Morceaux choisis (Lévy-Bruhl)/Chapitre IX

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CHAPITRE IX

L’INDIVIDU, SA VIE ET SA MORT

Le sentiment du moi chez les primitifs.

Mes sentiments, mes pensées, mes souvenirs, c’est moi. Ma tête, mes bras, mes jambes, mes organes internes, etc., c’est encore moi. Tout le reste de ce que je perçois n’est pas moi. Mon individualité est ainsi saisie par ma conscience et circonscrite par la surface de mon corps, et je crois que celle de mon voisin l’est précisément comme la mienne.

Chez les primitifs aussi, chaque personne se rapporte à elle-même ses états de conscience, ses membres et ses organes. Certaines langues, comme on l’a vu plus haut, expriment même ce fait par la suffixation de pronoms personnels aux substantifs qui désignent ces éléments de l’individu. Mais cette suffixation s’étend plus loin. Elle s’applique aussi aux noms des objets qui sont en relation intime avec l’individu, et qui font, pour ainsi dire, corps avec lui. En effet, dans les représentations des primitifs, comme on l’a remarqué souvent, l’individualité de chacun ne s’arrête pas à la périphérie de sa personne. Les frontières en sont indécises, mal déterminées, et même variables selon que les individus possèdent plus ou moins de force mystique ou de mana.

Tout d’abord, la mentalité primitive y comprend, avec le corps lui-même, ce qui croît sur lui, et ce qui en sort, les sécrétions et les excrétions : cheveux, poils, ongles, larmes, urine, excréments, sperme, sueur, etc. Il suffit de rappeler les célèbres articles de GlobusM. K. Th. Preuss a fait voir que les pratiques magiques exercées sur ces produits du corps agissent sur la personne elle-même, dont ils sont des parties intégrantes. De là le soin extrême que chacun prend, dans un grand nombre de sociétés, pour éviter que ses cheveux, ou ses rognures d’ongle, ou ses excréments, etc., ne tombent aux mains d’un tiers, qui pourrait avoir de mauvaises intentions. Disposer de cela, c’est disposer de sa vie. Les poils, sécrétions, etc., de l’individu sont lui-même, au même titre que ses pieds, ses mains, son cœur et sa tête. Ils lui appartiennent » au sens le plus plein de ce mot. Je les appellerai désormais ses « appartenances ».

À ces éléments de l’individualité il faut joindre les empreintes que le corps laisse sur un siège ou sur le sol, et en particulier les traces de pas. Ainsi, dans un conte populaire de l’île Kiwai, « quand les gens s’aperçurent de sa visite, il était déjà hors de portée. Tout ce qu’ils purent faire, ce fut de décharger leurs flèches dans les traces de ses pas, essayant ainsi de le blesser[1]. »

(A. P., pages 133-134.)

Les principes de vie.

Parmi les appartenances, séparables ou non, de l’individu, il en est auxquelles le primitif attribue une importance majeure, exceptionnelle. Leur intégrité lui paraît une condition sine qua non de sa sécurité et de sa vie. C’est d’elles qu’un ennemi essaiera d’abord de s’emparer. S’il ne peut pas les avoir à sa discrétion, il tâchera de les atteindre indirectement. S’il y réussit, et que l’individu le sache, celui-ci se sent condamné sans appel.

Telle était, par exemple, d’après les plus anciens témoignages, la « graisse des reins » (kidney fat) aux yeux des tribus australiennes de Victoria. « La plus terrible de leurs superstitions est qu’ils croient que, s’il n’était tué, l’homme ne mourrait jamais ; que s’il est malade, c’est que son corps a été ouvert, et qu’on lui a enlevé les reins et leur graisse, ce qui a causé la mort ; et que rien n’apaisera celui-ci, sinon les reins et la graisse d’un autre. Ils croient aussi, puisque les reins et leur graisse sont la vie de l’homme, que le fait de les manger double la force et la vigueur de celui qui s’en repaît. Aussi ne tueront-ils jamais un « noir sauvage », comme ils l’appellent, sans enlever cette partie de son corps[2]. »

Appliquons à ces faits et à ceux qui vont suivre la formule si exacte de M. Elsdon Best : les termes indigènes désignent à la fois des représentations matérielles de qualités immatérielles, et des représentations immatérielles d’objets matériels. La graisse des reins était-elle, pour les indigènes de Victoria, ce qu’elle est pour nous : une substance blanchâtre, molle, occupant une certaine région du corps ? Oui, sans doute. Mais elle était en même temps tout autre chose. Objet visible et tangible, elle était aussi une « qualité immatérielle », autrement dit, mystique. Elle était, selon l’expression du colon de Victoria, « la vie de l’homme ». Soustraite, comme telle, à ce que nous appelons les lois physiques, elle pouvait sortir de l’intérieur du corps et y rentrer, sans que rien trahît son départ ni son retour. L’incision même dont il a été question plus haut est une opération mystique, dont la trace ne subsiste pas nécessairement comme celle d’un coup de bistouri. Par conséquent, l’absence de cette trace sur la peau ne prouve nullement que l’incision n’a pas eu lieu et que la graisse des reins n’a pas été enlevée. Un tel argument ne vaut que pour des esprits positifs comme les nôtres. Il ne produit aucun effet sur une mentalité mystique. Celle-ci sait, à certains signes, qui ne trompent pas, que la graisse des reins a été enlevée à un individu. Sa certitude ne peut être ébranlée, non plus qu’elle n’a besoin d’être confirmée, par le témoignage des sens.

Un indigène rentre à son camp en disant que la graisse de ses reins lui a été enlevée. Consternation générale. L’homme se croit déjà mort. « Malcolm, magicien et très savant docteur, qui croyait posséder le pouvoir de voler et de fendre l’air comme un aigle, se mit alors au travail. Il disparut dans l’obscurité ; des branches craquèrent et bruirent au moment où il prit son vol vers le ciel à travers les arbres… Enfin il reparut. Sans mot dire, il empoigna le moribond de la façon la plus brutale, et se mit à le frictionner violemment, en s’attachant surtout aux flancs du pauvre malheureux, qu’il frappait et enfonçait sans pitié. Il annonça alors que la cure était achevée. Tous les hommes sautèrent sur leurs pieds… Le malade se leva, alluma sa pipe, et se mit tranquillement à fumer au milieu des siens[3]. »

À l’extrémité nord de l’autre hémisphère, l’angakok eskimo prend son vol, lui aussi, comme le magicien australien, pour aller à la recherche d’une « âme » qui a été ravie à son malade. Comme Malcolm, il reste absent plus ou moins longtemps. Il redescend, comme lui, avec l’ « âme » qu’il a reprise de force au ravisseur. Comme lui, enfin, il la réintègre dans le corps du patient, qui revient aussitôt à la vie et à la santé.

Cette comparaison semble jeter une vive lumière sur ce que l’angakok appelle l’ « âme », et aussi sur ce qu’est réellement la graisse des reins des indigènes australiens. De part et d’autre, il s’agit à la fois d’un objet matériel et de qualités immatérielles, confondus dans une représentation si différente de nos idées habituelles que nous ne pouvons guère espérer de la bien saisir. C’est la « vie » ou, comme d’autres disent, le « principe vital », ou l’ « âme » de l’individu. Mais ce principe vital n’agit que d’une façon mystique, et par sa seule présence. Tant qu’il est là, l’individu demeure sain et sauf. S’il en est privé, — si la graisse des reins ou « l’âme » est ravie, par exemple, par un ennemi, — il meurt plus ou moins vite. Rien ne peut l’en préserver. Le seul remède est celui que tentent les docteurs indigènes : récupérer le « principe vital », « l’âme », la graisse des reins, et, si par bonheur elle est encore intacte, la remettre à sa place dans le corps.

(A. P., pages 151-155.)

L’ « âme extérieure ».

L’ « âme » peut être volée, mangée, rapportée et, dans certains cas, remplacée, rapiécée, raccommodée, etc. Le Rameau d’Or en a donné une longue et célèbre énumération. Le lecteur me permettra de l’y renvoyer. Tantôt cette « âme » apparaît sous la forme d’un esprit, d’un souffle, tantôt sous celle d’un oiseau, d’un autre animal, d’un papillon, d’un homunculus, etc. Les méthodes employées pour la déceler là où elle a été cachée, pour la récupérer et pour la réintégrer dans le corps d’où elle est absente, sont aussi très variées. Cependant, sous cette grande diversité apparente, une analogie fondamentale subsiste. Comme la graisse des reins et l’earua étudiés plus haut, cette « âme » est toujours une « appartenance » essentielle de l’individu. Sa présence le fait vivre, et son absence le tue.

