Morceaux choisis (Lévy-Bruhl)/Chapitre III

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CHAPITRE III

LE SURNATUREL DANS LA NATURE

La réalité universelle.

Pour cette mentalité, sous la diversité des formes que revêtent les êtres et les objets, sur la terre, dans l’air et dans l’eau, existe et circule une même réalité essentielle, une et multiple, matérielle et spirituelle à la fois. Elle passe constamment des uns aux autres. C’est par elle que s’explique, dans la mesure où ces esprits s’inquiètent d’une explication, l’existence et l’activité des êtres, leur permanence et leurs métamorphoses, leur vie et leur mort. Cette réalité mystique répandue partout, moins représentée à vrai dire que sentie, ne peut pas, comme la substance universelle de nos métaphysiciens, entrer dans la forme d’un concept. Codrington, le premier, l’a fait connaître, sous le nom de mana, que M. Speiser, aux Nouvelles-Hébrides, traduit par Lebenskraft. Neuhauss et les missionnaires allemands de la Nouvelle-Guinée disent Seelenstoff ; c’est le Zielstof de M. Kruyt et de beaucoup d’autres savants hollandais, la Potenz du Dr Pechuël-Loesche au Loango, etc. Aucun terme de nos langues ne correspond exactement aux mots dont les primitifs se servent pour désigner cette essence réfractaire à la définition.

(A. P., page 3.)

Les forces mystiques.

Entre la conception nette d’esprits qui sont comme de véritables démons ou dieux, dont chacun a son nom, ses attributs, et souvent son culte, et la représentation à la fois générale et concrète d’une force immanente aux objets et aux êtres, telle que le mana, sans que cette force soit individualisée, il y a place pour une infinité de formes intermédiaires, les unes plus précises, les autres plus fuyantes, plus vagues, à contours moins définis, quoique non moins réelles pour une mentalité peu conceptuelle, où la loi de participation domine souvent.

La plupart des forces mystiques qui se manifestent dans la nature sont à la fois diffuses et individualisées. La nécessité de choisir entre les deux formes de représentations ne s’est jamais imposée à ces primitifs ; elle ne s’est même jamais présentée à eux, Comment définir leur réponse à des questions qu’ils ne songent pas à se poser ? Le mot « esprit », bien que trop précis, est le moins incommode que nous ayons pour désigner ces influences et ces actions qui s’exercent continuellement autour des primitifs.

Plus les missionnaires pénètrent, avec le temps, dans le secret des pensées ordinaires de ceux avec qui ils vivent, et plus cette orientation mystique se dévoile à eux. On la saisit dans leurs descriptions, même lorsque les termes employés suggèrent l’idée de représentations plus nettement définies. Par exemple, « on peut dire, écrit le missionnaire Jetté, que les Ten’a entretiennent un commerce à peu près constant avec ces habitants « indésirables » du monde des esprits. Ils se croient sujets à les voir ou à les entendre à tout moment. N’importe quel bruit inaccoutumé, n’importe quelle fantaisie de leur imagination prend aussitôt la forme d’une manifestation du démon. Si un tronc d’arbre noir, tout imbibé d’eau, paraît, disparaît, et reparaît dans l’eau, sous l’action du courant, ils ont vu un nekedzaltara. S’ils ont entendu dans les bois un son aigu qui n’est pas tout à fait le cri des oiseaux qui leur est familier, c’est un nekedzaltara qui les appelle. Il ne se passe pas de jour, dans un camp d’Indiens, sans qu’une personne rapporte qu’elle a vu ou entendu quelque chose de ce genre… Ces manifestations de la présence du démon sont aussi familières aux Ten’a que le bruit du vent ou le chant des oiseaux[1]. »

(M. P., pages 55-56.)

Le surnaturel mêlé à la nature.

Ce que j’ai appelé la « surnature », et qui, dans l’esprit des indigènes, ne se distingue pas du monde révélé par les rêves et par les mythes (ces mythes sont l’histoire des êtres surnaturels), intervient constamment dans le cours ordinaire des événements. Dès lors, la régularité de ce cours, bien que réelle, est sujette à de continuelles exceptions. Celles-ci font plus d’impression sur ces esprits, et s’imposent plus fortement à leur attention, que l’ordre même de la nature. Non qu’ils négligent de tenir compte des séquences régulières des phénomènes ; les techniques qu’ils ont inventées, et parfois portées à un haut degré de perfection, prouvent assez qu’ils savent observer certains rapports de causalité, et les tourner à leur avantage. Mais ils n’ont aucune raison de réfléchir sur ces liaisons de phénomènes qui se vérifient toujours. Elles vont de soi. Elles sont là. On en profite, et cela suffit.

Ainsi s’explique le fait, signalé par Auguste Comte, que nulle part on n’a trouvé de dieu de la pesanteur. Outre que « pesanteur » est un concept abstrait que les primitifs n’ont sans doute pas formé ni, a fortiori, nommé — puisque les corps abandonnés à eux-mêmes tendent toujours vers la terre, pourquoi s’intéresserait-on à ce phénomène régulier et constant ? Ne se démentant jamais, il ne réserve pas de surprises. Il ne pose donc pas non plus de questions. Mais qu’un corps solide reste suspendu en l’air, ou monte au lieu de se diriger vers le sol, aussitôt on dressera l’oreille. On se demandera quelle force surnaturelle est intervenue.

