Morceaux choisis (Lévy-Bruhl)/Chapitre IV

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Gallimard (p. 72-101).

CHAPITRE IV

LE MONDE DES MYTHES ET LE MONDE RÉEL

Les mythes primitifs.

Les mythes « primitifs » dont nous disposons sont, en général, incomplets et fragmentaires. Un petit nombre seulement de personnes, dans une tribu, en possède une connaissance étendue. Ce savoir est le privilège des hommes d’âge qui, après avoir passé par les stades successifs de l’initiation, se sont mariés et ont des enfants. Chacun d’eux en connaît un plus ou moins grand nombre. Mais souvent il n’en sait ni le commencement ni la fin. Ou bien des parties importantes lui en manquent. Il est rare que d’un seul informateur on puisse obtenir un mythe en entier.

De plus, les mythes d’une tribu donnée, sauf exception, ne forment guère un ensemble. On a souvent remarqué qu’ils restent extérieurs, et pour ainsi dire indifférents, les uns aux autres. La mythologie d’une tribu peut être d’une richesse inépuisable sans que rien paraisse la coordonner. M. Landtman a trouvé ce caractère très marqué dans celle des Papous de l’île Kiwai[1]. Ce n’est pas ce que nous aurions attendu. Toutefois, notre surprise provient sans doute de ce qui subsiste dans notre esprit, à notre insu, des spéculations de jadis sur la mythologie. Aux xviiie et xixe siècles, on y cherchait, et naturellement on y trouvait, un effort concerté pour rendre compte de l’origine des choses, analogue, sous une forme plus ancienne, à celui des théologies et des métaphysiques. En fait, cette philosophie du mythe ne portait guère que sur des mythologies contemporaines de religions déjà développées, ou de doctrines métaphysiques dont elles trahissaient l’influence. Mis en présence de mythes tels que ceux d’Australie et de Nouvelle-Guinée, ces théoriciens n’auraient pu en méconnaître le manque de coordination.

Ce trait n’est pas particulier aux mythologies australiennes et papoues. On l’a signalé aussi dans celles d’autres sociétés dont la civilisation se place à peu près au même degré de l’échelle. Pour ne citer qu’un exemple, aux îles Andaman, « un caractère des légendes, qu’il faut relever, est leur nature non systématique. Le même informateur peut donner, en diverses occasions, deux versions entièrement différentes d’un fait tel que l’origine du feu, ou les débuts de l’espèce humaine. Selon toute apparence, les Andamènes regardent chaque petite histoire comme indépendante, et ne comparent pas consciemment l’une avec l’autre. De la sorte, ils semblent n’avoir absolument aucune conscience de ce qui est une flagrante contradiction aux yeux de qui étudie ces légendes[2]. »

En effet, comme chaque mythe ne tient pas plus compte des autres que s’ils n’existaient pas, il est inévitable qu’il se produise entre eux des contradictions. Si choquantes qu’elles nous paraissent, les indigènes n’en sont nullement gênés. Ils n’y prêtent aucune attention. Cette indifférence, constatée par M. Radcliffe-Brown aux îles Andaman, se retrouve constamment ailleurs. Par exemple, en Nouvelle-Guinée hollandaise, « il est extrêmement difficile de se transporter dans la façon de penser de l’indigène, et d’ailleurs le Marind se contredit beaucoup dans ses mythes[3] ». À l’île Dobu (Nouvelle-Guinée anglaise), « si l’on rapproche les unes des autres les légendes de toutes les descendances totémiques de Dobu, on obtient un système extrêmement illogique. Toutefois, jamais un Dobuen n’a pris la peine de les comparer entre elles[4]. Personne ne s’aperçoit donc jamais que le système considéré dans son ensemble est contradictoire. » Un peu plus loin, le Dr Fortune ajoute : « À vrai dire, le Dobuen, quand il explique la création, ne se préoccupe guère de la logique. Il ne remarque pas qu’une légende en contredit une autre. Jamais un Dobuen n’a essayé de faire un ensemble des diverses légendes qui contiennent l’explication des origines… Dans l’une d’elles, A est antérieur à B, bien que dans une autre B soit antérieur à A. »

Des contradictions du même genre apparaissent dans la mythologie des Eskimo. Ce qui est beaucoup plus rare, il se rencontre parmi eux des personnes capables d’en prendre conscience, quand on les leur fait remarquer. Il arrive même que l’une d’elles essaie de justifier cette attitude mentale qui nous choque. Rasmussen, qui a vécu quelque temps dans la tribu des Iglulik, et qui jouissait de leur confiance, rapporte une conversation qu’il a eue à ce sujet avec Orulo, femme du shaman Aua, son ami. « Nous autres Eskimo, lui dit-elle, nous ne nous occupons pas à résoudre toutes les énigmes. Nous répétons les histoires de jadis comme on nous les a racontées, avec les mêmes expressions dont nous avons le souvenir. Et, s’il semble y avoir un défaut de consistance dans l’ensemble de l’histoire, il y a encore bien d’autres événements incompréhensibles que notre pensée ne peut saisir… »

Et alors, après un moment de réflexion, elle ajouta ce qui suit, qui montre, d’une façon frappante, le peu de cas que les Eskimo font de la cohérence logique, dans leur mythologie. « Vous parlez du pétrel des tempêtes qui capture des phoques avant qu’il en existât. Mais, à supposer que nous arrivions à résoudre cette difficulté, il en resterait encore beaucoup d’autres que nous ne pouvons expliquer. Pouvez-vous me dire où la mère des caribous a pris ses culottes faites de peau de caribou, avant qu’elle eût mis des caribous au monde ? Vous voulez toujours que ces choses surnaturelles soient intelligibles. Mais nous, nous ne nous faisons pas de souci à ce sujet. Nous ne comprenons pas, et nous n’en sommes pas moins satisfaits. » Cette sorte de credo quia absurdum eskimo témoigne tout ensemble de la foi robuste qu’ils ont en leurs mythes, et du peu d’exigences logiques qui s’imposent à leur esprit en ce domaine.

(My. P., pages VII-XI.)

La période mythique.

Le monde mythique ne se place pas à l’origine d’un long développement historique, dont les indigènes n’ont d’ailleurs aucune idée. Le passé dont ils gardent la mémoire ne s’étend guère loin. Au delà, c’est tout de suite la période mythique. Les Papous de Dobu le disent en propres termes : quatre ou cinq générations avant la présente, c’étaient les personnages des mythes qui habitaient l’île ; c’étaient les événements mythiques qui s’y produisaient. Cette période n’appartient pas au temps où se meuvent les êtres et les faits d’aujourd’hui. C’était, selon le mot d’un autre auteur, le « temps de la période où il n’y avait pas encore de temps ».

Chez les Bushmen étudiés par M. Vedder, que certains traits de leur mentalité permettent de rapprocher des Australiens et des Papous, il a observé un manque complet d’intérêt pour le passé en tant que tel. Ce qui est passé n’existe plus ; il n’y a aucune raison de s’en occuper. Aussi n’ont-ils rien qui, même de loin, ressemble à de l’histoire. Ils vivent uniquement dans le présent, et pour ce qu’il exige. Pourtant ces mêmes Bushmen possèdent une multitude de mythes et de légendes. Ces mythes situent ce qu’ils rapportent dans une période très ancienne, ce qui ne veut pas proprement dire qu’elle remonte très loin dans le passé. Ou plutôt il ne s’agit pas là du temps tel que nous nous le représentons, mais d’un temps spécial, mythique comme les événements qui s’y passent et les êtres qui y vivent.

Si singulier que cela nous paraisse, ce ne sont pas les mythes qui se rapportent à une certaine période du temps, c’est la période qui participe à la nature du monde mythique. Celui-ci a son temps propre : c’est-à-dire, les faits et les êtres qui le peuplent sont unis entre eux par une sorte de parenté temporelle. Nous avons peine à comprendre cette participation, parce que nous nous représentons, à part et distinctement, les grandes toiles de fond que constituent l’espace et le temps pour nos perceptions et nos pensées habituelles. Mais, sans contester que ces toiles de fond soient aussi présentes dans l’esprit de ces primitifs, il faut reconnaître que ce qui est réel pour eux, ce qui s’impose à leur attention, ce sont des portions pour ainsi dire concrètes d’espace, des directions, des emplacements caractérisés par leur solidarité avec certains êtres, et de même des périodes qualitativement définies par leur participation avec les êtres qui y existent.