J’en dirai autant de la fameuse « âme extérieure », dont le Rameau d’Or a donné aussi une abondante et excellente description, toutes réserves faites sur les équivoques, malentendus et contresens qui naissent de l’abus qu’un grand nombre d’observateurs font du mot « âme ». En fait, dans les témoignages les plus précis relatifs à l’ « âme extérieure », souvent le mot « âme » n’est pas employé. L’auteur se sert exclusivement du mot « vie » (life)… Chez les Cherokee, « des chefs de guerre savaient placer leurs « vies » (lives) au sommet des arbres pendant la bataille, de sorte que, même frappés par l’ennemi, ils ne pouvaient pas être tués. Un jour, dans une bataille avec les Shawano, le chef des Cherokee se tenait debout, juste vis-à-vis des ennemis, et il les laissait tous tirer sur lui. Il ne fut pas blessé, jusqu’au moment où le chef Shawano, qui connaissait lui-même ce charme de guerre, ordonna à ses hommes de tirer dans les branches au-dessus de la tête de l’autre. Ils le firent, et le chef Cherokee tomba mort[4]. »

Cette « vie » ou « âme extérieure » ne semble pas différer essentiellement du « principe vital », de l’ « âme », et de la « graisse des reins » étudiés plus haut. Elle est, comme eux, une appartenance essentielle de l’individu. Mais il peut paraître singulier que ce principe, qui entretient la vie par sa seule présence, l’individu, pour plus de sécurité, l’éloigne lui-même de sa personne. On le met ailleurs, dans un coffre, au sommet d’un arbre, chez un animal, dans les cachettes les plus invraisemblables. Et l’individu, malgré l’absence de sa « vie », continue à vivre ! Bien mieux, il croit son existence plus assurée, il s’expose impunément aux pires dangers ! Comment expliquer cette contradiction ?

Si paradoxale que paraisse la réponse, je dirais volontiers : la « vie », l’ « âme extérieure », exerce en effet une action de présence, mais elle l’exerce de loin. Pour la mentalité primitive, il n’y a là rien d’extraordinaire ni de choquant.

(A. P., pages 159-161.)

L’image, c’est l’être même.

Ce qui vient d’être dit des appartenances s’applique également à l’ombre, à l’image, au reflet, à l’écho, etc., de l’individu. Ce ne sont pas là non plus des « extensions de la personnalité ». Aux yeux des primitifs, l’ombre, l’image, etc., sont originairement comprises dans l’individu lui-même. Elles font partie de lui, dans toute la force du terme : la participation est entière.

À nos yeux, la ressemblance consiste en un rapport entre deux objets dont l’un reproduit l’autre. Notre image, — de même que notre ombre, qui est notre image sur le sol, — ou le reflet de notre personne dans l’eau, reste quelque chose d’extérieur à notre personne. L’image est, il est vrai, une réduplication de nous-même, et à ce titre elle nous touche de très près. Nous disons, en la regardant : « C’est bien moi. » Mais nous savons en même temps que nous exprimons ainsi une ressemblance, et non une identité. Mon image a une existence distincte de la mienne, et son sort n’a pas d’influence sur ma destinée. — Pour la mentalité primitive, il en va autrement. L’image n’est pas une reproduction de l’original, distincte de lui. Elle est lui-même. La ressemblance n’est pas simplement un rapport saisi par la pensée. En vertu d’une participation intime, l’image, comme l’appartenance, est consubstantielle à l’individu. Mon image, mon ombre, mon reflet, mon écho, etc., c’est, au pied de la lettre, moi-même. Qui possède mon image me tient en son pouvoir. De là, la pratique universelle de l’envoûtement, qui ne diffère en rien des autres modes, si variés, d’ensorcellement par le moyen des appartenances.

(A. P., pages 185-186.)

Les étapes de la vie.

Avant d’examiner comment les primitifs se représentent l’individualité du mort, il ne sera pas inutile de considérer brièvement ce que sont pour eux les états successifs du vivant. Ils voient comme nous le nouveau-né devenir peu à peu un enfant, un adolescent, un adulte, et enfin un vieillard, dont les forces déclinent jusqu’au jour où la vie l’abandonne, si auparavant un accident ne l’a pas emporté. Mais ils n’ont pas, comme on sait, l’idée de fonction physiologique, ni celle de processus organique. L’épanouissement de l’être adulte n’est pas pour eux le point d’arrivée d’une évolution qui a duré de longues années. Ils sont plutôt portés à admettre des transformations brusques. Ils attribueront ces changements, comme les fonctions elles-mêmes, à la présence ou à l’absence de principes mystiques, qui sont, eux aussi, des êtres complets.

(A. P., page 257.)

Le nouveau-né.

Chez les Araucans, « la double cérémonie (de deuil) ne se pratiquait pas avec les cadavres des tout-petits ou des enfants en bas âge ; leur mort était un fait infra-social, qui laissait le groupe indifférent[5] ».

Infra-social le mot est à peu près repris par un observateur récent en Nouvelle-Guinée anglaise (Mailu). « Presque tous les événements dans la vie du village sont pour ses habitants des occasions de festoyer… Chose étrange, la naissance d’un enfant semble être comptée pour une chose strictement individuelle et privée, comme si elle ne regardait aucunement la communauté : pas de présents, pas de fête, pas de distribution de noix de coco[6]. »

Selon cette croyance si répandue, le nouveau-né n’est donc qu’à moitié né. Il appartient encore, au moins en partie, au monde des esprits. C’est là une des raisons qui font que l’infanticide, quand il s’agit de l’enfant à peine venu au monde, soit fréquent dans ces sociétés. Il n’y révolte pas les sentiments que nous considérons comme naturels[7].

(A. P., page 261.)

L’imposition du nom et l’initiation.

Au bout d’un temps plus ou moins long, le nouveau-né est transformé en un être humain définitif. Des cérémonies ont lieu, diverses selon les sociétés. En général, la plus importante consiste à donner un nom à l’enfant, ou, comme il est dit souvent, à « découvrir » quel est son nom, c’est-à-dire quel est le membre de la famille qui revit en lui. On comprend ainsi que, selon l’expression du P. van Wing, le nom ne soit pas une « simple étiquette », mais bien un élément constituant de la personne, et « individualisant ». Compter au nombre des humains ne peut signifier, pour la mentalité primitive, qu’être membre du groupe social. Comment ce nouveau-né, qui ne l’est pas encore, pourra-t-il le devenir ? Il n’en a pas le pouvoir à lui seul. La vertu mystique nécessaire lui manque. Il l’acquiert au moment où on lui donne le nom d’un ancêtre. Celui-ci, qui d’une certaine façon revit en lui, était, et, bien que mort, est encore membre de ce groupe. En d’autres termes, l’imposition du nom intègre le nouveau-né à son groupe, mais par l’intermédiaire de l’ancêtre, c’est-à-dire de façon indirecte.

Par suite, ni la vie ni la mort d’un enfant, même après qu’il a reçu son nom, n’ont l’importance et les conséquences de celles d’un adulte. Sans doute, il appartient déjà au groupe, mais il n’y tient pas une place entière. Il est en état de « minorité », parce que son intégration au groupe n’est encore que médiate et partielle.

À un moment donné, — en général quand les signes de la puberté se manifestent, — le rôle de l’intermédiaire se termine. L’adolescent va devenir, par lui-même, un membre complet et effectif du groupe social, un de ses éléments constitutifs. Pour que cette transformation s’accomplisse, il ne faut rien de moins qu’une refonte de tout son être. Ce sera l’effet de l’initiation. À la présence en lui de l’ancêtre qui l’a jusqu’alors relié au groupe, et qui s’efface, une autre va se substituer. Ainsi s’explique l’importance capitale, pour le groupe comme pour les individus, des cérémonies d’initiation : si elles n’étaient pas célébrées, la société cesserait de vivre, faute de membres qualifiés. On voit aussi pourquoi les novices sont toujours censés mourir au cours de ces cérémonies, et renaître à la fin. Le sens de ce symbolisme n’est pas douteux. Pour que le jeune individu puisse être pleinement intégré au clan, à la tribu, il faut, premièrement, qu’il cesse d’y appartenir d’une façon médiate et indirecte. Or, la mentalité primitive ne voit pas de transition qui permette de passer simplement d’un de ces états à l’autre. Pour entrer dans le second, il est nécessaire d’être sorti du premier. Séparés des leurs pendant des semaines et même pendant des mois, soumis à des épreuves prolongées et parfois terribles, les novices mourront donc, mais pour renaître presque aussitôt, membres désormais complets, on dirait presque membres « titulaires » de la tribu, par la vertu des cérémonies qui en ont fixé en eux l’essence mystique. Le groupe se perpétue désormais par eux, comme ils existent par lui.