Des esprits ainsi orientés se tourneront toujours de préférence vers le monde mythique où résident les forces de qui dépend leur bonheur ou leur malheur, et dont le concours est indispensable au succès de leurs entreprises, quelles qu’elles soient. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, chez les Indiens Cuna (isthme de Panama), étudiés par le regretté Nordenskiöld, un remède ne procurera pas la guérison, si, en l’employant, on ne récite pas la formule qui s’y rapporte[2]. Rien ne les sollicite d’observer comment les effets du remède varient, selon que la dose a été plus ou moins forte, ou suivant l’âge et l’état du malade, etc., ni, à plus forte raison, d’en faire une étude expérimentale. À quoi servirait-elle ? Il faut, et il suffit, qu’au moment voulu la formule mythique soit récitée.

Les faits de ce genre sont innombrables. En pareilles circonstances, l’attitude de ces « primitifs » reste toujours à peu près la même : indifférence à des recherches qui ne les attirent pas, et dont ils n’attendent rien ; attention concentrée sur le monde des forces surnaturelles et des êtres mythiques, où résident les vraies causes, et qui leur inspire des sentiments quasi religieux de crainte, de soumission et de respect. S’ils forment sur de tels sujets des jugements de valeur, la « fluidité » du monde mythique doit leur paraître bien supérieure à la fixité relative du monde actuel, de même que les Dema, à qui nulle transformation n’est impossible, l’emportent sans comparaison sur les êtres d’aujourd’hui, dont les pouvoirs sont si peu nombreux et si limités.

Tant que des esprits sont orientés en ce sens, quel que soit le développement de leur civilisation, l’idée de progrès ne les effleure même pas. Leur idéal, et leur désir profond, demeurent indéfiniment de participer, de communier avec la « surnature », c’est-à-dire avec les êtres mythiques à qui seuls leur groupe doit son origine dans le passé, le maintien de son existence présente, et la garantie de son avenir.

(My. P., pages 40-44.)

Pierres sacrées.

Près d’un rocher ou d’une pierre quelconque, le primitif passera sans y faire attention. Mais pour peu que quelque chose en eux arrête son regard et frappe son imagination, que leur forme soit bizarre, leur position étrange, leur dimension anormale, aussitôt ils revêtent le caractère qui les fait appeler imunu par les Papous du delta du Purari, wakan par les Indiens des plaines de l’Amérique du Nord, et un peu partout d’un nom analogue. Chargés de force mystique, ils peuvent exercer sur le sort de l’indigène et des siens une influence heureuse ou néfaste. Il essayera donc, selon les cas, de détourner, de se concilier, ou même de capter cette force. S’il arrive à se l’approprier, il augmente d’autant son propre mana ou imunu.

Telles sont, par exemple, les « pierres sacrées », qu’en Nouvelle-Calédonie et en beaucoup d’autres endroits, on croit indispensables au succès des cultures. Leur forme rappelle de plus ou moins près celle du tubercule de taro, de la patate douce, etc., dont on désire une récolte abondante. Au moment des semailles, on les plante dans les champs en grande cérémonie. La moisson faite, on les enlève et on les met soigneusement en réserve jusqu’à la saison suivante. Leur force mystique se communique à la terre des champs, aux plantes qui y poussent, et elle les fait fructifier.

(A. P., pages 17-18.)

Puissance magique des armes.

Les armes dont on se sert à la guerre sont fabriquées avec tout le soin dont les indigènes sont capables : elles témoignent souvent d’une grande ingéniosité qui les rend redoutables et meurtrières. Mais leur efficacité ne tient pas seulement, ni surtout, à leurs qualités visibles et matérielles. Elle dépend essentiellement de la vertu mystique qui leur aura été conférée par des « médecines » ou par des opérations magiques. Aussi les armes d’un guerrier sont-elles sacrées. Souvent personne n’ose y toucher que lui. On les entoure, en temps de paix, de mille précautions, pour y concentrer et y maintenir l’influence magique qui leur assurera la victoire.

« Afin que les lances atteignent infailliblement leur but, on les consacre, — spécialement pendant une certaine danse en l’honneur des morts, — en les frappant contre le sol, ce qui en casse la pointe. Ou bien, on peut aussi les consacrer en tirant à la cible sur le cadavre d’un homme qui a péri de mort violente (par exemple à l’occasion de la construction de la maison d’un chef). On recueille ensuite les lances qui ont touché le but, on en aiguise la pointe de nouveau, et on les munit de crochets[3]. » Les indigènes ne se contentent donc pas de soumettre leurs armes à un traitement magique : ils veulent encore discerner celles sur qui l’effet désiré a été produit, et ils ne se servent que de celles-là. Avant d’être employées, elles doivent avoir subi une épreuve. Nous faisons de même pour nos canons. Mais l’essai, chez ces Mélanésiens, est mystique, comme l’efficacité même des armes que l’on vérifie.

