Morceaux choisis (Lévy-Bruhl)/Chapitre VIII

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CHAPITRE VIII

MODES D’ACTION MYSTIQUES SUR LA NATURE

Les cérémonies « intichiuma » en Australie.

Nous comprenons, ou du moins nous croyons comprendre sans peine les pratiques des sociétés inférieures relatives à la chasse, à la pêche, à la guerre, parce que nous en constatons d’autres dans notre propre société qui leur sont, en apparence, analogues. Tels, les rites agraires, dont la persistance est si remarquable. Telles encore les cérémonies, de caractère cependant religieux plutôt que magique, qui demandent le succès à l’intercession d’un intermédiaire bienveillant et puissant. Ainsi la flottille des Islandais ne part de Paimpol qu’après avoir reçu la bénédiction du clergé ; autrement beaucoup de marins craindraient de revenir après une mauvaise pêche, ou de ne pas revenir du tout. Ainsi un amiral espagnol, avant de prendre la mer, consacre sa flotte à la Vierge, et ses équipages comptent que la mère de Jésus leur assurera la victoire. Mais, dans les sociétés inférieures, d’autres cérémonies semblables ont lieu, que nous ne comprenons pas, parce que l’effet qu’on en attend n’est plus de ceux que nous recherchons. L’analogie alors nous fait défaut, et nous nous apercevons que l’explication qu’elle fournissait était superficielle et insuffisante. Ce sont précisément ces cérémonies qui nous feront le mieux pénétrer dans l’essence propre de la mentalité prélogique et mystique.

De ce genre sont les cérémonies qui ont pour but d’assurer la régularité des saisons, la production normale des récoltes, l’abondance habituelle des fruits, des insectes et des animaux comestibles, etc. Ici s’accuse une des différences essentielles qui séparent cette mentalité de la nôtre. Pour la pensée qui anime nos habitudes mentales, la « nature » constitue un ordre objectif immuable. Le savant en a sans doute une représentation plus claire et plus rationnelle que l’ignorant ; mais, en fait, cette représentation s’impose familièrement à tous les esprits, sans même qu’ils y réfléchissent. Et peu importe que cet ordre soit conçu comme créé et maintenu par Dieu, puisque Dieu lui-même est considéré comme ne changeant jamais ses décrets. L’action se règle donc toujours sur la représentation d’un ordre de phénomènes soumis à des lois et soustraits à toute intervention arbitraire.

Mais, pour la mentalité prélogique, la « nature », en ce sens, n’existe pas. La réalité dont le groupe social est entouré est sentie par lui comme mystique : tout s’y ramène non pas à des lois, mais à des liaisons et à des participations mystiques Sans doute celles-ci ne dépendent pas plus, en général, du bon vouloir du primitif, que l’ordre objectif de la nature, pour nous, ne dépend du sujet individuel qui la pense. Néanmoins, cet ordre objectif est conçu comme métaphysiquement fondé, tandis que les liaisons et participations mystiques sont tout à la fois représentées et senties comme solidaires du groupe social, et dépendent de lui comme il dépend d’elles. Nous ne serons donc pas étonnés de voir ce groupe préoccupé de maintenir ce qui pour nous est l’ordre de la nature, et célébrer, pour y parvenir, des cérémonies analogues à celles qui lui assurent la capture du gibier ou du poisson.

Les plus caractéristiques, sans aucun doute, sont les cérémonies intichiuma, que MM. Spencer et Gillen ont décrites en détail, et qu’ils définissent ainsi : « cérémonie sacrée, exécutée par les membres d’un groupe totémique local, ayant pour objet d’augmenter le nombre de l’animal ou de la plante totémique[1]. » Je ne saurais en donner ici une analyse même sommaire. Elles comportent, en général, une suite de rites très compliqués : danses, peintures, ornements spéciaux des membres du totem à qui incombe exclusivement le soin de célébrer la cérémonie, imitation des mouvements de l’animal totémique, efforts pour réaliser la communion avec lui. Pour cette mentalité, les individus qui font partie d’un groupe totémique, ce groupe lui-même, et l’animal, la plante ou l’objet totémique, c’est la même chose : entendez « même », non pas sous la loi d’identité, mais sous la loi de participation.

Dans la cérémonie intichiuma du totem witchetty grub (sorte de chenille), les acteurs reproduisent les actes de l’ancêtre mythique, qui est l’intermédiaire par qui le groupe participe de son totem, et qui, par conséquent, agit mystiquement sur celui-ci[2]. Parfois on peut saisir même la modalité physique de cette action mystique. Ainsi, au cours de la cérémonie intichiuma du totem kangourou, il arrive que les hommes de ce totem font couler leur sang sur un certain rocher. Cet acte a pour effet de chasser dans toutes les directions les esprits des animaux kangourous qui résidaient dans ce rocher et, par conséquent, d’augmenter le nombre des animaux vivants. Car l’esprit kangourou entre dans le kangourou animal, exactement comme l’esprit de l’homme-kangourou entre dans la femme-kangourou (lorsqu’elle devient grosse).