Les indigènes sentent vivement la différence qui distingue la période mythique de l’actuelle et de l’histoire qu’elle comporte. Ils l’expriment à leur manière, non pas, comme nous le ferions, par les résultats d’une analyse comparative, mais par la description des caractères propres aux êtres de chacune.

Quand les primitifs disent que le monde mythique est à l’origine de toutes choses, cela ne signifie pas seulement qu’il est d’une antiquité pour ainsi dire transcendante et « métahistorique », mais aussi, et surtout, que tout ce qui existe en est issu, ou, selon l’expression citée plus haut, que cette période est « créatrice ».

(My. P., pages 5-8.)

Persistance du passé mythique.

Le passé si reculé dont parlent les mythes est cependant à la fois passé et présent. « Les faits de création ne sont pas vivants dans la légende au seul titre d’événements séparés nettement du présent par un abîme de temps écoulé dans l’intervalle. Les indigènes croient fermement à une continuité. Une scène mythique a beau être placée au temps de la création, ses acteurs sont encore en vie, et leur influence encore dominante. »

(My. P., page 39.)

Le monde des mythes.

Dans un passé très lointain, au temps où « il n’y avait pas encore de temps », alors que le pays n’offrait pas le même aspect qu’aujourd’hui, l’état des choses différait fort de celui que nous voyons. C’était le monde décrit par les mythes : objet, pour les indigènes, d’un intérêt passionné et inépuisable. Car on y reconnaît la cause et l’origine du monde actuel, lequel ne subsiste que grâce à lui, comme nous le verrons bientôt, par une sorte de création continuée ou, plutôt, intermittente. Quelle idée les mythes en donnent-ils ? Pouvons-nous, sans trop la dénaturer, la rendre dans nos langues ?

Si nous essayons de la traduire en concepts à arêtes nettement tranchées, ou même de la décrire d’une façon précise, l’image que nous donnerons de ce monde ne pourra être fidèle, ne fût-ce que pour les deux raisons suivantes : 1o ce n’est pas un « monde » ordonné, et dont les éléments se composent à la satisfaction de notre esprit ; 2o beaucoup de ces éléments, et les plus essentiels, proviennent sans doute de l’expérience de ces primitifs. Mais cette expérience, qui leur fournit des données sur le surnaturel, en cela plus riche et plus ample que la nôtre, ne se laisse pas enfermer dans un cadre de concepts. Notre effort doit donc tendre, non pas tant à rendre intelligible ce monde mythique (puisque, plus nous y réussirions, plus nous nous serions en réalité éloignés du but) qu’à entrer le mieux que nous pourrons dans le sens de cette expérience qui met les primitifs en contact avec les forces suprasensibles et les êtres mythiques.

Ils se sentent en effet constamment en présence d’une multitude indéfinie de forces et d’êtres invisibles qui existaient déjà à l’époque mythique. Mais alors, ceux-ci étaient le plus souvent visibles ; ils parcouraient même la contrée sous des formes diverses. Ces représentations d’êtres individuels n’excluent d’ailleurs pas celle d’une force quasi universelle, impersonnelle, présente dans tous les êtres et tous les objets, passant de l’un à l’autre, plus dense et plus puissante dans celui-ci, plus rare et plus faible dans celui-là. Chez les Marind-anim, par exemple, l’aspect insolite, ou bizarre, ou étrange d’un objet ou d’un être fera aussitôt soupçonner qu’une force surnaturelle s’y manifeste. La forme extraordinaire d’un rocher, un tourbillon dans la mer, les allures singulières d’un animal, etc., les feront qualifier de dema. Néanmoins, au même moment, le Marind parlera aussi des Dema, personnages mythiques qu’il appelle par leur nom, dont il sait les pouvoirs surhumains, les exploits qu’ils ont accomplis, les endroits qu’ils ont habités, les traces qu’ils y ont laissées, etc. Que le même mot serve ainsi à désigner ce qui se révèle par les êtres et objets insolites du monde actuel, et les héros du monde mythique, ce n’est surprenant que pour des esprits orientés comme les nôtres. La mentalité primitive n’y voit pas de difficulté.

(My. P., pages 26-27.)

Sans jamais se lasser, les mythes tracent de cette période un tableau dont les traits sont à la fois uniformes et variés : d’une diversité inépuisable dans le détail, d’une constance presque parfaite pour l’essentiel. Partout les ancêtres, ou héros civilisateurs, sont, comme les Dema des Marind-anim, à la fois humains et animaux, ou humains et végétaux. Partout ils possèdent, avec beaucoup d’autres facultés, deux pouvoirs fondamentaux : celui de transformer à volonté soit eux-mêmes, soit ce qui les entoure, et celui de « produire », de « créer », d’ « inventer », de « fonder ». D’autre part, ce monde où ils ont « erré » (les mythes se plaisent à les suivre dans leurs pérégrinations) et « créé » était, comme eux, surnaturel. Êtres vivants et objets inanimés, — la mentalité primitive ne les sépare pas nettement comme la nôtre, — tout y était dema. La nature, à cette période mythique, était aussi « surnature ». Chaque fois que la récitation des mythes ou les cérémonies l’évoquent à leurs yeux, les primitifs se sentent en contact avec cette réalité supérieure, transcendante, et cependant familière.

(My. P., pages 33-34.)

Fluidité du monde mythique.

Il n’y a guère de mythes, relatifs à cette période, où les êtres et les objets les plus divers ne se transmuent instantanément les uns en les autres. Un ancêtre-Dema se change en un rocher, et demeure tel indéfiniment, un morceau de bois un peu allongé et étroit devient un crocodile, etc. En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, une forme nouvelle s’est substituée à celle que l’on voyait. On a donné à cette propriété caractéristique du monde mythique le nom de « fluidité ». Il fait bien ressortir le contraste entre cette « surnature » et la nature actuelle, où les séquences de phénomènes sont régulières, même si le déterminisme n’en est pas rigoureux, comme l’impliquent les représentations des primitifs. Le monde mythique ignore même cette fixité relative. Sa fluidité consiste précisément en ceci, que les formes spécifiques des plantes et des animaux y sont aussi peu stables que les lois des phénomènes. À tout moment, n’importe quoi peut arriver. De même, tout être vivant peut à chaque instant revêtir une nouvelle forme quelconque, soit par l’effet de son propre pouvoir, soit sous l’action d’un Dema. Tout dépend des forces mystiques en jeu, et ne dépend que d’elles.

Ainsi, dans le monde de l’expérience ordinaire, pour faire d’un petit enfant un homme, il faut, des années durant, des soins de toutes sortes. Une longue éducation physique et morale est indispensable. Mais, dans les mythes, les enfants prodiges brûlent les étapes. Tandis que les femmes indigènes allaitent leurs bébés pendant au moins deux ou trois ans, nous voyons souvent, dans les mythes, qu’un enfant, à peine né, n’a déjà plus besoin de prendre le sein. En quelques jours, il marche, il parle, il se fabrique des armes. Bientôt il a la force d’un adulte, et personne ne peut lui résister. Même rapidité merveilleuse dans la croissance des animaux et des plantes mythiques. « Les palmiers se multipliaient sans arrêt, car les noix mûres germaient avec une vitesse extraordinaire, et en quelques heures il avait poussé un grand palmier[5]. »

(My. P., pages 36-37.)

Ancêtres semi-humains.

Aux yeux du primitif, l’homme et l’animal (pris au sens le plus large) sont donc, selon l’heureuse expression de M. W. E. Roth, « intimement interchangeables ». Le passage est aisé de là à des représentations d’un ordre particulier qui se rencontrent fréquemment dans ses mythes et ses légendes. Spencer et Gillen ont rendu célèbres celles des Arunta.