Codrington a bien expliqué que leurs flèches sont empoisonnées, mais non pas au sens où les Européens le disent. « Ce que les Mélanésiens veulent, et ce qu’ils obtiennent — du moins ils en sont persuadés — c’est une flèche qui aura, pour blesser, un pouvoir surnaturel (mana) à la fois par la matière dont elle est faite, et par les propriétés qu’y ajoutent des charmes et des préparations magiques… La pointe est d’os humain ; elle a par conséquent du mana. Elle a été fixée à la flèche avec de puissantes « médecines » : autre mana ; elle a été enduite d’une matière chaude et brûlante (comme on veut que la blessure brûle) préparée et employée avec des « médecines » : telles sont les flèches que nous, et non pas eux, appelons empoisonnées. Quand la flèche a blessé un ennemi, on emploie, pour en favoriser et prolonger l’action fatale, la même magie qui a servi à donner à l’arme son pouvoir surnaturel… » Pour combattre cette action, les parents du blessé, « si la flèche ou une partie de la flèche a été gardée, ou extraite de la plaie, la placent dans un endroit humide ou l’enveloppent de feuilles fraîches ; alors l’inflammation sera légère et tombera vite… De son côté, l’homme qui a lancé cette flèche, et ses amis, boiront des liqueurs chaudes et brûlantes, mâcheront des feuilles dont le suc est irritant ; on brûlera des herbes âcres ou amères afin de produire une fumée irritante… on placera l’arc près du feu pour rendre brûlante la blessure qu’il a faite, ou bien, comme dans l’île des Lépreux, on le déposera dans une grotte hantée par un revenant ; on en tiendra la corde tendue, et on la tirera de temps en temps, pour produire chez le blessé une tension des nerfs et les spasmes du tétanos[4]. » Tout se passe donc dans la région du mystique : amis et ennemis du blessé s’y meuvent également. Ce que nous appelons effet physique est aux yeux des Mélanésiens un effet magique. Pour mieux dire, nous distinguons entre les deux, ce qu’ils ne font pas. Selon nous, si la flèche est empoisonnée, c’est que sa pointe est enduite de produits toxiques. Selon les indigènes, elle n’est chargée que de mana, dont la puissance est telle qu’elle continue à agir de loin sur le blessé.

(M. P., pages 383-386.)

Les dispositions.

Parmi les puissances invisibles dont le primitif se préoccupe constamment, il n’oublie guère ce que j’appellerai les « dispositions » des êtres et des objets qui l’entourent. Quoi qu’il entreprenne ou qu’il éprouve, il se les représente rarement comme indifférentes. Selon qu’il les croit favorables ou non, ce qu’il imagine à ce sujet exerce une influence profonde sur ses émotions, et entre pour une grande part dans ses déterminations et ses actes.

Il voudra donc, en général, essayer de savoir quelles sont ces dispositions. Les rêves, les faits insolites, la divination sous ses formes si diverses, lui fournissent déjà à ce sujet des renseignements qu’il se garde de négliger. Mais il ne s’en tient pas là. Il ne s’agit pas seulement pour lui d’être informé, mais surtout d’être protégé et, s’il en est besoin, secouru. Il cherche à tourner ces dispositions dans le sens qui lui sera le plus avantageux. C’est à quoi servent déjà… les amulettes, les talismans, les charmes, etc., et la précaution de se joindre à ce qui est heureux et de fuir ce qui est malheureux. Toutefois, ces procédés généraux ne sauraient suffire. Il faut, en chaque cas particulier, découvrir et, au besoin, deviner les dispositions de tel ou tel être ou de tel ou tel objet, afin de régler sa conduite en conséquence. Il faut savoir ce qui risquerait de les rendre hostiles, et par quels moyens, si elles le sont en effet, on peut tenter de les modifier. Un champ indéfini s’ouvre ainsi aux inquiétudes et aux espérances et, dans la pratique, aux innombrables formes de propitiation, de supplication, de prière, de contrainte magique, etc., dont les primitifs ne peuvent nulle part se passer.

(S. N., pages 41-42.)

Dispositions des arbres.

Un autre arbre, le mringa, qui ne se trouve que dans la zone cultivée par les Dschagga, demande, quand on va l’abattre, des adjurations spéciales. On l’appelle la sœur de celui qui en est propriétaire. Celui-ci ne peut pas prendre part à l’opération. Tout ce que l’on fait pour mettre l’arbre en valeur est présenté à celui-ci comme des préparatifs pour son mariage. Le jour qui précède l’abatage, le propriétaire se rend sous l’arbre avec des offrandes : lait, bière, miel, etc. « Mon enfant, qui vas me quitter, je te donne à un homme, qui va t’épouser, ma fille !… Ne crois pas que je te pousse par la violence à ce mariage, mais tu es adulte maintenant… Mon enfant, qui me quittes, que tout aille bien pour toi !… » Le lendemain, il s’absente, pour ne pas être obligé d’assister à l’abatage de l’arbre lorsque celui qui s’en est rendu acquéreur arrivera. À sa place, un maître de cérémonies a la charge de remettre l’arbre, sa sœur, à ceux qui viennent le chercher, exactement comme une fiancée est remise aux amis de son mari. Les rites accomplis, on commence à frapper l’arbre avec la hache. À ce moment, le chef de l’équipe dit : « Ô enfant d’un homme que tu vas quitter, nous ne t’abattons pas, nous t’épousons ! Et non pas de force, mais avec douceur et bonté… » Il termine par l’adjuration aux abeilles, comme dans le cas du msedi. Enfin, l’arbre est par terre. Pendant que les hommes sont occupés autour du géant abattu, son propriétaire arrive comme par hasard. Il s’effondre à ce spectacle ; il se lamente comme sur un forfait ; il est venu trop tard pour l’empêcher : « Vous m’avez volé ma sœur !… » Ces paroles, et beaucoup d’autres semblables, doivent persuader l’arbre de son ressentiment. Les autres font l’impossible pour le calmer. Ils lui représentent avec vivacité que tout finira pour le plus grand bien de sa sœur et de lui-même. À la fin, la paix se rétablit.