Pour un changement qui paraît si simple et si naturel, — et qui le serait, en effet, aux yeux des primitifs comme aux nôtres, si l’on ne considérait que la vie physique, mais ce n’est pas de cette vie qu’il s’agit, — le jeune garçon a dû retourner à l’état de nouveau-né. Il a donc fallu simuler une mort, puis une naissance. On a fait croire aux mères que leurs enfants cessent vraiment de vivre, que dans les camps d’où on leur défend de sortir, et dont aucun profane ne peut approcher, des esprits les ont enlevés, massacrés, engloutis, etc. — puis que la vie leur est rendue. Ils ne reprennent pas seulement connaissance, comme au sortir d’une longue syncope. Ce sont, dans toute la force du terme, des nouveau-nés. Les moments successifs des cérémonies rappellent souvent ceux d’une naissance véritable, et les premiers jours qui la suivent. Cette période correspond point pour point à celle qui suit la venue de l’enfant au monde. Souvent même, quand les initiés rentrent dans la maison de leurs parents, ils font semblant d’être pareils à de petits bébés, à qui il faut tout apprendre : ils ne savent ni parler, ni marcher, ni manger, etc. À la fin des cérémonies, les novices, désormais initiés, reçoivent un nouveau nom, c’est-à-dire sont intégrés au groupe social, mais cette fois directement, à titre personnel.

La vertu mystique des cérémonies initiatoires a « fait du jeune garçon un homme », et de même, de la jeune fille une femme.

(A. P., pages 262-266.)

Suprématie des vieillards.

Tandis que l’enfant, jusqu’à son initiation, n’appartient au groupe social que d’une façon indirecte et secondaire, le vieillard y tient assez souvent le rôle principal. Dépositaire des traditions et des secrets sacrés de la tribu, qui ne sont communiqués qu’à quelques adultes pères de famille, quand ils ont atteint un certain âge, il est entouré d’une sorte d’auréole mystique. On le respecte. Il arrive même qu’on lui reconnaisse la jouissance des plus précieux privilèges. Un petit fait linguistique mettra en pleine lumière ces sentiments de certains primitifs. « Vieillard, dans la langue des Kowrarega (tribu australienne des environs du cap York), se dit ke-turkekai. Turkekai signifie homme ; ke, contraction de kuirga, est employé comme préfixe pour exprimer le superlatif (par exemple kamale, chaud, ke-kamale, très chaud). » Par conséquent, ke-turkekai, vieillard, veut dire très homme : non pas précisément surhomme, mais homme au superlatif, le plus haut degré de la qualité d’homme.

La vie normale d’un individu n’est donc pas figurée par une courbe, ascendante pendant la jeunesse, qui atteindrait son sommet dans l’âge mûr, et redescendrait ensuite pendant la vieillesse. Aux yeux de ces primitifs, c’est à l’âge le plus avancé que correspondrait le point le plus haut.

Ainsi s’expliquent les égards dont les vieillards sont souvent l’objet, et l’autorité qui leur est reconnue.

« Dans l’état actuel du sauvage, nous voyons le sexe féminin, les jeunes, les faibles, condamnés à une condition de dégénérescence sans espoir, et à une privation constante de certains avantages, uniquement parce qu’ils sont sans défense ; et ce dont ils sont privés est donné à d’autres, uniquement parce qu’ils sont vieux et forts. Et ce n’est pas là le résultat d’une violence personnelle, née d’un caprice momentané ou du caractère d’un individu… Cela est imposé aux indigènes de l’Australie par des lois et des coutumes traditionnelles, qui ont autant de force et sont aussi obligatoires à leurs yeux, que nos lois le sont chez nous[8]. » Par exemple, les hommes âgés de la tribu prendront pour eux les jeunes femmes, et se constitueront de véritables harems, tandis que les jeunes hommes ne pourront pas trouver de femmes, ou seront obligés d’en épouser de vieilles.

De telles coutumes ne sont pas particulières à ces tribus australiennes. Dans beaucoup d’autres sociétés, les vieillards ont exercé une domination semblable, fondée, comme Grey le dit fort bien, sur la force. Il peut paraître surprenant que les vieillards soient plus forts que les jeunes gens et les hommes mûrs. Mais il s’agit ici d’une force mystique, contre laquelle l’homme doué de la vigueur physique la plus grande n’aurait pas l’idée de lutter. La crainte des malheurs qu’il attirerait sur lui l’empêche de se révolter contre l’autorité, même tyrannique, des vieillards.

(A. P., pages 268-269 et 271.)

Le cycle de la vie et de la mort.

En partant de l’état de l’homme adulte, qui a subi les épreuves de l’initiation, et qui a été admis au mariage dans son groupe social, un tracé schématique pourrait distinguer les étapes suivantes :

1o La mort, et le temps plus ou moins long qui s’écoule entre le dernier soupir et les funérailles ;

2o La période qui s’écoule entre les funérailles et la fin du deuil, c’est-à-dire la cérémonie qui coupe définitivement les relations entre le mort et ceux qui lui étaient spécialement liés dans le groupe social ;

3o La période, de durée indéterminée, mais finie, où le mort attend sa réincarnation ;

4o La naissance, et le temps plus ou moins long qui s’écoule entre la naissance et l’imposition du nom ;

5o La période qui va de l’imposition du nom à l’initiation ;

6o La vie de l’homme adulte et initié, qui aboutit à la mort ; ― et le cycle recommence.

(F. M., pages 360-361.)

Cause de la mort.

Le primitif, qui sent très bien la différence entre l’individu vivant et le cadavre, explique la cessation des fonctions vitales par le départ d’un être, d’un « principe », qui les assurait. Ce principe n’est ni purement spirituel, ni purement matériel, s’il est permis de se servir ici de ces mots. Il est à la fois l’un et l’autre. Sa présence agit comme une vertu mystique. On se rappelle, par exemple, la « graisse des reins » des Australiens. Tant qu’elle est présente ou du moins intacte, elle garantit la vie de l’individu. Elle peut lui être enlevée par un sorcier, sans plaie apparente. Elle peut aussi dépérir du fait qu’une des appartenances de l’individu, — trace de ses pas, vêtements imprégnés de sa sueur, rognure de ses ongles, un peu de sa salive, de ses cheveux, etc., — a subi les opérations magiques d’un sorcier. Il y a mille manières de porter atteinte à cette graisse des reins, et de faire cesser son action de présence. La mort survient alors nécessairement. Ailleurs, le même rôle sera attribué au cœur, au foie, au sang, etc.

Toutefois, cette condition n’est pas la seule d’où dépende la vie. Si l’image de l’homme, son double, son atai, son tamaniu, son wairua, son mauri, etc., sont lésés ou détruits, il meurt, comme l’homme-léopard meurt quand « son » léopard est tué. En vertu de leur consubstantialité, la disparition du double entraîne en général celle de l’individu lui-même, qui n’en est pas réellement distinct.

Enfin, dans nombre de sociétés, l’individu comprend encore en soi, sans s’identifier complètement avec lui, un être qui a sa vie propre, et qui est lui cependant : l’iningukua de l’Australie centrale, le kra et le ntoro de l’Afrique occidentale, le nagual de l’Amérique centrale, le nyarong des Malais, etc. De cet être encore, il faut dire qu’aussi longtemps qu’il est présent, l’individu vit, mais que s’il s’éloigne définitivement, la mort a lieu aussitôt.