« Dans l’Alcheringa (époque mythique et légendaire), vivaient des ancêtres qui, dans l’esprit des indigènes, sont si intimement associés avec les animaux ou les plantes dont ils portent le nom qu’un homme de l’Alcheringa appartenant, par exemple, au totem du kangourou, peut parfois être appelé soit homme-kangourou, soit kangourou-homme. L’identité de l’individu humain est souvent fondue dans celle de l’animal ou de la plante en qui l’on suppose qu’il a son origine.

« Quand nous remontons à ces temps si reculés, nous nous trouvons au milieu d’êtres semi-humains, doués de pouvoirs que n’ont plus leurs descendants qui vivent aujourd’hui[6]. »

(A. P., page 47.)

Deux sortes d’ancêtres.

Une fois la période mythique ainsi bien distinguée d’une antiquité historique, il devient facile d’écarter une équivoque à laquelle on ne prend pas toujours garde.

Le mot « ancêtre » est souvent employé indifféremment pour désigner, soit les êtres mythiques de qui un groupe humain tire son origine, soit les ascendants, les aïeux de la génération présente. Or, on voit aisément qu’il n’a pas une même signification dans les deux cas.

Les ancêtres ou aïeux qui tiennent une si grande place dans les préoccupations de tant de tribus plus ou moins primitives, telles que les Zuñi, par exemple, ou beaucoup de Bantou, ont été des humains pareils à leurs descendants. Ils sont nés, ils ont vécu comme eux. Ils sont morts comme mourront les vivants d’aujourd’hui. Il en est dont on se rappelle la personne, le caractère, les hauts faits. Ceux mêmes dont le souvenir s’est effacé, on prend bien soin qu’ils ne puissent se sentir oubliés dans les cérémonies et les sacrifices. Car la génération présente sait que son bien-être et sa vie, d’un certain point de vue, dépendent de leur bon vouloir. Leur déplaisir peut entraîner les pires calamités ; les maladies feront rage, les femmes seront stériles, la pluie refusera de tomber, etc. On fera donc tout ce qu’il faut pour les contenter. On n’aura garde de négliger les offrandes et les sacrifices auxquels ils ont droit.

Les ancêtres dont parlent les mythes se distinguent nettement de ceux-là. Aucun lien historique assignable ne les rattache aux générations qui ont précédé l’actuelle. Ils appartiennent à la période « extratemporelle », au « temps où il n’y avait pas encore de temps ». Ils y ont « créé », « produit » ce qui existe aujourd’hui, et chacun, en particulier, y a donné naissance au groupe humain dont il est l’ancêtre. L’a-t-il engendré, au sens physiologique que nous donnons à ce mot ? Pour la pensée mythique, la question ne se pose pas en ces termes. Indifférente, à son ordinaire, au mécanisme de l’enchaînement des causes et des effets, elle réserve son attention à ce qu’elle appelle « création » » ou « métamorphose ».

Ces ancêtres mythiques n’étaient pas soumis aux conditions de l’existence humaine. Éternels incréés, ils n’ont pas eu besoin de naître, et ne connaissent pas la mort. « Au commencement (c’est-à-dire dans la période mythique), est-il dit dans un mythe des Aranda, vivait à Ankota un homme qui était sorti de terre sans avoir ni père ni mère[7]. » Leur action s’exerce hors du temps, et par conséquent elle n’a pas de fin. Leur présence, quand ils se sont transformés, par exemple en arbres, en rochers, etc., se lit à livre ouvert au seul aspect de la configuration du sol. Ils ne reçoivent ni offrandes, ni sacrifices. Mais les cérémonies, qui le plus souvent sont des mythes mis en action et représentés sous forme dramatique, sont célébrées à leur intention. Elles tendent à réaliser une participation, une communion intime avec eux. Elles équivalent ainsi à un culte, sous une forme, il est vrai, à laquelle nous ne sommes pas accoutumés, et qui ne s’adresse pas à ce que nous appelons des divinités.

Spencer et Gillen ont remarqué que, chez les Arunta et les Loritja, le culte des ancêtres, au sens ordinaire du mot, est inconnu. On peut en dire autant, en général, des tribus australiennes et papoues dont il est question ici. Inversement, là où ce culte a pris un développement important, les ancêtres mythiques ou totémiques, si l’on en reconnaît de tels, n’ont pas le relief, et ne jouent pas, à beaucoup près, le rôle social et religieux de ceux d’Australie. Tout se passe, semble-t-il, comme si plus les ancêtres (type humain) tiennent de place dans la vie de leurs descendants, plus les ancêtres (type mythique) se trouvent rejetés dans l’ombre, ou même dans l’oubli.

(My. P., pages 8-11.)

Êtres mythiques mi-humains, mi-animaux.

Il est de règle dans les mythes que les animaux et les hommes soient mis sur le même pied. Cette assimilation va tellement de soi que souvent elle reste implicite. Le mythe parlait d’hommes, et tout à coup, à un certain moment du récit, on s’aperçoit que ce sont des kangourous, ou inversement. Pour ne citer qu’un cas de ce genre, entre mille, « il y avait une fois, dit un mythe Loritja, deux aigles qui vivaient à Kalbi… Ils avaient construit leur nid sur un haut rocher, et dans ce nid se trouvaient deux aiglons que les vieux aigles nourrissaient de chair de wallaby. Un jour, les deux vieux aigles s’envolèrent très loin de leur demeure, et arrivèrent à Eritjakwata… où ils tuèrent un kangourou gris à coups de lance[8]. » Ces vieux aigles étaient donc des humains ? À quel moment en avaient-ils pris la forme ? Le mythe ne croit pas nécessaire de le spécifier.

(My. P., page 35.)

Nombre de mythes, australiens et papous, relatent les aventures et les hauts faits des « ancêtres » ou « héros civilisateurs ». Doués de pouvoirs extraordinaires, ils ont produit, « créé », tout ce que contient le monde actuel espèces vivantes, objets inanimés, traits saillants de la région (lacs, fleuves, montagnes, rochers, etc.). Ils sont aussi les fondateurs des institutions, et les auteurs des inventions essentielles qui ont rendu possible la vie sociale. En même temps, ils avaient la faculté de prendre à leur gré la forme qui leur plaisait.

Or, presque toujours (les exceptions sont rares), les mythes nous représentent ces ancêtres, ou héros civilisateurs, comme étant à la fois hommes et animaux.

À peu près partout où l’on a recueilli des mythes de ce genre, les ancêtres et héros civilisateurs dont ils parlent se présentent à la fois sous la forme humaine et sous une forme animale. D’où provient ce trait si répandu et si surprenant pour nous ? Comment s’explique la dualité de nature chez ces êtres mythiques doués de pouvoirs extraordinaires ?

Sans doute, au nombre de ces pouvoirs, se trouve la faculté de se transformer ad libitum, et ils ne se font pas faute d’en user. Rien ne leur est plus aisé que de prendre, quand ils le jugent bon, la forme d’un animal ou d’un objet quelconque. Reste cependant à savoir pourquoi, toute transformation mise à part, tel ancêtre est, de par sa nature, un homme-kangourou, tel autre un homme-grenouille, un homme-canard, un homme-chat sauvage, etc. ; pourquoi, dans les mythes des Marind-anim, tel Dema est un cocotier, tel autre un crocodile, ou un rocher, etc. Le problème est double, ou du moins peut être examiné sous deux aspects différents 1o Quelle est l’idée des animaux et des plantes qui se trouve impliquée dans cette représentation des ancêtres et des héros mythiques ? 2o En quoi consiste la dualité de nature (humaine et animale) d’un seul et même personnage ?

(My. P., pages 45-46.)

Idées primitives sur les animaux.

Cette idée comprend d’abord des éléments objectifs, acquis par une expérience millénaire. Les Australiens, par exemple, pour se rendre maîtres des animaux dont ils se nourrissent, kangourous, émous, opossums, rats, oiseaux, poissons, etc., avec le peu d’instruments et d’armes dont ils disposent, ont eu besoin d’être renseignés très exactement sur leur habitat, leurs mœurs, leurs migrations saisonnières et, d’une façon générale, toute leur façon de vivre. C’est souvent pour eux une question de vie ou de mort. Ils y appliquent une patience d’observation, une finesse de discernement, une mémoire parfois prodigieuses.