(A. P., pages 11-12.)

La colère déchaîne une influence mauvaise.

La colère est peut-être la manifestation qui trouble et inquiète le plus les primitifs. Non pas, comme on pourrait le croire, à cause des violences où cette passion peut entraîner, mais par crainte de la mauvaise influence qu’elle déchaîne sur le groupe, ou, plus précisément, du principe nocif dont la présence se révèle par la fureur de l’homme en colère. Aux îles Andaman, « un homme sujet à des accès de violente colère est craint par les autres et, à moins qu’il ne possède des qualités qui contre-balancent ce défaut, il n’a aucune chance de devenir populaire. On le traite extérieurement avec des égards, car chacun a peur de le fâcher ; mais il ne gagne jamais l’estime des autres. Dans l’île du nord, il y a un mot spécial, tarenjek, pour désigner un homme de cette sorte[5]. »

S’il importe beaucoup de ne rien faire ni rien dire de nature à provoquer la colère, on s’abstiendra donc aussi de ce qui peut simplement contrarier autrui ou le mettre de mauvaise humeur car comment savoir d’avance l’intensité de son ressentiment, ou de quoi est capable la personne à qui l’on a affaire ? De là des coutumes dictées par la prudence, et extrêmement répandues.

Dans le dictionnaire de Hardeland, nous lisons : « pahuni, se rendre responsable, du fait que, entrant chez quelqu’un qui est en train de manger, on ne goûte pas un peu de ses mets, ou du moins qu’on ne les touche pas (c’est ce que l’on doit faire : car autrement le gana, l’esprit des aliments, s’irrite, et un malheur s’ensuit). Exemple : j’ai la jambe enflée, parce que je me suis rendu coupable envers le riz qu’ils mangeaient… J’ai oublié de toucher leurs gâteaux : je retourne vite chez eux (pour le faire), afin de ne pas être en faute et exposé à un malheur[6]. »

Pour la même raison, les primitifs ne contrediront jamais ouvertement leur interlocuteur. De là, au moins pour une part, l’extrême politesse que l’on a vantée souvent chez eux. La plupart des observateurs ont remarqué, non sans en être un peu surpris, leur empressement à approuver ce qu’on leur dit.

Sans insister davantage sur ce trait bien connu, finissons par cet aveu candide recueilli chez les Bassoutos. « Un chef des environs me disait naïvement un jour : « Tu peux venir prêcher dans mon village aussi souvent qu’il te plaira ; nous ne nous moquerons jamais de tes paroles en ta présence, mais nous pourrons bien le faire une fois que tu seras parti. — Et vous avez grand tort, lui répondis-je. Je suis fatigué d’entendre vos éternels « tu as bien raison, ce que tu nous dis est la vérité, etc. », alors que je sais très bien qu’il n’y a là, de votre part, qu’une manière de politesse[7]. » Je dirais plutôt une précaution. Toute contradiction est le commencement, le signe, la cause d’un conflit, donc de sentiments violents, donc d’un danger. « Si un Européen discute avec eux, ils croient aussitôt qu’il est en colère[8]. » Or la colère, pour les raisons qu’on a vues, est génératrice de malheurs.

(S. N., pages 51-57.)

L’ermite de Tahiti.

Pour conclure sur ce point, une disposition, pour nous, est un état de conscience complexe, qui nous intéresse, dans la pratique, par les volitions et les actes qu’elle contribue à déterminer. Aux yeux des primitifs, les dispositions humaines sont bien en effet des faits de conscience que chacun connaît et nomme d’après son expérience personnelle ; irritation, colère, jalousie, désir, etc. Mais ce qu’ils y voient en même temps, ce à quoi leur attention s’attache, c’est la mauvaise influence que de telles dispositions exercent, du seul fait qu’elles se manifestent. Ils ne les situent donc pas, comme nous le faisons, principalement sur le plan psychologique. Ils les rangent au nombre de ces forces ou influences invisibles qui, tout en appartenant au monde surnaturel, interviennent continuellement dans le cours des événements du nôtre.

Un blanc passe la nuit dans la grotte d’un vieil indigène qui mène une vie d’ermite dans la montagne. Il a froid. Son hôte lui donne, pour se couvrir, une tunique dont un autre indigène lui a fait présent, après l’avoir portée pendant des années. Un peu plus tard, il prononce le nom de ce donateur. « Aussitôt je sautai en l’air, je rejetai le paletot loin de moi, et je criai de toutes mes forces au vieil homme : « Ne savez-vous pas que le jeune Nandau est un lépreux, et de la pire espèce ? Il tombe littéralement en morceaux. »