Même participation mystique entre la pluie et les membres du totem de la pluie, entre l’eau et les membres du totem de l’eau. Par conséquent, pour assurer la chute habituelle de la pluie, ou la présence ordinaire de l’eau dans les mares, on célébrera des cérémonies intichiuma. Celles-ci offrent une ressemblance frappante, jusque dans le détail le plus minutieux, avec les cérémonies analogues célébrées, pour la même fin, par les Zuñis, les Arapahos, et en général par les pueblos de l’Amérique du Nord, et que les collaborateurs du Bureau d’Ethnologie de Washington nous ont décrites avec tant de soin. En Australie comme dans le Nouveau-Mexique, nous voyons « des bandes courbes tracées sur le sol, qui sont censées représenter un arc-en-ciel…, des bandes analogues peintes sur le corps de l’acteur ; et une autre sur le bouclier qu’il porte. Le bouclier est aussi décoré de lignes d’argile blanche en zigzag qui représentent l’éclair[3]. » Ici, sans doute, intervient un autre « motif », familier à la mentalité prélogique : la valeur mystique de l’image, et le pouvoir sur un être ou sur un objet procuré par la possession de son image (magie sympathique, qui utilise la participation entre celle-ci et son original). Mais, dans les cérémonies intichiuma, au moins dans celles de l’Australie, il est fait appel en même temps, et surtout, à une autre participation plus profonde, je veux dire à la communauté d’essence entre le groupe totémique et son totem. Ainsi, disent MM. Spencer et Gillen, « les totems de la pluie ou de l’eau célèbreront leur cérémonie intichiuma quand la sécheresse aura duré depuis longtemps et que l’on souffrira cruellement du manque d’eau ; si la pluie survient dans un délai raisonnable, naturellement elle sera due à l’influence de la cérémonie… Cette cérémonie n’est pas liée dans l’esprit des indigènes à l’idée d’invoquer l’assistance d’un être surnaturel quelconque[4]. » On sait d’ailleurs que ces observateurs n’ont jamais pu découvrir, chez les tribus australiennes qu’ils ont étudiées, aucune idée de dieux proprement dits, ni « la plus légère indication ou trace de quoi que ce soit qui puisse être appelée culte des ancêtres… Les ancêtres de l’Alcheringa subissent des réincarnations continuelles, et cette croyance s’oppose à tout développement d’un culte d’ancêtres[5]. »

Nous sommes donc ici en présence d’un mode d’action où la mentalité prélogique et mystique se traduit autrement que dans la plupart des pratiques analogues, recueillies dans des sociétés de type plus élevé que les tribus australiennes. Rien de plus commun que les pratiques qui ont pour objet de faire cesser la sécheresse, et de s’assurer le bienfait de la pluie nous voyons encore chez nous les Rogations. Mais ces pratiques prennent le plus souvent la forme de supplications ou de prières. Même quand elles comportent, comme il arrive presque toujours, un recours à la magie sympathique, elles s’adressent en même temps à un ou plusieurs êtres divins, ou à des esprits, ou à des âmes, dont l’intervention produira l’apparition du phénomène désiré. C’est qu’on se sent plus loin de la pluie que des âmes, des esprits, ou des dieux ; c’est qu’on peut agir sur eux, communiquer avec eux, par des prières, par des jeûnes, par des rêves, par des sacrifices, par des danses, par des cérémonies sacrées de toutes sortes on ne sent pas que l’on puisse ainsi communiquer directement avec la pluie.

Chez les Australiens, nous ne trouvons ni prêtres, ni intermédiaires d’aucune sorte. La cérémonie intichiuma témoigne d’une solidarité immédiate, d’une participation mystique directe entre le totem de la pluie et la pluie, comme entre les membres du totem kangourou et les kangourous. Et, si étrange que cela nous paraisse, cette solidarité, cette participation ne sont pas seulement représentées, elles sont senties collectivement par les membres du groupe totémique.

(F. M., pages 283-289.)

Rôle des initiés, chefs et rois.