(My. P., page 49.)

Ces Australiens, comme presque tous les primitifs, diront de tel ou tel animal qu’il sait et qu’il peut plus que les hommes. Savoir et pouvoir qu’il faut entendre à leur façon. Il s’agit du savoir qu’ils ambitionnent pour eux-mêmes : non pas de pénétrer la nature des choses et d’en déterminer les lois, mais de connaître d’avance ce qui doit arriver d’heureux ou de malheureux, si une entreprise réussira ou échouera, et surtout les « dispositions » favorables, ou non, des êtres visibles et invisibles qui les entourent. C’est parce que certains animaux « savent » que dans tant de sociétés on les consulte avidement. On attend d’eux des présages et des augures. Quant à leurs pouvoirs, ceux qui font la plus vive impression sur les indigènes ne sont pas les objets ordinaires de notre admiration le vol des oiseaux, l’agilité des poissons, etc. Ce sont là choses qui vont de soi, et auxquelles il n’y a pas lieu de s’arrêter, comme la lumière du jour et le cours régulier des saisons. Sans doute, l’indigène voudrait bien s’approprier ces précieuses facultés qu’il envie. Parfois, il croit y parvenir en se nourrissant de la chair de l’animal, comme le guerrier qui pense s’incorporer la force et le courage de son ennemi en même temps qu’il en mange le cœur, le foie ou la cervelle. Dans plus d’un mythe, nous voyons le héros se coller des ailes sur les épaules, ou avaler une plume d’oiseau, afin de pouvoir voler. Mais, en général, c’est aux pouvoirs mystérieux dont il devine la présence chez un animal que l’indigène attache le plus d’importance

Sur ce chapitre, mythes, légendes et contes sont intarissables. Les quelques citations qui suivent suffiront peut-être ici. Jadis, dans les tribus de l’Australie du Sud, l’ours était regardé comme un animal particulièrement sage et avisé. (On sait que l’ours est l’objet de croyances analogues en Asie septentrionale, chez les Aino, et en beaucoup de régions de l’Amérique du Nord.) « Je me trouvais avec un indigène très connu, de Western Port, à la poursuite de cinq autres noirs. Pendant quelques jours, nous avions perdu leur piste, dans une partie du pays où nous pensions qu’ils avaient nécessairement dû passer. Nous suivions un cours d’eau. Au bout de quelques milles, au moment où nous passions, nous entendîmes un ours. Le noir s’arrêta, et un dialogue s’engagea. Je restais là, à regarder tour à tour l’ours et l’homme. À la fin, l’indigène revint près de moi, et me dit : « Je suis par trop stupide ; l’ours me dit de vous faire prendre cette autre direction. » Aussitôt nous traversâmes le cours d’eau, et nous prîmes une piste différente. Si étrange que cela puisse paraître, nous n’avions pas parcouru plus d’un mille et demi après avoir changé de route, que nous tombions sur les traces des cinq noirs[9]. »

Les oiseaux, les serpents, certains insectes, poissons, etc., ont de même leurs pouvoirs propres. On leur en attribue pour ainsi dire a priori. Ne voit-on pas d’ailleurs qu’ils trouvent toujours ce qu’il leur faut pour vivre, qu’ils savent où chercher leur nourriture, et comment échapper à leurs ennemis ? Ils possèdent donc ce que les indigènes appelleraient la sagesse. Ils communiquent entre eux. Bien qu’on ne comprenne pas leur langage (seuls certains medicine-men et shamans en sont capables), il n’est pas douteux qu’ils ne parlent. Selon les Aranda, nombre d’oiseaux « rient », par exemple, certains jeunes perroquets. D’autres oiseaux « pleurent » et « sanglotent », comme beaucoup de chouettes. Au sujet des animaux importés par les blancs, les indigènes pensent de même ; le cheval « rit », la vache « pleure », le mouton et le coq « parlent[10] ». » Ces croyances sont à peu près universelles. Partout elles s’expriment dans les mythes, dont personne ne doute. Jadis, les animaux ne le cédaient en rien aux humains. Ils raisonnaient, ils parlaient avec eux et comme eux. De ces pouvoirs d’autrefois, ils n’ont pas tout perdu. S’ils ne s’entretiennent plus avec les hommes, ils causent du moins les uns avec les autres[11].

De là à penser que dans la période mythique les animaux étaient des hommes, il n’y a qu’un pas. Presque partout, il a été franchi. « À n’en pas douter, écrit le Dr W. E. Roth, une croyance de ce genre existe dans toutes les régions du Queensland septentrional, si bien que lorsqu’un indigène veut parler de la période la plus reculée imaginable, il s’exprime d’ordinaire à peu près en ces termes : « Au temps où les animaux et les oiseaux étaient des noirs[12]. »

Si les animaux, dans la période mythique, ont été ainsi soit des humains, soit doués de facultés et de pouvoirs qui en faisaient au moins leurs égaux, beaucoup de croyances actuelles, qui nous paraissent d’abord enfantines ou invraisemblables, s’expliquent le plus simplement du monde. Un animal qui parle n’est pas un prodige. Il a seulement conservé le privilège dont jouissaient ses ancêtres, tandis que ses congénères en sont maintenant privés. Si donc l’on dit à un Australien ou à un Papou que l’ânesse de Balaam a parlé, il n’en sera pas autrement surpris.

Des animaux jusque-là inconnus seront pris pour des humains. Inversement, des hommes comme on n’en avait jamais vu encore sont des animaux. « Les Narrinyeri m’ont raconté que, vingt ans environ avant mon arrivée à Port-Macleay, ils virent pour la première fois des cavaliers ; ils crurent que les montures de leurs visiteurs étaient leurs mères, parce qu’elles les portaient sur leur dos. J’ai aussi entendu dire que, dans une autre tribu, ils avaient pris les premières bêtes de somme qu’ils virent pour les femmes des blancs, puisqu’elles portaient les bagages. »

(My. P., pages 55-59.)

Les représentations collectives des primitifs relatives aux animaux nous paraissent moins singulières que les précédentes, sans doute parce que sur ce terrain notre folklore se rapproche beaucoup du leur. Dès l’enfance, des contes nous ont accoutumés à voir des animaux se comporter comme des hommes, et inversement. À y regarder de plus près, cependant, notre attitude diffère de celle des primitifs plus qu’il ne semble d’abord. Nous nous amusons, par manière de jeu, à prêter à certains animaux nos passions et nos façons d’agir ; nous faisons de tel ou tel d’entre eux, renard, ours, lion, etc., le symbole vivant d’un caractère ou d’un vice. Mais, en même temps, le sentiment du fossé qui sépare la nature propre du quadrupède de celle de l’homme, bien que plus ou moins net, nous reste toujours présent. Pour le primitif qui s’amuse aussi de ces contes, ce fossé n’existe pas. À ses yeux, le passage de l’animal à l’homme ou de l’homme à l’animal se fait de la façon la plus naturelle, sans que personne en soit choqué ou étonné. Il est admis aussi, comme une chose qui va de soi, que les facultés des animaux ne le cèdent en rien à celles des humains. Pour les Caraïbes de la Guyane anglaise, « les animaux (de même que les plantes et les objets inanimés) vivent et agissent comme les hommes. Le matin, les animaux vont « à leur travail », comme font les Indiens. Le tigre, le serpent et tous les autres animaux partent à la chasse : ils doivent, comme les Indiens, « avoir soin de leur famille »… Le poisson qui nage ne fait pas autre chose que pagayer. Les oiseaux (et peut-être les autres animaux) sont propriétaires et possèdent des biens. Chaque oiseau a « sa » plante. Kuano, le roi des vautours, se comporte comme un vrai roi. Apakaui, le plus petit des vautours, doit lui allumer son cigare, exactement comme dans la famille caraïbe les femmes et les enfants ont à allumer les cigares de leurs maris et de leurs pères[13]. »

Que ces représentations, qui ne peuvent pas être distinctes, aient à se traduire dans notre langage conceptuel, on dira, par exemple, que « les animaux sont représentés comme des hommes ». On donnera à ces mots le sens plein et bien défini qu’ils ont pour nous, alors que pour la mentalité primitive, qui sent instinctivement l’homogénéité d’essence de tous les êtres, et qui n’attache guère d’importance à leur forme extérieure, ce sens est assez différent. On méconnaît donc, on fausse la pensée primitive, par le seul fait qu’on l’exprime, si l’on n’y prend garde. Remarque dont il faut toujours se souvenir sous peine de dénaturer les faits, même ceux qui paraissent simples et facilement intelligibles.