Le vieillard me jeta un regard de pitié condescendante, et me dit : « Pourquoi vous excitez-vous, et vous inquiétez-vous si fort ? Quand je vous ai passé ce paletot, je ne voulais que vous rendre service, et non pas vous donner la maladie de son premier propriétaire… » Afaiau explique alors qu’il entretient les relations les plus amicales avec ce lépreux, qui vit seul. Il fait ses commissions, il va le voir. « Au temps où le lépreux avait encore l’usage de ses pieds, qui maintenant n’existent plus, il avait l’habitude de paraître ici de temps en temps, et de passer quelques jours avec moi, après quoi il retournait à sa hutte avec le sentiment que ma grotte était le seul endroit au monde où il fût le bienvenu, et que sa compagnie ne m’inspirait pas de dégoût. Je ne crains pas du tout d’attraper la lèpre, et sachant que ce jeune homme n’a que de bons et affectueux sentiments à mon égard, j’ai accepté simplement le paletot comme il était. Ah ! si j’avais été cruel ou même peu aimable pour lui, ou si je lui avais volé quelque chose, il aurait certainement pu, et il aurait probablement voulu me donner la lèpre. L’unique voie par laquelle les maladies de ce genre se propagent est la volonté du malade, qui a de la rancune contre ceux qui l’ont maltraité. »

La « volonté » dont parle l’ermite n’est pas celle qui prend des résolutions mûrement réfléchies, et qui ne passe à l’acte qu’après avoir délibéré. C’est la résultante immédiate des dispositions ; elle se produit sans que la réflexion y ait part, et souvent même sans que la conscience en soit avertie. Le lépreux est sensible à la compassion qu’il inspire, il est reconnaissant des soins que son ami lui donne, des égards qu’il lui témoigne, il lui sait gré de ne pas le fuir, de venir le voir, de l’accueillir chez lui. Grâce à ces dispositions bienveillantes du lépreux, son ami peut revêtir sans danger les habits dont il lui fait présent. Il ne court pas risque d’être contaminé.

(S. N., pages 63-67.)

Les poisons choisissent leurs victimes.

Cette sorte d’action élective des dispositions qui, dans certains cas, choisissent pour ainsi dire leur victime, rappelle celle des charmes et des poisons qui, dociles aux ordres du sorcier, ne font de mal qu’à la personne désignée par lui. C’est là une croyance très répandue. Par exemple, « à Patiko (Soudan anglo-égyptien), on m’assura que parfois les gens mouraient à la suite d’un contact avec un logaga (piège empoisonné placé à l’entrée d’un village). On admet que seule la personne à la santé ou à la vie de qui on en veut, a quelque chose à craindre de sa virulence… Dans le cas d’un grand chef nommé Awin, qui mourut d’une façon mystérieuse dans notre voisinage, à Patiko, on croit que la dose fatale lui fut administrée par le moyen d’une volaille. D’autres en mangèrent en même temps que ce chef. Il n’y avait, semble-t-il, aucun doute que la volaille eût été envoyée par un ennemi d’Awin. Mais nous n’avons jamais éclairci le mystère de cet empoisonnement[9]. » Pour la mentalité primitive, il n’y a pas là de mystère. L’ennemi du chef n’avait pas de raison de faire mourir les autres convives. Il a « voulu » que le poison dont la volaille était chargée agît sur Awin, et sur lui seulement. Le poison lui a obéi. Rien de plus simple, pour un primitif, que ce choix, pour nous inexplicable.

(S. N., page 69.)

Les primitifs et les dispositions des êtres.

Les êtres inanimés, fleuves, rochers, montagnes, les ouvrages de l’homme, maisons, armes, instruments, etc., peuvent, comme les êtres vivants, exercer une influence, bonne ou mauvaise, sur le sort ou sur le succès de ceux qui les approchent ou qui s’en servent. Étant donnée l’homogénéité de tous les êtres, que le primitif admet implicitement, il ne trouve pas plus étrange de dépendre des bonnes dispositions de sa lance ou de son canot, que de celles des oiseaux-présages ou de ses compagnons. D’autant qu’aucune métamorphose, comme on sait, n’est impossible. Ce qui importe à la mentalité primitive, ce n’est pas la forme des êtres, qui peut à chaque instant changer du tout au tout, ce ne sont pas leurs propriétés physico-chimiques, ou leurs fonctions physiologiques, dont elle ne se doute pas : ce sont les influences qui émanent d’eux, et donc leurs dispositions.

Aussi un primitif ne se risquera-t-il guère à traverser à la nage une rivière dangereuse, sans avoir essayé de se la rendre favorable. Selon qu’il y aura réussi ou non, il arrivera sain et sauf à l’autre bord, ou bien il se noiera, ou il sera happé par un crocodile. On nous dit, le plus souvent, qu’avant de se mettre à l’eau, il adresse une prière à l’ « esprit », ou au « dieu », de la rivière, et qu’il lui fait une offrande. Mais il est difficile de savoir si ce langage animiste exprime exactement ce qui est dans l’esprit de l’indigène, ou s’il ne le traduit pas en des termes dont l’observateur ne se défie pas, parce qu’ils lui sont familiers. Il est bien vrai que l’indigène sollicite un bon vouloir et une protection, et qu’il fait une offrande pour les obtenir, mais dans nombre de cas ce n’est pas à un « esprit » ou à un dieu, c’est à la rivière même qu’il s’adresse. La mythologie grecque et latine nous a habitués, dès l’enfance, à peupler la nature, même inanimée, de démons et de divinités secondaires. Mais nous aurions tort de voir là une forme universelle s’imposant à certaines représentations mystiques dans toutes les sociétés. Lorsque le primitif s’inquiète des dispositions d’un être, même inanimé, ou d’un objet, à son égard, lorsqu’il s’efforce de se les concilier, il n’admet pas nécessairement pour cela qu’un esprit y habite. Il lui suffit de savoir que, dans ses rapports avec eux, il ne saurait procéder avec trop de prudence.