Dans la plupart des sociétés de type un peu plus élevé que les australiennes, ce n’est plus le groupe totémique local qui assure le résultat désiré, par la célébration de cérémonies appropriées. Un membre du groupe, particulièrement qualifié, est souvent le véhicule, obligé ou choisi, de la participation qu’il s’agit d’établir. Nous avons vu un cas de ce genre en Nouvelle-Guinée, à propos de la pêche du dugong. Tantôt, c’est un individu élu exprès pour la circonstance, et sans doute désigné au choix du groupe par des raisons mystiques. Tantôt, il se trouve habilité pour cette fonction par une initiation spéciale, qui l’a rendu plus apte que les autres à recevoir et à exercer les influences mystiques. Tantôt, enfin il est désigné d’avance par sa naissance et par les participations qu’elle implique, puisque dans ces sociétés un homme est véritablement la même chose que ses ancêtres, et qu’il est même parfois tel ou tel ancêtre, réincarné. C’est ainsi que les chefs et les rois, de par leur origine, sont souvent les intermédiaires nécessaires. Par les rites qu’ils accomplissent, et qu’ils sont seuls qualifiés pour accomplir, ils assurent l’ordre des phénomènes naturels et la vie même du groupe.

Ainsi s’interprètent encore les faits extrêmement nombreux rassemblés par M. Frazer dans son Rameau d’Or, et qui montrent le groupe social presque aussi soucieux de la personne de son roi que la ruche d’abeilles l’est de sa reine. Le salut du groupe dépend du salut du roi.

(F. M., pages 291-292.)

Représentations dramatiques.

Elles (ces cérémonies) comprennent presque toujours, en Australie, en Nouvelle-Guinée, ailleurs encore, des sortes de représentations dramatiques. Des acteurs sont désignés (d’après les clans spécialement intéressés à chaque épisode de la cérémonie), chacun chargé d’un rôle qui a été soigneusement appris et répété. Le rythme des danses est marqué par les femmes, qui battent des mains ou se frappent les cuisses en cadence, souvent aussi par des tambours. Le public enfin, qui suit avec passion les scènes dont il connaît d’avance les péripéties, se compose du reste de la tribu, et des tribus voisines, s’il en est venu d’invitées.

On a souvent décrit — Catlin et Maximilien de Neuwied, — par exemple les danses que les Indiens des plaines de l’Amérique du Nord exécutaient avant de partir pour la chasse au bison. Ils en représentaient, ils en « jouaient » les incidents. Un d’entre eux, couvert d’une peau de bison, imitait les mouvements de l’animal au pâturage ; d’autres, les chasseurs, s’approchaient de lui avec d’infinies précautions, l’attaquaient à l’improviste, etc. Mais il ne faut pas s’arrêter à cette pantomime. Ce n’est là que la cérémonie vue du dehors. Elle a aussi un sens symbolique profond. Elle est, en réalité, tout autre chose qu’un jeu. Dans la pensée des Indiens, elle agit mystiquement sur les dispositions des bisons ; son efficacité est telle qu’ils se laisseront voir, approcher et tuer.

Le plus souvent, la fin poursuivie n’est pas unique. En imitant ce qu’ont fait, en certaines circonstances, les ancêtres mythiques, en reproduisant leurs gestes et leurs actes, on communie avec eux, et l’on participe réellement à leur essence. En même temps, on introduit les novices, la jeune génération qui va s’agréger aux précédentes, dans le secret des usages sacrés d’où dépend périodiquement le bien-être et le salut du groupe. Du même coup encore, on réussit, par la vertu des cérémonies, à multiplier, à faire croître et grossir les plantes et les animaux totems des divers clans de la tribu.

(S. N., pages 111-113.)

Musique, chant, danse.

Pour rendre compte de l’émotion intense qui, dans les cérémonies, envahit et transporte les acteurs et les assistants, il faut considérer, outre l’effet produit par les mouvements et les gestes des acteurs, celui du rythme de la danse, de la musique et des chants. Suivant une loi psychologique bien connue, toute émotion un peu forte se traduit aussitôt dans les mouvements du corps et dans les sons émis par la voix. Inversement, cette expression musculaire et vocale réagit à son tour sur l’émotion et l’accroît : double effet dont l’intensité se multiplie lorsque l’émotion est collective, chacun des acteurs et des spectateurs percevant les mouvements des autres et entendant leur voix.