(A. P., pages 29-32.)

L’idée qu’un enfant normalement conformé peut pourtant ne pas être « humain » est familière aux primitifs. Dans un grand nombre de sociétés, quand une femme accouche de jumeaux, on en sacrifie un, et souvent pour la raison que c’est un rejeton, non pas du mari de la mère, mais d’un « esprit », ou du moins qu’il n’est pas l’enfant d’un être humain vivant. D’autre part, Spencer et Gillen rapportent la croyance suivante : « Dans les cas très rares où l’enfant naît très prématurément par suite d’un accident, rien ne pourra persuader aux indigènes que le fœtus est un être humain incomplètement développé. Ils sont absolument convaincus que c’est le jeune de quelque animal, d’un kangourou, par exemple, qui est entré dans cette femme par méprise[14]. » M. Junod fait incidemment allusion à une croyance analogue. « Pendant la grossesse… les relations conjugales… sont plutôt recommandées. J’ai entendu un jour les doléances d’un jeune marié qui se plaignait amèrement d’avoir été ensorcelé par sa tante maternelle (il croyait qu’elle l’avait rendu impuissant). « C’est, disait-il, parce que ma femme était enceinte, et que mes ennemis voulaient compromettre sa grossesse, et mettre à la place de l’enfant qui n’aurait pu grandir un serpent, un lapin, une caille, une antilope, que sait-on[15] ? »

Ces idées éclairent les innombrables contes et légendes où une femme donne naissance à un serpent, à un crocodile, à un oiseau, à un animal quelconque. Pour la mentalité primitive, le fait n’a en soi rien que de croyable. Insolite, il appelle et il reçoit une interprétation mystique. Mais il n’est pas contre nature. Personne n’a l’idée de le mettre en doute.

(A. P., pages 42-43.)

Croyance aux métamorphoses.

Dans notre pensée, à supposer qu’un homme pût se transformer en chien, la métamorphose ne s’arrêterait pas à la forme extérieure, visible, pour substituer un quadrupède couvert de poils à un bipède dont la peau est lisse. Il s’agirait de bien autre chose encore l’être nouveau, au point de vue mental, n’aurait à peu près rien de commun avec le premier. À tel point qu’une transformation de cette sorte est nécessairement, à nos yeux, du domaine de la fable ; nous n’admettrons jamais que, dans la réalité, un homme puisse devenir chien, ni un chien devenir homme.

Au contraire, l’Australien, dès son enfance, a toujours entendu parler d’êtres qui sont à la fois hommes et animaux, ou qui passent sans la moindre difficulté d’une forme à l’autre. Lorsque, devenu adulte, initié, marié, il reçoit des anciens le dépôt des mythes secrets et sacrés, il y trouve le récit de ce qu’ont fait les ancêtres, les « éternels incréés », qui étaient justement mi-humains, mi-animaux. Il les voit revivre dans les acteurs masqués des cérémonies. Les danses et les chants le jettent en une extase où sa conscience individuelle se perd, tandis qu’il se sent uni à son ancêtre-animal par la communion la plus intime et la plus profonde. D’où lui viendrait l’idée de douter de ces transformations ? L’attitude que lui fait prendre l’émotion collective s’accompagne nécessairement d’une foi indiscutée. Elle exclut d’avance la critique. Quant aux impossibilités d’ordre anatomique, physiologique, psychologique, si décisives à nos yeux, il n’en a même pas le soupçon. Il sait d’ailleurs, de science certaine, qu’il n’y a rien de si extraordinaire, de si étrange, qui ne puisse arriver, pourvu que la force mystique mise en jeu soit suffisamment puissante.

(My. P., pages 75-76.)

Parenté de l’homme et du totem.

« La parenté d’un homme avec son totem, dit ailleurs Spencer, est bien mise en lumière par la remarque d’un Arunta que nous avions photographié. Nous en causions avec lui, et il dit, en montrant du doigt la photo : Celle-là est tout à fait la même chose que moi, comme l’est un kangourou[16]. » Spencer a pu être aussi étonné d’abord par cette réflexion que von den Steinen, quand les Bororo lui dirent qu’ils étaient des araras. Ces assertions, au premier moment si étranges pour nous, les primitifs les prononcent du ton le plus naturel. Elles n’ont en effet rien de surprenant ni même de remarquable, à leurs yeux, étant donnée l’idée, chargée d’éléments mystiques, qu’ils se font de l’animal en question. Ils le mettent, comme on l’a vu, sur le même plan que l’homme. La clef de l’énigme — si énigme il y a — se trouve donc bien dans les mythes qui représentent constamment les héros et les ancêtres comme des êtres mihumains et mi-animaux, c’est-à-dire comme participant également aux deux natures. La participation de l’individu actuel avec son totem, dont il a une conscience si sûre, est calquée sur celle-là, dont elle dérive.

C’est elle aussi qui lui dicte sa conduite à l’égard de son totem. L’idée de le traiter comme un animal ou une plante quelconque, si elle pouvait lui venir à l’esprit, provoquerait aussitôt un mouvement de révolte, parfois d’horreur. Ne se sent-il pas intimement uni à lui ? « Il le regarde, dit Strehlow, comme un frère aîné, et on lui fait un devoir de le traiter avec les plus grands égards. Il lui est interdit d’en manger, d’une façon totale ou partielle. Un homme qui appartient au totem du kangourou ne peut frapper brutalement cet animal sur le nez, faisant ainsi jaillir le sang : il ne peut lui donner de coups que sur la nuque. Il a ainsi le droit de tuer son totem, mais seulement avec tous les ménagements possibles[17]. »

(My. P., pages 84-85.)

Partout où l’on croit fermement à la parenté totémique, la communauté de nature qu’elle implique entre l’homme et l’animal ou la plante qui est son totem se manifeste par des ressemblances jusque sur les points où ils nous paraissent le plus différents l’un de l’autre.

Ce que j’essaie de rendre ici en termes généraux et abstraits, le Marind l’exprime concrètement de la façon suivante : « En tout objet se trouve nécessairement l’image du Dema qui l’a « produit », soit en l’engendrant, soit par transformation. Cela correspond aussi toujours à la forme humaine ou animale. Car il faut avant tout qu’un Dema soit pourvu d’organes des sens. Les trois trous de la noix de coco (pour les germes) représentent aujourd’hui les yeux et la bouche de la tête du Dema, de qui sont issus les premiers palmiers, etc. »

Il en est de même des autres êtres et objets que le mythe fait remonter aux Dema, leurs « créateurs ». Toutefois, dans la période mythique, « ils différaient de ceux qui existent aujourd’hui, en ce sens que quelque chose d’extraordinaire et d’étrange y restait attaché ; c’étaient encore en quelque mesure des Dema, bien qu’ils ressemblassent davantage aux êtres d’aujourd’hui ». Même les objets fabriqués par la main de l’homme ne font pas exception. Les Marind ne voient rien d’absurde, ni seulement de paradoxal, à dire que « l’arc même a, au fond, la forme humaine, puisqu’il a été produit, lui aussi, par un Dema ». Il existe en effet un mythe développé du Dema-arc, où il est longuement question de sa femme, de ses enfants, de ses aventures, etc. Par conséquent, dans l’arc que les Marind fabriquent aujourd’hui, ils doivent retrouver la forme humaine. De fait, le bois de l’arc, où ils distinguent l’extrémité antérieure (le nez), et la postérieure (les pieds), représente le Dema-arc du mythe. La corde, avec les deux boucles, est la femme du Dema-arc, qui le tient embrassé par le cou, etc.