D’autre part, — et ceci a causé beaucoup de confusions, — ces actions de présence ne sont pas indépendantes les unes des autres. L’ensorcellement d’un homme par des pratiques exercées sur une de ses appartenances, ou sur son image, en même temps qu’il arrête les fonctions vitales, détermine le départ de son génie protecteur. Réciproquement, l’absence définitive de ce génie (kra, ntoro, etc.), entraînant la mort de l’individu, fait cesser la présence du principe, distinct de ce génie, qui entretenait les fonctions vitales. Dans les deux cas, l’individu meurt et subsiste. Sa condition seule a changé. Retranché de la société des vivants, il fait désormais partie d’un autre groupe, celui des morts de sa famille ou de son clan, où il est plus ou moins bien accueilli. La plupart des langues ont un mot pour désigner l’individu passé à l’état de mort : tamate en Mélanésie, begu chez les Battak, etc. Nous n’avons pas de terme qui corresponde exactement à ceux-là, parce que la représentation qu’il exprime nous fait défaut. « Esprit, ombre, fantôme, revenant, spectre, spirit, ghost, Geist, etc. », tous ces mots, de même que celui d’ « âme », loin de traduire la pensée des primitifs, la travestissent et la trahissent. Pour y rester fidèle, nous nous abstiendrons désormais d’employer ces termes trompeurs, et nous dirons « l’homme mort » ou simplement « le mort ».

(A. P., pages 293-295.)

La mort est contagieuse.

La mort est sentie comme contagieuse.

Le primitif, toutefois, ne se représente pas la contagion comme nous. Il n’a aucune idée des agents pathogènes qui produisent l’infection, ni de la façon dont le contact peut la communiquer. Il croit — on pourrait aussi bien dire, il sent — que la mort est contagieuse, pour des raisons à la fois physiques et mystiques, inséparables dans son esprit. Le contact du cadavre rend « impurs » ceux qui le touchent, qui font sa toilette funèbre, qui le transportent, qui l’ensevelissent. Il faut que les hommes et les femmes qui ont pris une part plus ou moins active aux rites funéraires et qui ont subi ce contact passent par une série de purifications — nous dirions par une désinfection. Mais ce n’est pas dans cette impureté, souillure souvent facile à enlever par les rites appropriés, que gît le plus redoutable danger de contagion : c’est dans le mort lui-même, qui exerce une attraction sur les siens. Pour des motifs plus ou moins conscients et plus ou moins égoïstes, par affection, disent les uns, d’autres prétendent, au contraire, par jalousie contre ceux qui ont le bonheur de voir encore la lumière, par crainte de faire seul le grand voyage, etc., il cherche à les entraîner avec lui. Sur ce point les témoignages sont innombrables, et concordants dans leur diversité. Les motifs attribués au mort diffèrent, mais partout on a peur de son effort pour attirer à lui les survivants.

Autre raison, plus profonde, bien que peut-être moins consciente, de craindre la contagion de la mort : l’individualité du primitif, on en a vu les preuves plus haut, n’est pas une réalité par elle-même, isolable en soi. Elle est pour ainsi dire encastrée, ou du moins enveloppée, dans son groupe, qui est l’être véritable. Le sentiment subjectif que chaque individu a de son existence propre n’empêche pas que sa représentation de lui-même ne soit inséparable de celle des autres membres de son clan ou de sa Sippe. Souvent, quand l’un d’eux est malade, le docteur prescrit un traitement ou un régime à la fois pour le patient et pour ses proches. Une femme avalera le médicament qu’elle est venue chercher pour son mari. Si la maladie jette la consternation dans un groupe, ce n’est pas parce qu’on a peur de la contagion au sens européen du mot ; mais l’influence maligne qui s’exerce sur un membre du groupe va agir, elle agit sans doute déjà sur les autres, en vertu de leur union mystique, de l’essence qui leur est commune à tous.

De même, si la mort a frappé un membre du groupe (en général comme la maladie, par l’effet d’un ensorcellement), les autres sont tout près d’être atteints aussi : peut-être le sont-ils déjà ! En ce sens, dire que la mort est contagieuse, c’est dire qu’en présence d’une mort la représentation de la solidarité intime qui unit les membres d’un même groupe s’impose avec force à chacun d’eux. Le sentiment de crainte se produit alors comme un réflexe.

(A. P., pages 275-276 et 279.)

Le mort et le cadavre.

Le mort, après avoir quitté les siens, reste dans les environs pendant les premiers jours. Invisible le plus souvent, il apparaît parfois sous la forme d’un animal. Il ne s’éloigne définitivement que lorsque certaines cérémonies ont été accomplies[9]. Ce voisinage inquiète les survivants. Leur chagrin est mêlé de crainte. Ils ont peur de la contagion, et ils redoutent que le mort n’entraîne avec lui des compagnons d’infortune. Ils s’efforcent donc de le pacifier, de l’amadouer, de calmer son irritation, — le mort, à ce moment, est souvent hostile aux vivants, qu’il jalouse, — et surtout de ne rien faire qui puisse lui fournir prétexte à les punir. Comment cette préoccupation va-t-elle se traduire ? — Par des soins donnés au cadavre, soit pendant qu’il est encore là où la vie l’a quitté, soit là où il a été exposé ou enterré. C’est donc que le cadavre, qui gît dans la hutte ou sous la terre, et le mort qui erre dans la brousse aux environs, ne sont pour le primitif qu’un seul et même être : celui qui respirait hier encore au milieu d’eux, et qui maintenant vit ailleurs d’une autre vie.

Ainsi, la dualité apparente du cadavre et du mort (ghost) n’exclut nullement leur consubstantialité. Comme la blessure faite au léopard apparaissait sur le corps de l’homme-léopard, de même, ce qui affecte le cadavre est ressenti par le mort lui-même, à quelque distance qu’il se soit éloigné.

Les morts semblent être particulièrement sensibles au froid et à l’humidité quand leurs cadavres y sont exposés. « Chez les Dieyerie, s’il fait froid quand un indigène vient de mourir, on allume du feu près de sa tombe, afin que le mort puisse s’y réchauffer, et souvent on y apporte de quoi manger[10]. »

Le mort, par l’intermédiaire du cadavre, ne sent pas seulement le froid. Il connaît aussi la faim et la soif. On le nourrira donc, et c’est au cadavre qu’on servira les aliments dont le mort a besoin. Cette coutume est universelle, et l’antiquité classique nous l’a rendue familière. Mais, chez les Grecs et les Latins, le geste tendait à devenir symbolique. Chez la plupart des « primitifs », les morts ont, à la lettre, besoin de manger et de boire.

Ce que l’on donne ou ce que l’on refuse au cadavre, c’est le mort qui en jouit ou qui en est privé. Les honneurs qu’on rend au cadavre, c’est le mort qui les reçoit, etc. Sur ce dernier point, nos sentiments sont assez près de ceux des primitifs. Quand nous croyons qu’on outrage nos morts, en violant leur tombe par exemple, ou en maltraitant leurs corps, nous réagissons avec la même violence que les Mélanésiens, les Indiens ou les Bantou. Néanmoins, nous trouvons étrange que l’on donne à un mort à boire et à manger, des couvertures pour avoir chaud, des armes pour aller chasser, qu’on les mette à portée du cadavre, etc.

(A. P., pages 300-303 et 305.)

Dans un grand nombre de sociétés primitives, si l’on veut atteindre le mort, qui est éloigné et invisible, on agit sur son corps, qui est demeuré là. Il est donc présent et absent à la fois, ou plutôt, il est présent en deux endroits — sinon plus — en même temps. Le cadavre que l’on voit, et le mort qui est parti, sont sentis comme ne faisant qu’un seul et même individu.

Les Dieyrie n’aimaient pas laisser rôder les morts. « On envoyait quelques jeunes hommes creuser une tombe, et les plus âgés commençaient par attacher les gros orteils du mort très solidement avec une corde forte et résistante, puis ils liaient ensemble les deux pouces derrière le dos, le corps étant placé à plat ventre pendant cette dernière opération… Il semble que même un homme vivant, fort, et en pleine santé, n’aurait pas pu rompre ces liens ou s’en tirer. À ma question, ils répondirent qu’ils liaient le mort pour l’empêcher de « revenir »… Chaque soir, pendant une lune (quatre semaines), deux vieillards se rendaient à la tombe, et balayaient avec soin tout autour d’elle ; chaque matin, ils y revenaient pour voir si le mort avait laissé les traces de ses pas sur la surface balayée. Ils me dirent que s’ils en trouvaient, ils auraient à déménager le corps pour l’enterrer ailleurs. Les traces seraient la preuve que le mort « revenait », et que son tombeau actuel ne lui convenait pas[11]… »

(A. P., pages 328-329.)