Le primitif ne donne pas seulement à son émotion cette expression vocale. À moins qu’il n’ait une raison pour la dissimuler (comme il fait souvent pour la colère), il la joue, il la mime. « La mimique, dit M. Willoughby, est aussi naturelle aux primitifs que la parole. Quand, en célébrant un culte, ils cherchent à soulager l’émotion qui les oppresse, ils se mettent instinctivement à donner une représentation dramatique de leurs besoins et de leurs désirs. En temps de sécheresse, un homme se rendra au tombeau d’un ancêtre, en prenant avec lui le seau à lait, la courroie qui lie les jambes de la vache que l’on va traire, ou quelque autre objet de pareille destination ; il se tiendra au-dessus du tombeau, et priera le mort de faire en sorte qu’ils soient employés de nouveau. Les battements de mains, et cette curieuse ululation que seules les femmes bantou peuvent produire comme il faut — (ce sont là deux façons de saluer le roi) — et même la danse sont entièrement associés à la louange. Un indigène fort intelligent, dans une lettre à moi adressée, va jusqu’à dire que les chants de guerre et d’autres tristes occasions sont les seuls « qui ne soient pas chantés avec les pieds[6] ». »

Le tambour a donc, indépendamment de son effet psychologique, bien connu des indigènes, une action mystique propre. Il exerce une influence sur les dispositions des êtres invisibles comme sur celles des humains. Il est ainsi l’accompagnement obligé de toutes les cérémonies où le groupe se trouve en contact avec les forces surnaturelles invisibles, et s’efforce de les incliner en sa faveur. Du point de vue mystique, c’est un élément indispensable du matériel magico-propitiatoire.

On sait que les noirs africains, en général, sont très heureusement doués pour la musique. La mode, en Europe comme en Amérique, ne permet plus à personne d’ignorer qu’en fait de rythme ils sont nos maîtres. Mais peut-être ne s’est-on pas rendu aussi bien compte de l’effet que la musique produit sur leur sensibilité, et de la place qu’elle tient dans leurs cérémonies. « Plus on écoute la musique indigène, dit M. Basden, plus on prend conscience de son pouvoir vital. Elle touche les cordes les plus intimes de l’être humain ; elle émeut ses instincts primitifs. Elle exige l’attention de l’exécutant tout entière ; elle exerce sur l’individu un empire si complet que, pendant qu’elle dure, l’esprit chez lui est à peu près séparé du corps… Sous l’influence de la musique, et de la danse qui l’accompagne, on a vu des hommes et des femmes tomber dans un état d’absence complète, oublier le monde qui les entoure et en perdre apparemment la conscience… »

De tels procédés d’hypnotisation collective sont très propres à déterminer ces états d’extase ou de trance bien souvent décrits, où les sujets, hors d’eux-mêmes, ne vivent plus que dans un monde d’émotion mystique intense. C’est en de tels moments que se réalise la communion entre les acteurs de la cérémonie et les puissances ou êtres surnaturels — esprits, ancêtres, morts récents, génies des espèces, etc. — pour qui elle est célébrée, qui y assistent, et qui y prennent part. Les épisodes de la danse, le spectacle des évolutions des acteurs, les mouvements violents et rapides indéfiniment répétés, les chants, le rythme et le volume des sons produits par les instruments, les costumes, les ornements de couleur, les masques, tout cela se fond progressivement, et toujours davantage, avec la fin religieuse qui inspire la cérémonie d’une façon plus ou moins consciente. Le paroxysme d’émotion dont tous, acteurs et spectateurs, finissent par être possédés, leur donne, en les transportant hors d’eux-mêmes, la plus entière certitude que cette fin est atteinte[7].

(S. N., pages 133-136 et 138.)

Puissance effective du mythe.

Dans les tribus australiennes, la possession de certains mythes est le privilège des hommes qui ont passé par les épreuves de l’initiation, jusques et y compris la dernière, qui sont mariés, ont des enfants, bref, qui participent pleinement à l’essence du groupe. Tous les mythes ne sont pas ainsi secrets et réservés à ces anciens. Bon nombre appartiennent, pourrait-on dire, au domaine public. Les femmes et les enfants mêmes les connaissent. D’ailleurs, là comme ailleurs, entre les mythes proprement dits et les légendes et contes, une ligne de démarcation n’est guère facile à tracer.

L’importance d’un mythe tient avant tout à son sens ésotérique. Le texte peut en être sur les lèvres de non-initiés, sans que le secret qu’il renferme soit connu. « À coup sûr, écrit von Leonhardi, la plupart des hommes chantent ces chants sans y rien comprendre ; et c’est encore davantage le cas des femmes et des enfants dans les représentations auxquelles ils peuvent assister. Mais les hommes d’âge, les dépositaires des traditions, savent avec précision ce que ces représentations signifient dans leur détail, comprennent ce qui est chanté, et sont capables de l’expliquer[8]. »