(S. N., pages 100-101.)

Charmes d’amour.

Les dispositions étant ainsi des sortes de forces autonomes, que l’on peut considérer à part des sujets en qui elles se trouvent, les primitifs ont été amenés à essayer d’agir directement sur elles par le moyen de charmes. Un exemple se présente tout de suite à l’esprit. Il est universel. Nous ne connaissons guère de société, plus ou moins primitive, où l’on ne fasse usage de charmes et de philtres d’amour. Ces charmes exercent, de près ou de loin, une action magique sur la personne dont on veut se faire aimer — le plus souvent par l’intermédiaire d’une de ses appartenances. Ils transforment les dispositions. À l’indifférence ou au mépris succède l’inclination et la faveur. La personne sur qui le charme d’amour a opéré n’est plus capable de résistance.

Chez les Arunta, « la femme, dit Sir Baldwin Spencer, est « charmée » par un homme qui s’en va secrètement dans la brousse, et y fait tournoyer un des petits bull-roarers appelés namatwinna… Le son en est porté magiquement à ses oreilles, et aux siennes seulement. Elle devient ce que l’on appelle okunjepunna, c’est-à-dire, elle s’engoue follement de cet homme. Tôt ou tard elle le rejoint[10]. »

(S. N., pages 71-72.)

Action physique sur les dispositions.

« Un cacique de Collimallin, un peu au nord de Temuco, saisit la peau d’un jeune garçon du côté du cœur, la tira vers lui, et ensuite y fit une petite incision avec une lancette. Le sang fut reçu sur un plat de bois ; une femme courut le porter dehors et le jeta à la rivière. L’auteur demanda à un medicine-man ce que signifiait cette opération. Celui-ci répondit que, comme le jeune homme était déshonnête et rebelle, on lui retirait le mal de son cœur, et on le donnait à la rivière pour qu’elle l’emportât[11]. »

De tous ces faits il ressort que, selon les primitifs, il est possible de provoquer, supprimer, modifier, transformer les dispositions d’un homme, en agissant sur elles d’une façon immédiate et physique, sans passer par la conscience du sujet, dont elles ne semblent pas dépendre nécessairement.

(S. N., page 78.)

Le Rêve.

Pour la mentalité primitive… le monde visible et le monde invisible n’en font qu’un. La communication entre ce que nous appelons la réalité sensible et les puissances mystiques est donc constante. Mais nulle part peut-être elle ne s’effectue d’une façon plus immédiate et plus complète que dans les rêves, où l’homme passe et repasse d’un monde à l’autre sans s’en apercevoir. Telle est en effet la représentation ordinaire du rêve chez les primitifs. L’ « âme[12] » quitte momentanément son corps. Elle s’en va parfois très loin, elle converse avec des esprits ou des morts. Au moment du réveil, elle vient reprendre sa place dans le corps. Si alors un maléfice ou un accident quelconque l’empêche d’y rentrer, la maladie et bientôt la mort sont à craindre. D’autres fois, ce sont les esprits des morts, ou bien d’autres puissances, qui viennent rendre visite à l’âme pendant qu’elle dort.

Le rêve apporte ainsi aux primitifs des données qui, à leurs yeux, valent autant, sinon plus, que les perceptions acquises pendant la veille. Ils n’ont pas besoin, pour accepter ces données au même titre que les autres, de la « philosophie naturelle » que leur prêtent Tylor et son école. Ils ne sont pas non plus dupes d’une grossière illusion psychologique. Ils savent très bien distinguer le rêve d’avec les perceptions de la veille, et qu’ils ne rêvent que lorsqu’ils dorment. Mais ils ne s’étonnent nullement de ce que leurs songes les mettent en rapport direct avec les puissances qui ne se laissent ni voir ni toucher. Ils ne sont pas plus surpris de posséder cette faculté que d’être doués de la vue et de l’ouïe. Sans doute, elle ne s’exerce pas à volonté ni constamment, comme les sens. Mais n’est-il pas naturel que les puissances mystiques restent maîtresses d’accorder ou de refuser qu’on ait commerce avec elles ? D’ailleurs, le rêve n’est pas un fait assez rare pour contraster avec l’expérience ordinaire. Dans nombre de sociétés inférieures, où chacun prête aux rêves la plus grande attention, les gens s’interrogent les uns les autres tous les matins sur leurs songes, se les racontent, et les interprètent : il y a toujours au moins quelqu’un d’entre eux qui a rêvé.

L’image homérique : « le sommeil est le frère de la mort » vient sans doute de fort loin. Pour les primitifs, elle est vraie à la lettre. Le nouveau mort, comme on sait, selon eux, continue à vivre, mais dans des conditions nouvelles. Il ne s’éloigne pas tout de suite ; il demeure dans le voisinage et il continue à agir sur son groupe social, qui sent sa présence et ne peut pas se désintéresser de lui. Son « âme » a quitté son corps. Mais ce corps est resté, et tant qu’il n’est pas tout à fait décomposé, les participations entre le nouveau mort et son groupe ne sont que partiellement rompues. De même, quand un homme rêve en dormant, son âme s’est séparée de son corps et, jusqu’à ce qu’elle y rentre, il se trouve dans un état tout à fait semblable à celui des nouveaux morts.