Les cheveux et les os du mort.

Les cheveux sont une appartenance des morts particulièrement importante. On sait à quels dangers l’Indien de l’Amérique du Nord s’exposait dans l’espoir d’enlever le scalp d’un ennemi. Ce n’était pas seulement pour la gloire de montrer aux yeux de tous une preuve de sa valeur, et d’exhiber un trophée. La chevelure avait la même valeur mystique que tant de primitifs, par exemple en Indonésie ou en Amérique du Sud, attribuent aux têtes et aux crânes. S’emparer de cette appartenance d’un individu équivalait à se rendre maître de lui-même, et du seul fait de cette possession, un ennemi se trouvait transformé, sinon en protecteur, du moins en auxiliaire ou en serviteur.

Mais l’appartenance pour ainsi dire essentielle du mort, celle qui joue le rôle principal dans les représentations des primitifs, ce sont sans contredit ses os, et plus spécialement son crâne. Les parties molles du corps, surtout sous les climats chauds et humides, disparaissent vite par la putréfaction, à moins qu’on ne trouve moyen d’y parer en embaumant le cadavre, comme on a fait en Égypte et au Pérou. Encore ces deux pays sont-ils très secs. En général, dans les sociétés dont nous nous occupons ici, on n’a pas le moyen de conserver indéfiniment les chairs des cadavres. On y tient d’autant plus à leurs os. Leur dureté même, et le fait que dans la plupart des régions ils échappent à l’action du temps, augmente le respect religieux qu’on leur porte : évidemment il reste en eux beaucoup du mana, ou de l’imunu de l’homme.

(A. P., page 307.)

La présence des os assure donc celle du mort lui-même. Tout au moins, la possession de cette appartenance donne pouvoir sur lui et garantit son appui. Aux îles de l’Amirauté, « lorsqu’un Moanus meurt, le cadavre mis en bière demeure dans la maison jusqu’à décomposition complète… Quand il ne reste plus que le squelette, les femmes le lavent avec soin dans l’eau de mer. On met dans une corbeille les os des bras, le fémur et le péroné. Cette corbeille est enterrée en un certain endroit avec son contenu. Le crâne, les côtes et les os de l’avant-bras sont mis dans une autre corbeille, et on la plonge quelque temps dans la mer pour nettoyer et blanchir complètement ces os. On les place alors, avec des plantes odoriférantes, sur un plat de bois que l’on met dans la maison où le mort habitait de son vivant. Auparavant, on a enlevé les dents du crâne ; la sœur du mort s’en fait un collier. Au bout de quelque temps, on se partage les côtés : c’est le fils qui fait la répartition. La femme principale en reçoit deux, les plus proches parents, chacun une. En souvenir du mort, chacun porte la sienne sous son anneau de bras — usage qui rappelle celui de Berlinhafen en Nouvelle-Guinée[12]. »

La coutume de porter ainsi sur soi des os de ses proches s’explique sans peine. La présence de cette appartenance garantit celle du mort, à laquelle on tient pour divers motifs, ne serait-ce que par affection.

Dans un conte rapporté par Landtman, « l’homme… déterra les crânes de ses parents, les lava dans l’eau, et les laissa au soleil pour y sécher. Pendant la nuit, il se coucha sur le dos pour dormir avec un crâne sous chaque aisselle, car il voulait que ses parents morts (spirits of his parents) vinssent lui parler en songe. Il plaça une lourde canne auprès de lui. Au milieu de la nuit, il s’éveilla, saisit la canne, et s’écria « Pourquoi, vous deux, ne venez-vous pas vite me parler ? Il y a longtemps que je dors. Si vous ne venez pas, je vous casse la tête. » Puis il se recoucha. Un peu après, ses parents vinrent et lui parlèrent[13]… »

(A. P., pages 310-312.)

Biprésence des morts.

Les morts, ordinairement invisibles, apparaissent aux vivants en diverses circonstances. Il n’est guère de primitifs qui n’en aient vu, ou qui ne soient persuadés qu’on en a vu près d’eux. Comme ces apparitions provoquent en général une vive émotion chez ceux qui en sont témoins, ou même les bouleversent, il faut s’attendre à voir les exigences logiques peu respectées dans les représentations qui les concernent. Les contradictions les plus choquantes à nos yeux passeront inaperçues. En particulier, la présence simultanée du mort en deux endroits éloignés l’un de l’autre paraîtra chose toute naturelle.

Au moment même où la vie vient de cesser, la biprésence peut déjà se produire. En voici un exemple particulièrement net. « À Raketta (Nouvelle-Guinée, Fischelinsel, Kaiser Wilhelmsland), un homme dit à son cousin : « Nous irons ensemble à la pêche cette nuit. » — « Entendu », répondit le cousin. La nuit vint. Tandis qu’ils dormaient, l’homme fut pris de fièvre. Son « âme » (Seele) se leva, sortit, et réveilla l’autre, en disant : « Lève-toi, cousin, le jour va venir, allons pêcher. » Le cousin se leva, tous deux s’embarquèrent et partirent dans la nuit.

« À ce moment, l’homme mourut dans le village. On mit à sa dépouille mortelle la parure ordinaire, on le décora d’ocre ; son « âme » (Seele) dans le bateau (c’est-à-dire son double) revêtit les mêmes ornements. Les deux pêcheurs ramèrent, et arrivèrent près de Tagalip. Alors l’homme dit à l’ « âme » : « Cousin, rame de ce côté, il y a des poissons. » L’âme rama ; l’homme ne regardait pas du tout autour de lui ; son visage était tourné uniquement du côté des poissons. Mais, comme ils passaient le long d’un rocher, l’homme dit : « Viens ici, et guette les poissons ; je vais m’asseoir à l’arrière » Alors ce fut l’ « âme », le spectre, qui guetta les poissons. L’homme ramait.

« Ils arrivaient à Tagalip, lorsque l’homme qui ramait tout doucement s’aperçut enfin qu’il avait affaire à un spectre, et il pensa : « Ce spectre est là pour me dévorer ! » Alors, tandis qu’ils passaient le long d’un rocher, l’homme posa sa rame sans faire de bruit, s’assit sur le rebord du bateau, se leva d’un coup, et sautant en silence sur le rocher, se mit à grimper. Le spectre continua à avancer seul dans le bateau ; l’homme était déjà parti dans la direction du village.

« Au bout de quelque temps, le spectre aperçut un poisson et dit : « Mets en panne, cousin, il y a des poissons par ici. » Les poissons s’éloignèrent ; personne ne mit en panne. Alors le spectre regarda autour de lui ; l’homme avait disparu, le spectre était tout seul. Aussitôt il bondit, enfonça ses dents dans l’étrave du bateau, l’arracha et la fit tomber dans l’eau. Il sauta sur le rocher, grimpa en haut, et laissa dériver le bateau. Il se mit à la poursuite de l’homme… Mais celui-ci était déjà monté dans sa maison, avait fermé la porte et se tenait à l’intérieur. Le spectre monta d’abord au village, et le chercha là, mais sans succès. Il revint ensuite sur ses pas, et retourna chez lui, au village des morts (Geister). Plus tard, on transporta son cadavre hors de sa maison, et on le déposa dans sa tombe. Alors l’homme dit : « Tu as voulu me surprendre par ruse, mais ton « âme » (nitu) n’a pas pu me dévorer. Allons, c’est bon, va-t’en les mains vides dans ton village[14]. »

Il ressort de cette histoire que la dualité, la biprésence de l’individu mort est simplement la continuation de ce qu’elle était de son vivant. L’homme qui a proposé à son cousin d’aller avec lui à la pêche est retenu par la fièvre. Il reste chez lui, et c’est son « âme » — expression très impropre, mais nous n’avons pas de mot qui corresponde exactement au terme indigène ; il vaudrait cependant mieux dire son « double » — qui va réveiller l’autre, et qui prend la mer avec lui. L’homme est ainsi présent à la fois dans sa hutte et dans le bateau. Il meurt. On fait sa toilette funèbre, et en même temps son double se trouve, lui aussi, revêtu des ornements funéraires et peint de l’ocre rituel. Pourrait-on mieux rendre sensible la participation qui fait que l’homme mort dans sa hutte et son double dans le bateau sont un seul et même individu ?