(My. P., pages 96-98.)

Fraternité du groupe social et de l’espèce animale.

Un groupe social et une espèce animale qui ont été « produits » dans la période mythique, soit par génération, soit de quelque autre manière, par le même ancêtre Dema (qui possédait une double nature animale et humaine), sont des groupes frères, au sens littéral et plein du mot. Ils sont issus d’une même source. Cette communauté d’origine établit entre eux le lien le plus fort qui se puisse imaginer. Participant tous deux de la même substance, ils participent donc l’un de l’autre, et cette quasi-identité de substance apparaît dans le nom qui leur est commun. De même que le Dema-kangourou prenait à volonté la forme de l’animal ou celle de l’homme, de même les hommes, ses descendants, peuvent, à la lettre, être appelés kangourous, à aussi juste titre que les animaux dont il est également l’ancêtre. C’est dire, en d’autres termes, que de temps immémorial, sur la foi du mythe, ce clan a pour totem le kangourou.

Que le totem soit un animal, comme dans cet exemple, ou une plante, ou, ce qui arrive plus rarement, un objet, ou un corps céleste, ou la pluie, ou le feu (tous ces êtres d’ailleurs, doués de vie, peuvent prendre la forme de personnes), il importe peu. Ce sur quoi l’indigène fixe son attention, ce n’est pas ce que l’on peut voir, toucher et flairer de ces êtres et de ces objets ; c’est leur essence mystique, c’est-à-dire l’ancêtre qui leur est commun avec lui, objet d’une vénération et d’un respect quasi religieux.

(My. P., pages 92-93.)

Parenté de lieu.

« Les indigènes sont très hospitaliers, et quand une famille a plus d’aliments d’une certaine sorte qu’il ne lui en faut, elle invite en général ses parents et ses voisins à venir les partager. Mais un étranger à la tribu, s’il maraude, s’expose à être tué. Le risque qu’il court est énorme[18]. » Si le groupe réagit ainsi instinctivement, c’est qu’il se sent atteint dans une de ses appartenances. Les produits de sa terre, plantes et animaux, c’est lui-même, non par métaphore, mais dans toute la force du terme.

Cette « parenté de lieu », cette participation entre un coin de terre déterminé, et les êtres humains et autres, qui y vivent, est particulièrement manifeste quand il s’agit des centres dits totémiques.

Les centres totémiques locaux, les espèces animales et végétales et les groupes humains qui les fréquentent, les cérémonies qui y ont lieu, tout cela doit également son existence aux ancêtres mythiques. Spencer et Gillen s’en sont convaincus chez les tribus du Centre et du Nord de l’Australie, M. Elkin et M. Radcliffe-Brown, chez plusieurs de celles du Nord-Ouest. « La cérémonie dans un centre donné, écrivait encore récemment M. Radcliffe-Brown, est la propriété du clan à qui ce centre appartient, et ce sont les hommes de ce clan qui la célèbrent. Il y a un ensemble de mythes qui racontent comment les divers centres totémiques sont venus à l’existence, par suite de l’action de certains ancêtres totémiques. On peut remarquer que généralement un centre totémique est un endroit au voisinage duquel l’espèce totémique est très abondante[19]. »

Cette liaison intime entre les cérémonies totémiques, l’endroit où elles doivent se célébrer, l’animal ou la plante totémique, d’une part, et, de l’autre, l’ancêtre mythique qui en est l’origine commune, a été signalée par bon nombre d’observateurs Ils ont fait ressortir l’importance capitale qu’elle a aux yeux des indigènes. « Les totems objets de culte, dit par exemple M. Elkin, sont toujours locaux : c’est-à-dire, chacun d’eux est associé à une portion définie du territoire de la tribu ; par suite, chaque clan totémique a la garde des mythes et des cérémonies qui décrivent ce qu’ont fait les héros de jadis dans sa localité particulière[20]. » Et un peu plus loin, en termes encore plus nets : « Le totem n’a pas seulement des attaches historiques et mythiques. Il en a aussi de locales : c’est-à-dire, il est lié à une aire bien définie du territoire de la tribu. »

(My. P., pages 15-16.)

L’empreinte du mythe sur la nature.

Chez les indigènes des îles Trobriand, le Dr Malinowski a constaté de semblables croyances. « La parole du mythe devient réalité dans le rocher et la colline, dans les changements subis par la terre et la mer. Les couloirs où la mer s’engouffre, les rochers fendus, les êtres humains transformés en pierres, tout cela met le monde mythique en contact immédiat avec les indigènes, le rend tangible et permanent. D’autre part, les histoires (mythes) ainsi puissamment illustrées réagissent à leur tour sur le paysage, le remplissent d’événements dramatiques, qui, fixés là à jamais, lui donnent un sens parfaitement précis[21]. » Le mythe trouve ainsi une illustration dans les traits mêmes du pays où il s’est incorporé. Tel accident de terrain, telle singularité locale a été l’occasion de la naissance d’un mythe. Inversement, dans la physionomie du pays, les mythes font apercevoir les marques de l’activité des ancêtres.

Même dans une région occupée par les blancs, tant que les indigènes n’ont pas oublié leurs mythes, ils persistent à les voir inscrits dans le sol. La configuration du pays garde à leurs yeux son sens mystique. En Australie centrale, par exemple, chez une tribu Aranda du Nord, Miss Olive Pink, explorant une partie de son territoire, en compagnie du chef, il y a deux ans à peine, celui-ci s’offrit à lui montrer les « ancêtres » (mythiques) qui étaient visibles autour d’eux. C’étaient des arumba-arunga, des deux sexes (littéralement « doubles spirituels », grands-pères paternels), témoignages perceptibles aux yeux de leur existence en cet endroit, au temps dit Alcheringa… Il lui fait voir les « Deux Garçons qui chantent », le « Boomerang de la main gauche », lancé là par un héros d’une distance d’à peu près 120 milles à vol d’oiseau, le « Vieil Homme Porc-Épic » (par Vieil Homme, je pense qu’il voulait dire de la période mythique).

« Ces arumba-arunga étaient des preuves matérielles que ces ancêtres avaient existé jadis sur la terre, ou des preuves de ce qu’ils avaient fait, et ainsi, de leur présence, c’est-à-dire de la présence de ce qu’il y a d’éternel en eux. Il y avait aussi la mère et l’enfant Kangourous Bleus. Je ne sais pas au juste s’il s’agissait d’une « mère » humaine et de son enfant, dont le nom totémique était kangourou bleu, ou d’un kangourou bleu femelle et de son petit.

« Les pierres qu’il me désigna sous ce nom étaient deux morceaux de rocher bleu, un grand et un petit, émergeant du lit sablonneux du cours d’eau (à sec en ce moment).

« Le premier arumba-arunga que nous avions vu, aux yeux aveugles de qui n’était pas indigène, était simplement une colline basse, remarquable cependant par son sommet calcaire blanc qui tranchait sur la teinte bronzée du reste du paysage… Une fois les yeux ouverts par les explications de l’indigène, on pouvait très bien imaginer que c’étaient là les têtes décorées de deux femmes de l’altjira… Elles s’étaient assises là, avaient orné leurs têtes avec de la chaux et des queues de rats blancs…

« À peu près un mille plus loin, nous vîmes le haut de la tête de l’une de ces femmes, mais on n’apercevait plus que le sommet blanchi par la chaux… Elle s’était « enfoncée dans la terre[22] ». »

(My. P., pages 22-24.)

L’arc mythique et l’arc réel.