(M. P., pages 96-97.)

Le rêve est réel.

Ce qui est vu en rêve, en principe, est véritable. Pour des esprits peu sensibles à la contradiction, et que ne gêne pas la présence d’un même objet en plusieurs endroits différents au même moment, quelle raison y aurait-il de douter de ces données de l’expérience, plutôt que des autres ? Une fois admise l’idée que la mentalité primitive se fait du sommeil et du rêve, comme rien ne lui paraît plus naturel que la communication entre le monde visible et celui de l’invisible, comment se défierait-elle de ce qu’elle voit en rêve plutôt que de ce qu’elle voit les yeux ouverts ? Elle y croirait plutôt davantage, à cause de l’origine mystique des données, qui les rend plus précieuses et plus sûres. Il n’y a rien dont on puisse être plus certain que de ce qui est révélé en rêve[13]. Au Gabon, « un songe est plus probant qu’un témoignage[14] ».

Mais n’y a-t-il pas des rêves incohérents, absurdes, et manifestement impossibles ? Dans la mentalité primitive, le principe de contradiction n’exerce pas le même empire sur les liaisons des représentations que sur celles des nôtres. En outre, les primitifs n’accordent pas créance à tous les rêves indistinctement. Certains songes sont véridiques, et d’autres non. Ainsi, les Dieri « distinguent entre ce qu’ils regardent comme une vision, et un simple rêve. Ce dernier est appelé apitcha, et on le prend pour une pure imagination[15]… »

(M. P., page 99.)

En Afrique Équatoriale, il arrive qu’un voyage fait en rêve compte pour un voyage réel. « Je retournai chez le chef, et je fus étonné de le trouver assis hors de sa case, vêtu à l’européenne. Il m’expliqua, que la nuit précédente, il avait rêvé qu’il en était Portugal, en Angleterre et dans quelques autres pays. C’est pourquoi, en se levant, il avait mis des habits européens, et dit à ses sujets qu’il arrivait des pays de l’homme blanc. Tous ceux qui venaient le voir, jeunes et vieux, devaient lui serrer la main pour le féliciter de son heureux retour[16]. » Au Gabon, un homme contre qui une ordalie a décidé, et qui ne conçoit pas que le résultat de l’épreuve puisse être faux, admet qu’il a pu commettre l’acte en rêve. « J’ai entendu un homme ainsi accusé répondre : « Je veux bien payer, parce que, en somme, j’ai bien pu tuer un tel en dormant ; mais, en conscience, je n’en sais rien. »

Un homme est même responsable de ce qu’un autre l’a vu faire dans un rêve. On imagine quelles complications peuvent naître de là. En voici quelques-unes des plus curieuses. « À Muka (Bornéo), je rencontrai Janela… Il me dit que la raison de sa venue était que sa fille allait être frappée d’une amende à Luai, parce que son mari avait rêvé qu’elle lui était infidèle. Janela avait emmené sa fille[17]. » À Bornéo encore, « un homme, raconte M. Grant, vint officiellement me demander protection. Voici de quoi il s’agissait. Un autre homme du même village avait rêvé que le plaignant avait frappé d’un coup de lance son beau-père, qui était malade dans sa maison. Persuadé de la réalité de son rêve, il avait menacé le plaignant de se venger, si le malade mourait. C’est pourquoi le plaignant demandait protection, affirmant qu’il n’avait pas frappé le malade, et que si son âme l’avait fait, pendant son sommeil, il n’en avait rien su, et n’en était pas responsable. Par aventure, c’était justement moi qui soignais le malade[18]. »

Il ressort de ce récit que l’homme accusé ne nie pas absolument l’acte qui lui est imputé ; il ne semble même pas mettre en doute la réalité de ce que son accusateur a vu en rêve. Il accorde qu’il a pu faire pendant son sommeil ce qu’on lui reproche ; il en rejette seulement la responsabilité sur son « âme ». Accusateur et accusé peuvent être tous deux de bonne foi. Ils admettent comme une chose qui va de soi que ce qui apparaît en rêve est réel, si difficile qu’il nous paraisse de l’accorder avec le reste de leur expérience.

(M. P., pages 101-103.)

Les rêves et les génies protecteurs.

La maladie, dans un grand nombre de cas, est un signe qui apprend à l’Indien que son génie tutélaire est offensé ou mécontent parce qu’un de ses désirs n’est pas satisfait, et qu’il menace de l’abandonner, ce qui le ferait mourir. Comment savoir quel est ce désir, ou ce qui pourrait apaiser le genius ? Lui seul peut le dire, et il le fait connaître par un songe, que l’on aura le devoir strict d’exécuter. Cette hypothèse s’impose d’autant plus que c’est toujours dans une vision ou dans un rêve, — soit qu’il se produise spontanément, soit qu’on le sollicite et qu’on le provoque, — que l’Indien a aperçu pour la première fois son génie protecteur. Il n’a pas d’autre moyen de le connaître. Il est donc tout disposé à croire que les rêves, ou du moins certains rêves, sont des communications à lui faites par son genius. Ce sera le procédé ordinaire de ses révélations, et l’on sait que les relations entre l’Indien et son totem individuel sont constantes. « Il doit l’honorer, suivre ses avis, mériter ses faveurs, mettre en lui toute sa confiance, et craindre les effets de son courroux s’il néglige de s’acquitter de ce qu’il lui doit. »

(M. P., page 122.)