Maintenant l’homme est mort, et son double est devenu un spectre. (M. Dempwolff écrit Gespenst, qui ne rend peut-être pas exactement le mot indigène.) Tout à coup, sans doute parce que le jour s’est levé, et que les ornements funèbres deviennent visibles, l’homme comprend que c’est un mort, c’est-à-dire le « double » d’un mort, qui l’accompagne. Épouvanté, il se sauve sans attirer son attention. Le « double » du mort s’aperçoit un peu tard de cette fuite. Après une poursuite inutile, il gagne le village des morts. Quand les obsèques ont lieu, il est donc loin. À ce moment, on transporte le cadavre hors de la maison, et on le descend dans la fosse. L’homme qui a échappé au « spectre » dit au mort que l’on enterre : « Tu as voulu m’avoir pour me dévorer ; tu n’as pas pu. » Il pense donc, comme tous ceux qui l’entourent, que le cadavre qui vient d’être déposé dans la tombe, le mort lui-même, et le double du mort, qui l’a poursuivi et qui est maintenant au village des morts, ne sont qu’un seul et même individu. Le mort et son double se confondent ou se distinguent selon les moments, exactement comme le vivant et son double.

(A. P., pages 357-360.)

Le monde des morts.

Les morts vivent. Partout les primitifs en sont convaincus, et leurs actes témoignent de la force de cette croyance. Mais en quoi consiste cette vie des morts ? Là-dessus, leurs représentations sont vagues, confuses, parfois contradictoires Il n’est guère d’observateur qui ne se plaigne de n’avoir pu les tirer au clair.

« À toute question directe sur le sort de l’individu après la mort, ils (les Eskimo) répondent invariablement : « Je ne sais pas. » Parfois, pressé plus vivement, un indigène dira : « Peut-être est-il encore vivant, en quelque autre endroit ; nous n’en savons rien. » Une femme me dit que les morts sont quelquefois dans la lune[15]… »

Faut-il s’étonner de ces obscurités et de ces contradictions ? Tant qu’il s’agit de l’action que les morts exercent sur les vivants, et réciproquement, les représentations, tout en étant fort émotionnelles, ne manquent cependant pas de netteté. Les morts vivent, et de leur bon plaisir dépend le bonheur ou l’infortune des leurs qui sont encore sur la terre. Ils sont les vrais propriétaires du sol ; ils gardent leurs droits sur ce qui leur appartenait ; ils veulent être honorés, nourris, etc. Sur tous ces points, d’une importance vitale pour lui, le primitif n’a aucun doute. Il n’imagine pas qu’on puisse penser autrement que la tradition ne le lui impose. Les sceptiques sont rares dans ces sociétés ; les incrédules le sont encore davantage. Mais comment se représente-t-on la condition des morts en elle-même, abstraction faite de leurs rapports avec les vivants ? Il est très difficile de le savoir. Le primitif n’a pas de raison de s’en préoccuper. Il se contente des croyances les plus vagues.

Un trait néanmoins est assez constant : le monde des morts est le contrepied exact de celui des vivants. Tout y est à l’envers. « Dans le monde d’en-bas, les conditions sont à tous les points de vue à l’opposé de celles de ce monde-ci. Là, par exemple, le soleil et la lune voyagent de l’ouest à l’est, bien que ce soient les mêmes astres qui éclairent notre monde[16]. » Tout s’y fait à rebours. « Quand les morts descendent l’escalier, ils vont la tête la première… Ils se rendent au marché, mais la nuit. Leurs assemblées et, d’une façon générale, toute leur activité sont nocturnes. Le jour, ils dorment, la nuit ils courent de côté et d’autre, de préférence pendant les premières phases de la lune[17]. » Dans l’île d’Aua (Pacifique), « les canots du monde des morts (spirit world) flottent au-dessous de la surface de l’eau, la quille en l’air, au-dessus des villages des morts, et l’équipage est assis la tête en bas dans les canots[18]. — « Ils parlent la même langue que les vivants, mais les mots ont le sens opposé : blanc veut dire noir, noir blanc, etc.[19]. » — « Dans le pays des âmes, elles parlent la même langue que sur terre, seulement chaque mot a juste le sens contraire à celui qu’il avait ; par exemple, doux veut dire amer, et amer veut dire doux. Être debout veut dire être couché, etc.[20]. » Cette croyance n’est pas moins répandue dans le reste du monde qu’en Indonésie. Elle explique, pour une part, pourquoi les primitifs, presque partout, ont si peur de se trouver dehors quand il fait nuit noire. Ils ne consentent guère alors à partir qu’à plusieurs, et en portant du feu. Ils ne craignent pas tant les bêtes féroces qui pourraient les attaquer, que les morts qu’ils sont exposés à rencontrer. Car, pour les morts, notre nuit est le jour. Dès que l’aube paraît, le danger est passé. Les morts à leur tour sont allés dormir.

(A. P., pages 382, 384-386.)

Le mort retrouve les siens.

Pour nous, le problème de la destinée individuelle domine les autres. « Que deviendrai-je ? Serai-je sauvé ou damné pendant l’éternité ? » L’homme des sociétés primitives ignore cette anxiété. Car, pour lui, il n’y a guère de destinée individuelle ni d’éternité. Dans le monde des morts comme dans celui des vivants, l’être véritable est le groupe, clan ou Sippe : ce que nous appelons les individus en sont les « membres », au sens propre du mot. La mort ne change rien à une solidarité sociale qui présente un caractère presque organique.

L’individu n’a donc pas à se demander ce qu’il deviendra dans l’autre monde. Il le sait déjà. Le clan existe là-bas comme ici. Dire que l’homme meurt, c’est dire qu’il va prendre place, selon son rang, parmi les membres morts de son groupe. L’idée d’une punition ou d’une récompense pour la conduite qu’il a eue pendant sa vie ne lui vient pas à l’esprit.

Si la pensée de la vie future inquiète le primitif, c’est lorsqu’il se demande comment il sera reçu là-bas. Le clan est, selon l’heureuse expression de MM. Smith et Dale, une société naturelle de secours mutuel, qui comprend à la fois les membres vivants et les morts. Chaque vivant a donc des devoirs à l’égard des uns et des autres. Qu’arrivera-t-il, quand il meurt, s’il n’a pas rempli ses obligations ? Quel accueil lui fera-t-on ? Et si le clan, dans l’autre monde, refusait de le recevoir ? Cette seule pensée est horrible. Être ainsi exclu par son groupe, après la mort, c’est pour le primitif ce qui se rapproche le plus de ce que nous appelons damnation.

Il faut voir là une des raisons, et non la moindre, qui font que, dans tant de sociétés, le plus grand des malheurs est de n’avoir pas d’enfants. Sans doute, l’individu en a besoin d’abord pour lui-même dans l’autre vie. Mais, de plus, les membres morts du clan ne peuvent pas se passer de culte, d’offrandes et de sacrifices, et seuls leurs descendants sont en mesure de les leur assurer. Nul autre n’a qualité pour le faire, ni d’ailleurs ne s’en soucierait. Le premier devoir d’un membre du clan, dès qu’il y a été intégré directement par l’initiation, est donc d’avoir un ou plusieurs enfants mâles qui devront, après lui, veiller à la satisfaction des membres morts. C’est pourquoi le mariage est si souvent le terme naturel et comme le couronnement de l’initiation. Si l’homme n’a pas de postérité mâle, malheur à lui dans cette vie, et surtout, malheur à lui dans l’autre !

Le souci de ne pas être séparé des siens dans l’autre monde, et le sentiment vif de la solidarité des individus entre eux dans l’au-delà, s’expriment nettement dans les Relations de la Nouvelle-France, avec la conviction naïve que l’autre vie est une simple continuation de celle-ci. « Un vieux capitaine indien se déchaînait toujours contre le christianisme… Sa femme meurt chrétienne. Son mari, qui l’aimait beaucoup, ne crut pouvoir mieux marquer son affection à la défunte qu’en se faisant chrétien comme elle… Il prend résolution de se rejoindre à elle au plus tôt, il va souvent visiter son tombeau, à deux lieues d’ici ; il nous cache ses desseins, et il demande le baptême avec beaucoup d’insistance. Une épreuve de deux ans suffisait pour lui accorder ce bien… Il me demande une fois s’il n’était pas permis aux chrétiens qui étaient ennuyés de la vie, de s’étrangler, pour aller au plus tôt au pays des âmes bienheureuses… On le baptise enfin. Dès la nuit suivante, il se pendit au lieu même où il couchait ordinairement[21]. » En se faisant chrétienne, sa femme s’était séparée de son groupe dans l’autre monde. Il ne pouvait supporter l’idée qu’elle restât seule.