Comment le Marind se représente-t-il le rapport de l’arc qu’il a fabriqué de ses mains, dont il se sert pour chasser, pêcher et faire la guerre, à l’arc mythique qui était en même temps un être de forme humaine ? « Bien que son arc soit l’œuvre de la main de l’homme, écrit M. Wirz, le Marind cependant voit toujours en lui l’image de celui qui l’a créé, c’est-à-dire du Dema-arc. De ce fait, une espèce d’âme ou de principe vital est passée du Dema-arc originel jusqu’à l’arme actuelle, de la même façon d’ailleurs que chaque copie d’un être ou d’un objet naturel contient une âme venant de lui (c’est ainsi que les figures représentant les ancêtres sont animées). L’élasticité, la force de l’arc tendu, qui projette au loin la flèche, et fait qu’elle tue l’ennemi ou l’animal visé : ce sont là, pour le Marind, des manifestations de l’âme présente dans l’arc, des propriétés et des fonctions qui lui viennent du Dema-arc. Elles se retrouvent donc naturellement dans chaque exemplaire de l’arc, qui est fabriqué sur le modèle de l’arc originel, du Dema-arc, de la même façon que chaque animal possède des propriétés caractéristiques qui se manifestent par ses mœurs et son comportement, et qu’il a héritées de ses ancêtres, les Dema. Idée que le Marind exprime d’habitude ainsi : « Cela vient du Dema », ou « c’était là une coutume du Dema ». Par exemple, je me rappelle encore nettement comment les Marind-anim, à l’aspect des mouvements caractéristiques de la cigogne géante, s’écriaient en secouant la tête : « Voyez ce que le Dema avait coutume de faire ! »

« Une fois le mythe de l’arc connu, le Marind en tire donc, comme en se jouant, les conséquences. Il rapporte l’élasticité et l’énergie cinétique de l’arc tendu à son « créateur », bien qu’il sache les distinguer de la psyché animale, comme si ces propriétés s’étaient transmises à son arc par hérédité, à travers une série d’ancêtres, à la façon dont se transmettent les facultés psychiques des animaux. »

(My. P., pages 108-109.)

Mythes expliquant l’origine de la mort.

Un mythe… explique l’origine de la mort par une désobéissance… Voici une version d’un de ces mythes : « Une bonne vieille femme était morte, et elle sortit toute seule de sa tombe, du trou où on l’avait mise. Là-dessus, elle dit à un enfant : « Va me chercher un peu de feu que je me réchauffe ! »

« L’enfant se refusa à y aller. Il n’obéit pas à la bonne vieille, qui s’efforçait en vain de le persuader.

« C’est ainsi que cette vieille femme mourut de nouveau.

« Si cet enfant l’avait écoutée, nous ne serions pas la proie d’une mort définitive. Sans doute, on nous enterrerait ; mais nous nous tirerions tout seuls de la tombe, et nous nous réveillerions, nous reviendrions à la vie, parce que nous nous serions réchauffés auprès du feu.

« Mais comme cet enfant n’a pas obéi à la vieille femme, nous ne nous réveillerons pas, nous ne revenons pas à la vie. Nous mourons une fois pour toutes[23]. »

Dans un mythe des Marind-anim, Amaremb, un Dema, donne à un serpent une « médecine » qui le fait changer de peau. « Depuis lors, les serpents ne meurent plus. Lorsqu’ils sont malades, ou qu’ils se sentent mal en point, ils ne font que muer. Si Amaremb avait pu encore donner cette même médecine à Iāwi, celui-ci ne serait pas mort ; alors, les hommes ne mourraient pas non plus. Ils ne feraient que changer de peau, comme les serpents quand ils sont malades[24]. » Ainsi, faute d’une certaine médecine, Iāwi est mort. Ce fait s’étant produit dans le monde mythique, la conséquence s’ensuit que les hommes actuels sont aussi sujets à la mort. Si, au contraire, Iāwi avait pu être sauvé par la médecine qui a préservé les serpents en les faisant simplement muer, les hommes échapperaient aussi à la mort (en vertu de l’imitation-participation qui règle un événement donné de notre monde sur l’événement correspondant de la période mythique).

(My. P., pages 168-169.)

Mythes expliquant les fautes humaines.

Pareillement, des fautes commises, des sentiments éprouvés aujourd’hui sont rapportés à des « précédents » de la période mythique. Un jeune garçon a dérobé des graines à sa sœur. Elle s’aperçoit de ce qui lui a été pris, et elle demande à son frère d’avouer. Il s’y refuse d’abord. « À la fin, le garçon dit : « Eh bien ! oui, c’est moi qui les ai mangées ! » Depuis lors, les enfants indiens ont l’habitude de voler les semences d’autres personnes et, quand on les y prend, ils se défendent par le mensonge[25]. »

Un dernier exemple, dans un mythe des Nez-Percés. La femme de Coyote l’abandonne. « Ce soir-là, elle ne revint pas près de lui. Elle était partie avec un autre.

« Coyote en fut très affecté, et dit : « Allons, je me sens bien malheureux ! Pourtant, il n’y a rien à faire. D’autres se sentiront aussi malheureux que moi, quand ils se rendront au pays des buffalos, et que leurs femmes les abandonneront. » Plein de tristesse, il retourna à son ancienne demeure, et depuis ce temps-là, souvent des femmes ont abandonné leurs maris dans le pays des buffalos[26]. » Le mythe ne se propose sûrement pas de les excuser, ni de rejeter toute la responsabilité sur l’épouse de Coyote. Mais elle a créé le « précédent ». Sans lui, leur faute ne se produirait pas. Le mythe dit formellement qu’elle ne se commet que depuis qu’il a eu lieu.

(My. P., pages 172-174.)

« Précédents » mythiques.

La mentalité primitive n’est guère conceptuelle. Elle n’a donc pas notre idée de loi naturelle, ni celle de forme spécifique (sauf du point de vue de la pratique, distinct de celui de la pensée). Bien qu’elle sache, en fait, en bien des cas, utiliser la liaison causale des phénomènes, elle n’en a pas dégagé le schème. Par suite, à moins de circonstances exceptionnelles, une « explication » telle que nous l’entendons et la cherchons ne l’intéresse pas. Aussi ne voit-on guère ces indigènes, même les plus intelligents, s’attacher à l’étude des liaisons des phénomènes. Tout en sachant parfois beaucoup sur les êtres qui l’entourent, le primitif n’est pas un philosophe sauvage, comme le croyait Tylor, et encore moins un physicien ou un naturaliste. Tant que les choses suivent leur cours habituel, il ne s’avise pas d’y réfléchir. Pourquoi le ferait-il ? Il en tire simplement tout l’avantage qu’il peut.

Mais que quelque chose d’insolite, d’extraordinaire apparaisse aussitôt il est en éveil, se met sur ses gardes, et essaie de se l’ « expliquer ». Il sait d’ailleurs d’avance de quel côté chercher. L’insolite, l’extraordinaire, n’est jamais fortuit, ni dû à l’enchaînement des causes secondes. Il révèle qu’une puissance surnaturelle est en action. Un complexe émotionnel occupe aussitôt la conscience de l’indigène ; la catégorie affective du surnaturel est entrée en jeu. « Expliquer » n’est donc pas ici la satisfaction d’une curiosité intellectuelle. C’est percevoir d’une façon mystique l’intervention de la « surnature », invisible et présente, dans le cours habituel de l’expérience. Bref, de notre point de vue, l’explication causale doit se chercher intra naturam, tandis que la mentalité primitive fait appel à des causes extra ou supra naturam.

Lors donc que l’on parle de mythes « étiologiques », cette expression est à la fois ambiguë et inconsistante. On y confond l’explication comme nous l’entendons avec l’explication du point de vue de la mentalité primitive. « Étiologique » connote la recherche de la cause (en général, telle que nous la concevons) ; mais « mythe » implique, d’autre part, qu’on la trouvait d’avance dans le monde de la surnature. Avoir recours au mythe, c’est ipso facto s’être détourné de la liaison causale des phénomènes. Pour éviter cette sorte de contradiction, il vaudrait sans doute mieux cesser d’accoler à « mythe » l’épithète « étiologique », ou du moins il faudrait se rappeler toujours que la cause indiquée par le mythe est d’un autre genre que nos causes secondes.