Le monde des rêves et le monde des mythes.

Tout ce qui se produit d’insolite ou d’étrange, tout ce qui frappe le primitif, tout ce qui l’émeut et arrête son attention, révèle ipso facto qu’une ou plusieurs de ces forces sont en action près de lui. Ce qui est régulier et habituel — conforme, dirions-nous, aux lois de la nature — ne l’inquiète guère. Il s’en prévaut, plus ou moins habilement, dans la pratique ; il ne sent pas le besoin d’y réfléchir. Mais l’insolite a la valeur d’un signe qu’il serait au moins imprudent de négliger. Il faut l’interpréter tout de suite, si l’on peut, car il révèle une intervention du monde invisible dans le cours ordinaire des choses.

Ce monde des puissances surnaturelles est toujours prêt, à la moindre sollicitation, à surgir dans la conscience de ces primitifs. De là leur tendance à assimiler les unes aux autres les révélations par où il manifeste sa présence et son action. Pour des esprits ainsi disposés, le rêve, qui constitue une de ces révélations, devait donc être proche parent du mythe, qui en est une autre. On ira jusqu’à dire, comme les Yuma, que la source la plus sûre des mythes est le rêve. Pareillement, une liaison non moins étroite aura dû s’établir entre le mythe et cette autre révélation touchant le monde des puissances invisibles et surnaturelles qu’est l’apparition de quelque chose d’étrange ou d’insolite.

Ce n’est pas là une simple hypothèse. C’est un fait ; nous pouvons le constater. Nous trouvons, en effet, l’identité foncière de ces deux sortes de révélation pleinement sentie, et exprimée d’une façon qui ne laisse aucune place au doute chez les Marind-anim, et chez d’autres tribus encore de la Nouvelle-Guinée hollandaise. Le témoignage de M. Wirz, formel sur ce point, est d’autant plus décisif que son auteur ne pouvait prévoir l’usage que nous en faisons ici.

La mythologie des Marind-anim, très développée, très touffue, fait l’objet d’un volume entier dans l’ouvrage de M. P. Wirz. Elle tourne toute autour des Dema, c’est-à-dire des « ancêtres » des temps fabuleux, doués de pouvoirs surnaturels, à qui elle attribue la « création » des espèces vivantes, animales et végétales, des îles et des mers, de la terre ferme, des groupes humains et de leurs institutions : bref, de tout ce qui existe aujourd’hui. Mais le mot dema ne désigne pas seulement ces êtres mythiques, ces ancêtres mi-humains, mi-animaux. Il est employé aussi comme adjectif, et signifie alors « insolite » (surnaturel). « Dans le concept de dema — tels sont les premiers mots de M. Wirz quand il commence à exposer cette mythologie — le Marind réunit une série d’idées dont le caractère commun est « quelque chose d’étrange, d’extraordinaire et d’inexplicable ».

Aux yeux des Marind-anim, l’apparition de l’insolite est, au même titre que le songe, une révélation touchant le monde des forces invisibles et surnaturelles, et c’est aussi en ce même monde que nous transportent les mythes. Cette conclusion ressort avec d’autant plus d’évidence des divers sens du mot dema que c’est nous qui les distinguons. Le Marind passe de l’un à l’autre sans y penser. Cette dualité ou multiplicité des sens de dema, précisément parce que les Marindanim ne semblent pas s’en apercevoir, ouvre une vue précieuse sur la nature et l’origine de certains de leurs mythes.

(My. P., pages XXVI-XXIX.)

  1. Fr. J. Jetté, S. J., On the superstitions of the Ten’a Indians. Anthropos, VI (1911), pp. 721-722.
  2. Er. Nordenskiöld, La conception de l’âme chez les Indiens Cuna. Journal des Américanistes, N. S., XXIV, p. 16 (1932).
  3. R. Thurnwald, Im Bismarck Archipel und auf den Salomon Inseln. Zeitschrift für Ethnologie, XLII, p. 128.
  4. R. H. Codrington, The Melanesians, pp. 308-310.
  5. A. Radcliffe-Brown, The Andaman islanders, p. 49.
  6. A. Hardeland, Dajacksch-Deutsches Worterbuch, p. 397.
  7. Missions évangéliques, XLVII, pp. 9-10 (1872) (Germond).
  8. Granville and F. Roth, Notes on the Sekris, Sobos, and Ijos of the Warri district of the Niger Coast Protectorate. J. A. I. XXVIII, p. 109 (1889).
  9. Rev. A. L. Kitching, On the backwaters of the Nile, pp. 242-243.
  10. Sir Baldwin Spencer, Wanderings in wild Australia, p. 303.
  11. T. Guevara, La mentalidad araucana, p. 163.
  12. J’emploie ce mot faute d’un autre qui s’adapte mieux aux représentations de la mentalité primitive.
  13. A. C. Haddon, Head-hunters, black, white, and brown, p. 57.
  14. G. Le Testu, Notes sur les coutumes Bapounou dans la circonscription de la Nyanga, p. 200.
  15. A. W. Howitt, The native tribes of South East Australia, p. 358 (1904).
  16. F. S. Arnot, Bihé and Garenganze, p. 67.
  17. H. Ling Roth, Natives of Sarawak, I, p. 232.
  18. H. Ling Roth, Natives of Sarawak. Ibid.