(A. P., pages 387-389, 391-392.)

Relations entre les morts et les vivants.

Lorsque les ancêtres et les morts récents reçoivent des vivants ce à quoi ils ont droit, quand la conduite de leurs descendants les satisfait, ils ne se montrent ni indifférents ni ingrats. Favorablement disposés, ils sont prêts à leur accorder aide et protection toutes les fois qu’il le faudra. Selon le mot de M. Junod (et d’autres observateurs ont fait la même remarque), le Bantou, dans ses relations avec ses morts, comme avec les vivants, se règle sur la maxime : Do ut des. S’il leur offre la nourriture et la boisson dont ils ont besoin, il compte en recevoir l’équivalent sous une forme ou une autre. S’il leur présente périodiquement les offrandes et les sacrifices habituels, il s’attend en récompense à être protégé en toutes circonstances, et à sortir sain et sauf de tous les dangers.

(S. N., page 152.)

Les prières adressées aux ancêtres sont souvent mêlées de reproches. On leur donne ce qu’ils semblent exiger, tout en leur faisant sentir qu’ils abusent, et que, selon l’expression familière, on n’en a pas pour son argent. Voici, par exemple, une prière pour un enfant malade. « Vous, nos dieux (ancêtres en général), et vous, un tel (un mort particulier), voici notre inhamba (offrande). Bénissez cet enfant, faites-le vivre et grandir, rendez-le riche afin que, lorsque nous irons le voir, il puisse tuer un bœuf pour vous… Vous ne servez à rien, dieux, vous ne nous donnez que des ennuis ! Nous avons beau vous apporter des offrandes, vous ne nous écoutez pas. Nous manquons de tout ! Vous, un tel (nommant le mort à qui l’offrande doit être faite, d’après ce qu’ont décidé les osselets, c’est-à-dire le mort qui est irrité, et qui a incité les autres ancêtres à faire du mal au village et à rendre l’enfant malade), vous êtes plein de haine ! Vous ne nous enrichissez pas. Tous ceux qui réussissent le doivent pourtant à l’aide de leurs ancêtres ! Maintenant nous vous faisons le présent que voici. Appelez vos ancêtres, appelez aussi les ancêtres du père de cet enfant malade ; car la famille de son père n’a pas volé sa mère : les gens de son clan sont venus en plein jour (ils ont loyalement payé le prix de la femme). Venez donc à l’autel ! Mangez et partagez-vous notre bœuf ! » (Le plus souvent, ce bœuf est une simple poule[22].)

Le ton de cette prière est à peine poli.

(M. P., pages 83-84.)

La mort des morts.

Que deviennent les morts à la longue ? Quand on ne leur apporte plus d’offrandes ni de sacrifices, quand les années qui passent ont peu à peu effacé leur souvenir, leur individualité se conserve-t-elle ? et pour combien de temps ?

S’il s’agissait d’âmes purement spirituelles, elles seraient immortelles du même coup. Mais, dans les sociétés primitives, qui ignorent cette sorte d’âmes, nous ne trouvons nulle part de croyance à l’immortalité. Partout on croit à une survie. Nulle part on ne l’imagine sans fin.

Les morts, en effet, pour la presque totalité des primitifs, ne sont ni des « esprits » ni des « âmes », mais bien des êtres semblables aux vivants, diminués cependant et déchus sous un certain aspect, quoique puissants et redoutables sous un autre. On ne peut en général les voir, ni les toucher, et lorsqu’ils apparaissent, ils ont plutôt l’air de fantômes, ou d’ombres, que d’êtres réels. Ils n’en ont pas moins un corps semblable au nôtre, bien que sans consistance ni épaisseur. Ils vont à la chasse et à la pêche, ou bien ils cultivent leurs champs. Ils mangent et ils boivent, ils se marient, etc. Bref, il est vrai, à la lettre, que l’autre vie est le prolongement de celle-ci sur un autre plan. L’homme y retrouve une situation sociale correspondante à son rang dans cette vie. Il y reste aussi physiquement semblable à lui-même.

(A. P., pages 398-399.)

Le mort n’échappe pas à l’échéance fatale que le temps amène tôt ou tard pour le vivant. Sa vie est trop semblable à celle des mortels pour ne pas aboutir au même terme. Lui aussi, en général, il finit par mourir. Toutefois, le primitif n’a pas l’idée claire de cette analogie qui se fait sentir dans ses représentations, et d’ailleurs, même en ce monde, la mort n’est pas toujours conçue par lui comme nécessaire. Dans certaines sociétés, aucune mort n’est « naturelle ». Cependant on admet presque partout que, hormis le cas d’une réincarnation, qui peut être périodique, les morts finissent par disparaître définitivement. En Australie, dans le N. W. C. Queensland, « l’idée que l’indigène a de la survie, du moins dans la tribu Boulia, est extrêmement obscure, et elle n’implique guère que cette survie soit longue : il se représente vaguement le cadavre comme « devenant plus vieux et s’en allant ailleurs », quand on cesse d’apporter des aliments et du tabac sur la tombe[23]. »

(A. P., pages 401-402.)

La croyance à la mort des morts est pratiquement universelle. Étant donnée l’idée qu’on se fait ordinairement, chez les primitifs, de la façon d’exister des morts, ceux-ci ne peuvent que finir comme les vivants.

Les morts pourront donc aussi être tués.

Dans une bataille, « un homme de Mabuiag tira sur un jeune garçon dans les broussailles et le tua. Tirant ensuite à travers une feuille, il atteignit un mari (mort) à l’œil et le tua. Il coupa les deux têtes… et il emporta à la main la tête longue et étroite du mort[24]. » Ce récit, dit le Dr Haddon, m’a été donné comme véridique ; mais on ne m’a pas expliqué l’épisode du mari. Il semble en effet que pour les indigènes la chose allait de soi. Rien n’empêche qu’un mari (mort) ne soit tué par une flèche qui entre dans son œil. Les morts qui se battent avec les vivants courent les mêmes dangers qu’eux. Ils peuvent recevoir les mêmes blessures fatales.

« Les morts s’écartèrent pour éviter les coups, et toute leur colonne s’écroula. Dans cette culbute, un mort fut écrasé et tué… Le jour paraît et surprend les morts. Les femmes descendirent alors à terre. Elles appelèrent les autres habitants du village, qui arrivèrent bientôt avec des torches et du bois, et mirent le feu au palmier. Tous les morts (Geister) qui s’étaient cachés dans le creux de l’arbre furent ainsi tués et rôtis, et durent servir de nourriture aux hommes[25]. » Tués, rôtis, et mangés : ces morts sont traités précisément comme l’auraient été, en pareille circonstance, des hommes vivants, en chair et en os.

(A. P., pages 406-408.)

La réincarnation.

La vie de l’autre monde ne se termine pas nécessairement comme celle du nôtre. Il y a des morts qui ne meurent pas. Une réincarnation périodique satisfait leur désir de revenir sur cette terre. Dans un grand nombre de sociétés, les enfants qui viennent au monde ont déjà vécu antérieurement, et plus d’une fois. Ils naissent pour mourir, et ils meurent pour renaître après un intervalle plus ou moins long. Au cours de ces passages successifs à travers la mort, que devient leur individualité ? Ici encore, nous nous trouvons en présence de représentations qui nous paraissent obscures, vagues et même contradictoires. L’esprit des primitifs s’engage dans des chemins où nous avons grand’peine à le suivre.

(A. P., page 409.)