Quand on s’attache, comme le font nos sciences expérimentales, à l’enchaînement des phénomènes, la série des causes et des effets demeure indéfinie, par en haut et par en bas. On peut toujours essayer de remonter à la cause seconde d’une cause seconde. Mais lorsqu’un mythe a fait voir comment ce qui existe aujourd’hui « reproduit » ce qui a existé dans la période prétemporelle, et trouve sa raison d’être dans cette imitation-participation, que demander davantage ? Le mythe, dit le Dr Fortune, « justifie », « « légitime » (validates[27]). L’expression est heureuse. En rapportant les êtres et les événements actuels à des « précédents », à des modèles, à des archétypes du monde surnaturel, le mythe fait beaucoup plus que de déterminer un nexus causal. Il donne une raison que nous appellerions transcendante ou métaphysique. Mais, naturellement, il ne la présente jamais qu’en termes particuliers et concrets, et sous la forme d’un récit.

(My. P., pages 175-176 et 179.)

Le mythe, reflet des institutions.

Souvent aussi les mythes dits « étiologiques » semblent refléter des institutions. Ainsi, un clan se sent engagé dans des relations particulières avec les animaux d’une certaine espèce. Tout membre de ce clan s’abstient de les manger, sinon de les tuer. Quand il en trouve un mort, il lui rend les honneurs funèbres comme à un proche parent. En revanche, il attend de ces animaux, en cas de besoin, aide et protection, etc. À cet état de fait, fréquent dans les diverses parties du monde, correspondent des mythes variés, par exemple des deux sortes suivantes. Tantôt, comme chez les Marind-anim, et dans nombre d’autres tribus de Nouvelle-Guinée, d’Australie, d’Afrique, etc., on parle d’un ancêtre commun, mi-humain, mi-animal, d’où sont issus à la fois le clan et l’espèce qui en est le totem. Parfois même cet ancêtre a donné naissance à deux jumeaux, l’un animal, l’autre humain, à qui remontent respectivement l’espèce et le clan[28]. Tantôt, comme dans nombre de tribus de l’Afrique occidentale, le mythe conte que, dans un grand danger, un animal est venu au secours de l’ancêtre ou du chef du clan, et l’a sauvé. Il fuyait, par exemple, poursuivi par des ennemis qui allaient l’atteindre, et il était arrêté par un fleuve, lorsqu’un crocodile secourable apparut, le prit sur son dos, et le porta sain et sauf à l’autre rive. De là le respect et les égards que les membres du clan témoignent aux crocodiles.

De la sorte, les mythes, même les plus importants, sont souvent nés de la projection en arrière, dans l’Alchera, dans la période des Dema, dans cette surnature en un mot « où l’extraordinaire est la règle », de quelque chose d’actuellement existant, d’une institution, de relations entre un groupe humain et une certaine espèce animale ou végétale, d’un trait saillant de la contrée, etc. Le mythe part de ces données, et les transfigure. Elles y deviennent une « création » des ancêtres surhumains, des héros civilisateurs, des Dema. Sous cette forme nouvelle, elles inspirent un respect quasi religieux, et elles fournissent le principe de leur propre explication. Ainsi, comme dans le mythe rapporté par le capitaine Rattray, le « précédent » qui rend compte d’une institution, ne fait souvent, à la lettre, que la reproduire elle-même, et transformer cette reproduction en un original de la période héroïque. Ailleurs, on verra des gens moins primitifs adorer des dieux faits en grande partie à leur propre image.

Ce qui rend possible ce processus, ce qui empêche de reconnaître dans le mythe les données de fait d’où il provient, ce qui lui imprime son caractère sacré, ce qui lui confère enfin son autorité, sa puissance mystique, c’est ce que M. Wirz trouve désigné chez les Marind-anim par le terme de dema : l’impression faite par l’insolite, le surnaturel ; c’est le contact immédiat avec le monde des puissances invisibles et néanmoins présentes, c’est-à-dire avec les êtres mêmes dont les mythes racontent les aventures et les hauts faits. Cette expérience mystique est comme un punctum saliens, d’où dépendent à la fois la catégorie affective du surnaturel, le schème de l’imitation-participation, et par conséquent aussi les mythes.

(My. P., pages 181-183.)

  1. G. Landtman, The Kiwai Papuans of British New-Guinea, pp. 298-299 (1927).
  2. A. R. Radcliffe-Brown, The Andaman islanders, p. 188.
  3. P. Wirz, Die Marind-anim von holländisch Süd-Neu-Guinea, II, p. 21.
  4. R. F. Fortune, Sorcerers of Dobu, pp. 30-31. Cf. ibid., p. 94.
  5. P. Wirz, Die Marind-anim von holländisch Süd-Neu-Guinea, II, 70.
  6. Spencer and Gillen, The native tribes of Central Australia, pp. 119-120.
  7. T. G. H. Strehlow, Ankotarinja, an Aranda myth. Oceania, IV, p. 187 (1933).
  8. C. Strehlow, Die Aranda- und Loritja-Stämme in Zentral-Australien, II, p. 20.
  9. Letters from Victorian pioneers, p. 90.
  10. C. Strehlow, Die Aranda- und Loritja-Stämme in Zentral-Australien, III, p. 53, note 4.
  11. En Afrique australe, on rencontre assez souvent la croyance que les lions parlent entre eux. « Dans l’intervalle, deux autres lions arrivèrent et ils avaient l’air, tout en rugissant, de parler de quelque chose, pendant que le vieux lion leur faisait faire, à plusieurs reprises, le tour du rocher ; puis il fit de nouveau un grand bond, pour leur montrer ce que lui-même et eux auraient à faire la prochaine fois. « Évidemment ils causaient ensemble, ajouta Africaner du ton le plus sérieux ; mais, bien que ce ne fût pas du tout à voix basse, je ne comprenais pas un mot de ce qu’ils disaient. » Craignant de devenir à notre tour les objets de leur savoir-faire, nous nous éloignâmes en rampant, les laissant à leur délibération. » Moffat, Missionary labours and scenes in Southern Africa, p. 89 (1842). — Dans cette région, les lions passent fréquemment pour des chefs morts réincarnés.
  12. Dr W. E. Roth, Superstition, magic and medicine. (North Queensland Ethnography, Bulletin no 5, p. 15.)
  13. W. Ahlbrinck, Carib life and Nature. Reports of the XXIst Congress of Americanists (1924), p. 221.
  14. Spencer and Gillen, The native tribes of Central Australia, p. 52.
  15. H. A. Junod, Conceptions physiologiques des Bantous sud-africains. Revue d’ethnographie et de sociologie, 1910, nos 5-7, p. 157.
  16. B. Spencer, Totemism in Australia. Report of the XIVth meeting of the Australasian Association for the advancement of science, 405 (1902).
  17. C. Strehlow, Die Aranda- und Loritja-Stämme in Zentral-Australien, II, p. 58.
  18. Dr W. E. Roth, Superstition, magic and medicine. (North Queensland Ethnography, Bulletin no 8, p. 8.)
  19. A. R. Radcliffe-Brown, The social organization of Australian tribes. Oceania, I, p. 210 (1930).
  20. A. P. Elkin, The secret life of the Australian aborigines. Oceania, III, p. 128 (1932).
  21. Br. Malinowski, Argonauts of the Western Pacific, p. 330.
  22. Olive Pink, Spirit ancestors in a Northern Aranda horde. Oceania, III, p. 107 (1933).
  23. P. Jos. Meier, M. S. C., Mythen und Erzählungen der Küstenbewohner der Gazelle-Halbinsel, p. 107.
  24. P. Wirz, Die Marind-anim von holländisch Süd-Neu-Guinea, II, p. 69.
  25. G. A. Dorsey, Traditions of the Skidi Pawnee. (Bureau of American Ethnology, Bulletin no 8, p. 170.)
  26. J. Spinden, Nez-Percés tales. Folktales of Salishan and Sahaplin tribes. Memoirs of the American Folklore Society, XI, p. 192.
  27. R. F. Fortune, Sorcerers of Dobu, p. 262. — Cf. K. Th. Preuss, Der religiöse Gehalt der Mythen, p. 20 et Br. Malinowski, Myth in primitive psychology, p. 121.
  28. C. G. and B. Z. Seligman, The pagan tribes of the nilotic Sudan, p. 143 (Dinka).