mais les années de guerre comptent double. Je ne me fais pas d’illusion, ma dernière heure va sonner ; je veux être seul avec vous, M. le Curé.




Scène V

Les autres sortent, l’abbé Rècher prend un siège au chevet du blessé, et entend sa confession. Pendant la scène silencieuse de la confession dans la chambre de gauche, on continue de causer dans la chambre de droite.



Scène VI


Le GOUVERNEUR et un peu après lui BIGOT.
VAUDREUIL au Docteur Arnoux

Comment va le général ?

ARNOUX

Il va mourir, gouverneur.

VAUDREUIL

Est-il possible ? — Et Lévis n’est pas ici ! Quel malheur ! Il faut absolument que je vois M. de Montcalm.

ARNOUX

Vous ne le pouvez pas en ce moment, Monsieur le Curé est là, et lui administre les derniers sacrements.

VAUDREUIL

La nuit vient. — L’armée est en pleine déroute, dispersée, sans chef. Que ferons-nous demain ?

ARNOUX

C’est à vous de décider, et d’agir promptement.

VAUDREUIL

Oui, sans doute ; mais il est bien difficile, dans le désarroi où nous sommes, de connaître exactement l’état de nos forces. Concentrer nos troupes et nos milices, et attaquer les Anglais qui vont se retrancher sur les Plaines est peut-être bien risqué.

L’INTENDANT BIGOT

Ce serait une folie. Concentrer les troupes est peut-être possible, mais nous ne pourrions pas les nourrir.

VAUDREUIL

Naturellement, il n’y a de vivres que pour vous et vos amis.

BIGOT

Il y en a aussi pour les vôtres, gouverneur, car les vôtres ont pillé le dépôt de provisions que j’avais fait au camp de Beauport.

VAUDREUIL

Vous êtes un insolent.

BIGOT

Et vous, un imbécile, aussi prétentieux qu’incapable. Prouvez le contraire, si vous en êtes capable. Vous avez fait à M. de Montcalm la vie assez amère pour qu’il soit content de mourir. Remplacez-le maintenant, et faites éclater vos grands talents militaires.

VAUDREUIL

Je reconnais que mes talents militaires n’égalent pas vos talents pour le pillage.

Fiedmond entre.

Scène VII


Les mêmes et FIEDMOND
FIEDMOND

Gouverneur, je viens prendre vos ordres pour l’artillerie de la ville.

VAUDREUIL

Adressez-vous à Ramsay, qui commande la garnison.

FIEDMOND

Mais Ramsay et les autres officiers veulent capituler.

VAUDREUIL

Que voulez-vous que j’y fasse ? Les provisions font défaut.

FIEDMOND

Réduisons les rations, et résistons jusqu’à épuisement.

VAUDREUIL

Vous êtes seul de cet avis.




Scène VIII


La cérémonie des derniers sacrements est finie dans l’autre chambre, l’abbé Rucher est agenouillé. — Montcalm délire, pendant que la discussion parait continuer entre Vaudreuil et Fiemond.

MONTCALM

Wolfe ! Wolfe ! attends-moi. Je veux revoir encore mon cher Candiac… Oh ! la jolie petite rivière ombragée de saules pleureurs ! C’est le Vistre… Adieu, mon bien-aimé Candiac … Où sont donc ma mère et Louise ?…

Au fond de la scène passent deux femmes en vêtements de deuil, et enveloppées de longs voiles.

Les voilà… Elles sont en grand deuil !… Qui est mort à Candiac ? Oh ! c’est Mirette, ma petite Mirette, ma Mirette bien-aimée !…

Pauvre Louise ! Comme elle pleure !… Mère, Louise, approchez-vous, que je vous embrasse…

O femmes, ne pleurez pas sur moi… pleurez sur la Nouvelle-France, c’est elle qui se meurt…

Les deux femmes disparaissent.

Sa tête qu’il avait relevée, en apercevant sa mère et son épouse, retombe sur l’oreiller, et il expire.




Scène IX


Dans l’autre chambre, la discussion continue.

FIEDMOND

Alors, tout est perdu ?

VAUDREUIL

Non, mais tout est ajourné.

FIEDMOND

Ajourné ! quand l’ennemi vainqueur se retranche à nos portes ! Et l’armée, qu’en faites-vous ?

VAUDREUIL

Elle est dispersée. Il faudra quelques jours pour la rallier, et il est probable que nous rassemblerons nos forces à Jacques-Cartier, en attendant Lévis.

FIEDMOND

Et dans l’intervalle, vous allez capituler ! Ouvrir les portes aux Anglais ! Et c’est nous qui serons obligés d’assiéger Québec ! C’est lamentable. Et c’est tout ce que vous croyez pouvoir faire.

BIGOT éclatant de rire.

Vous n’y entendez rien, Fiedmond, c’est un trait de génie !

VAUDREUIL

Vous n’avez pas le droit de rire, M. Bigot, car cette situation est votre œuvre. Quand vos criminelles spéculations ont affamé notre ville, il faut bien en sortir, misérable !

BIGOT

Vous me rendrez compte de vos injures.

VAUDREUIL

Quand vous voudrez. Et si vous en voulez une autre, vous êtes un voleur !

BIGOT

Et vous, un assassin ; car c’est vous qui avez tué Montcalm.




Scène X


L’abbé Rècher entre.

Silence, messieurs, le général marquis de Montcalm est mort !

FIEDMOND

Et la Nouvelle-France va mourir !

VAUDREUIL

Non, il ne faut pas encore désespérer de son sort. En France, quand le roi meurt, on acclame son successeur en criant : « Vive le Roi ! » Ici, nous pouvons dire : Montcalm est mort, vive Lévis !

L’ABBÉ RÈCHER

Il y a d’ailleurs une loi de l’histoire qu’il ne faut pas oublier : C’est sur les tombeaux que Dieu se plaît à bâtir ; et peut-être faut-il que celui de Montcalm prenne place à côté de Champlain, de Frontenac, et de Laval, pour former les quatre pierres angulaires de l’édifice national qui sera la Nouvelle-France d’Amérique !

(Le rideau tombe.)