À quel moment, et comment le mort se réincarne-t-il dans un être humain ? « Les uns tiennent que c’est lors de la mention de son nom, pendant la cérémonie divinatoire, que l’enfant devient Tel ou Tel, ou plutôt que Tel ou Tel devient l’enfant… Mais, maintes fois, j’ai entendu des hommes dire : « Je suis mon grand-père ; je suis entré dans le ventre de ma mère pour naître. » Dans ce cas, l’ « esprit » entre dans l’embryon, soit à la conception, soit un peu plus tard. S’il y avait unanimité sur ce point, cela nous aiderait à déterminer ce que sont leurs idées au sujet de l’âme. Si l’ « esprit » ne vient qu’à la cérémonie du nom, alors, jusqu’à ce moment, l’enfant n’a-t-il pas d’âme, ou n’a-t-il qu’une âme secondaire, nutritive, et l’esprit, qui survient ensuite, est-il l’âme rationnelle ? Quelle est la parenté entre l’esprit de l’ancêtre et le corps ? L’esprit vit-il là simplement comme un hôte, ou est-ce lui qui fait vivre le corps, qui lui fait remplir ses fonctions ? À toutes ces questions les indigènes ne peuvent donner de réponse[26]. » — Comment en donneraient-ils, si les termes mêmes où elles sont posées ne se sont jamais présentés à leur esprit ? Ils ne savent que dire. Laissons cette recherche, qui ne saurait aboutir, et essayons plutôt de dégager les participations impliquées dans leurs croyances au sujet de la réincarnation.

Un même individu peut reparaître à la fois en deux autres. « Un esprit désincarné — (je dirais : un mort) — peut revenir sur terre dans deux corps. Supposons que deux frères vivent dans des districts différents, et que chacun a un enfant à peu près en même temps. Ils vont chez le devin de leur district, et chacun d’eux apprend que c’est le grand-père qui est revenu au monde ; l’enfant confirme cette divination, comme on l’a vu plus haut. Les deux frères sont donc persuadés qu’il en est ainsi. Jusqu’alors ils ne se sont pas fait part des naissances, mais maintenant que le nom est donné, chacun informe l’autre : « Notre père est revenu chez lui. » L’idée ne leur vient pas qu’une erreur a été commise ; ils acceptent simplement la situation. Si un « esprit » le veut, pourquoi n’occuperait-il pas deux corps ? Ils ne songent pas un instant à mettre en doute qu’une personne puisse être à deux endroits au même moment[27]. »

À certains signes, toutefois, on reconnaît que le mot « réincarnation » ne rend pas exactement ce qui est dans l’esprit des indigènes. Il s’agit plutôt d’une participation intime entre le vivant et le mort qui entre en lui. « Personne ne se rappelle ce qu’il a été dans sa vie antérieure sur la terre, ni ce qu’il était ou faisait dans le monde des esprits. La mémoire et toutes les autres fonctions intellectuelles sont — peut-on dire ainsi ? — indépendantes de l’ « esprit ». Il détermine qui est l’homme, mais non pas ce qu’il est… Pour les Ba-ila, il semblerait que l’ « âme » — l’individu lui-même — est plutôt semblable à un locataire, à un habitant d’une maison où toutes les besognes journalières se font sans lui. Il n’y participe aucunement. Il est comme une étoile, et demeuré à part[28]. » Le réincarné né se confond donc pas avec le réincarnant. Il n’est pas tout à fait exact de dire qu’il est son « âme », qu’il est l’homme lui-même. Mais il ne le serait pas davantage de dire que ce sont deux êtres distincts. Il y a là une participation que nous ne pouvons pas, que nous ne devons pas rendre claire.

MM. Smith et Dale décrivent cette participation en termes saisissants. L’homonyme que l’indigène appelle à son aide, et à qui il apporte ses offrandes, est celui dont le nom lui a été donné après sa naissance — probablement son parrain. Ainsi un garçon sera appelé Mungalo après consultation des devins, et en prenant le sein au moment où ce nom est prononcé, il signifie qu’il accepte le nom. Mungalo était son grand-père. Et quand, dans sa prière, il parle de son homonyme, c’est à Mungalo, son grand-père, qu’il pense.

« Mais on l’a appelé lui-même Mungalo, parce qu’il était et qu’il est encore réellement Mungalo, c’est-à-dire son grand-père re-né ! Parfaitement. Il est lui-même Mungalo, et Mungalo est son grand-père, et Mungalo est aussi son génie tutélaire. En d’autres termes, le génie tutélaire d’un homme est l’esprit réincarné en lui. Ne dirons-nous pas aussi : est lui-même ? Ce génie est à la fois en lui, et en un autre sens, extérieur à lui, un protecteur et un guide[29]. »

(A. P., pages 430-433.)

Solidarité des vivants et des morts.

Les rapports entre vivants et morts sont encore plus étroits et plus complexes qu’on ne le dit d’ordinaire. Il ne suffit pas de constater que les morts sont constamment présents à l’esprit des vivants, qui ne font rien sans les consulter ; que le bien-être, la prospérité, l’existence même du groupe social dépendent du bon vouloir de ses morts, et que ceux-ci, à leur tour, ne peuvent se passer du culte et des offrandes de leurs descendants. La solidarité est encore bien plus profonde et plus intime. Elle se réalise dans la substance même des individus. Les morts « vivent avec » les membres de leur groupe qui viennent au monde.

Tout en demeurant dans leur séjour souterrain ou céleste, ils sont néanmoins présents, en même temps, dans les enfants dont il est difficile de les distinguer, parce qu’ils en sont les « noms » et, en un certain sens, les « âmes ». Lorsque cette présence cesse, en général au moment de l’initiation, c’est pour faire place à une participation plus complète de l’individu, désormais adulte, à ses ancêtres. Souvent les cérémonies d’initiation semblent avoir pour but essentiel de souder définitivement le nouveau membre du clan au bloc de ses morts. Il a dorénavant le droit et le devoir d’assurer la permanence du groupe en lui donnant une postérité.

Par l’effet de cette symbiose des vivants et des morts, mystique et concrète à la fois, l’individu n’est tout à fait lui-même que grâce aux ancêtres qui revivent en sa personne.

(A. P., pages 435-436.)

  1. G. Landtman, The folk-tales of the Kiwai Papuans, p. 418.
  2. Letters of Victorian pioneers, p. 68.
  3. Brough Smyth, The aborigines of Victoria, I, pp. 469-471.
  4. J. Mooney, Myths of the Cherokee, E. B., XIX, p. 394. Cf. ibid., p. 468.
  5. T. Guevara, Psicologia del pueblo araucano, p. 267.
  6. W. J. V. Saville, In unknown New-Guinea, p. 95.
  7. Cf. Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, pp. 403-406.
  8. G. Grey, Journals of two expeditions of discovery in N. W. and Western Australia, II, pp. 218-219.
  9. On peut en voir les détails dans R. Hertz, La représentation collective de la mort. Année sociologique, X, pp. 120 sq.
  10. R. Brough Smyth, The aborigines of Victoria, I, p. 126.
  11. R. Brough Smyth, The aborigines of Victoria, I, p. 119 ; — Cf. Eylmann, Die Eingeborenen Süd-Australien, p. 232.
  12. R. Parkinson, Dreissig Jahre in der Südsee, pp. 404-405.
  13. G. Landtman, The folktales of the Kiwai Papuans, p. 285 ; Cf. ibid., p. 509.
  14. O. Dempwolff, Eine Gespenstergeschichte aus Graged, Deutsch Neu-Guinea. Zeitschrift für Kolonialsprachen, IX, pp. 120-131.
  15. D. Jenness, The life of the Copper Eskimo. The Canadian arctic Expedition, 1913-1918, XII, pp. 177-178.
  16. S. A. Barrett, The Cayapa Indians of Ecuador, II, p. 352.
  17. J. Warneck, Die Religion der Batak, p. 74.
  18. G. L. F. Pitt-Rivers, Aua island. Ethnographical and sociological features of a South Sea Pagan Society. J. A. I., XLV (1925), p. 434.
  19. M. C. Schadee, Het familieleben en familierecht der Dajaks van Landak en Tajan. Bijdragen tot de taal-, land- en volkenkunde van Nederlandsch-Indie, 1910, p. 413.
  20. A. C. Kruyt, Het animisme in den indischen Archipel, p. 380.
  21. P. de Lamberville, Relations de la Nouvelle-France (éd. Thwaites), LXII (1682), pp. 62-64.
  22. H. A. Junod, The life of a South African tribe, II, p. 368.
  23. W. E. Roth, Ethnological studies among the N. W. Central Queensland aborigines, no 279, p. 161.
  24. Reports of the Cambridge expedition to Torres straits, V, p. 319.
  25. R. Neuhauss, Deutsch Neu-Guinea, III, pp. 164-165.
  26. Smith and Dale, The ila-speaking peoples of Northern Rhodesia, II, p. 153.
  27. Ibid., II, p. 154.
  28. Smith and Dale, The ila-speaking peoples of Northern Rhodesia, II, p. 155.
  29. Ibid., II, p. 157.