La raison pour laquelle le sens de ces mythes doit rester secret, même si le texte en est connu, n’est pas douteuse. Le posséder n’est pas seulement un savoir, mais confère un pouvoir, qui s’évanouit quand ils sont profanés. Or, la tribu ne saurait s’en passer. Seul ce pouvoir lui permet d’entrer en communication avec les ancêtres de la période mythique, de participer d’eux en quelque sorte, de rendre actuelle leur présence, et d’obtenir que leur action se renouvelle périodiquement. La récitation de ces mythes est ainsi tout autre chose qu’un simple rite. Elle équivaut à un acte ; elle intéresse au plus haut point la vie même du groupe. S’il n’y avait plus d’hommes d’âge mûr dépositaires de ces mythes sacrés, aptes à les réciter au moment voulu, il serait condamné à s’éteindre. Car les jeunes gens ne pourraient plus en être instruits à leur tour. Alors les espèces animales et végétales dont les indigènes vivent disparaîtraient.

Du seul fait que ces mythes sacrés sont récités ou chantés, leur effet bienfaisant se produit. Non pas seulement parce que tous les assistants — visibles ou invisibles — les entendent, y compris les représentants des espèces intéressées. Tout mot, toute formule prononcée à haute voix agit comme une force, et a fortiori quand ils sont de caractère sacré, quand les mythes récités et chantés exposent les hauts faits et les voyages des ancêtres, « créateurs » des espèces vivantes, et fondateurs des institutions.

Souvent la récitation ne peut avoir lieu qu’à des dates déterminées, ou lors de la célébration des cérémonies, et par la voix de certaines personnes seulement. L’effet favorable qu’on en attend ne s’obtiendra que si toutes les prescriptions ont été observées.

(My. P., pages 113, 115-116.)

Le mythe mis en action.

Les cérémonies d’aujourd’hui reproduisent celles que l’ancêtre mythique, le Dema chez les Marind-anim, a célébrées, en présence des novices, à l’époque où il a « créé » ou « produit l’espèce (animale ou végétale) dont le mythe expose l’origine. La vertu de la cérémonie actuelle provient de ce qu’elle « imite » celle de la période mythique.

M. Wirz le dit en propres termes. « Les cocotiers, à ce que rapporte le mythe, doivent leur origine aux cérémonies majo : c’est pourquoi aujourd’hui les cérémonies majo causent la fécondité de ces palmiers. Par conséquent, si les cérémonies majo n’ont pas lieu, les Dema sont irrités, les palmiers et les autres arbres fruitiers ne produisent rien, les hommes tomberont malades et mourront[9]. »

Récité à haute voix, représenté sous forme dramatique ou plastique, le mythe assure la présence réelle de l’ancêtre, et du même coup son action efficace. Grâce à elle, ce qu’il a accompli dans la période mythique va se réaliser de nouveau aujourd’hui. Si la tradition est strictement respectée, si la cérémonie est célébrée sans négliger aucun des rites indispensables, on peut compter que les kangourous apparaîtront nombreux, et qu’ils parviendront à une belle taille. En leur proposant, pour ainsi dire, l’exemple de ce qui s’est passé à l’époque mythique, on obtient qu’ils se conforment à ce modèle, et que la génération actuelle de ces animaux ne reste pas au-dessous des précédentes. Bref, chez les indigènes acteurs et spectateurs de ces cérémonies, il se forme habituellement un complexe où entrent un grand nombre d’éléments dont ils ont la conscience plus ou moins claire : croyance au caractère surnaturel et sacré du mythe et des êtres dont il révèle les hauts faits et les « créations » ; confiance en sa puissance, lorsqu’on le récite ou qu’on le traduit sous forme dramatique ou plastique, et en celle de ces êtres, quand on les évoque et qu’on obtient leur présence réelle ; sentiment intense de participation et de communion avec les ancêtres ainsi « représentés » au sens fort du mot ; foi en l’efficacité de l’action magique exercée par un modèle, etc. Or, il n’est pas un de ces éléments où les mythes, plus ou moins directement, ne soient impliqués. Quelle meilleure preuve de l’importance de leur fonction dans la vie, secrète ou publique, de ces primitifs ?

(My. P., pages 159-160.)

La présence des ancêtres, à certains moments, est trop nécessaire, leur concours trop indispensable, pour que l’on se contente de la simple récitation des mythes. On dispose encore d’autres moyens de se les assurer. Il ne suffit pas, par exemple, à l’Arunta d’exposer à haute voix ou de chanter les exploits de ces ancêtres et héros mythiques. Il lui faut obtenir leur présence immédiate et réelle. Il les évoquera donc en personne. C’est à quoi servent un certain nombre de fêtes et de cérémonies, véritables représentations dramatiques. N’imaginons pas cependant que l’indigène y apporte les mêmes dispositions que nous au théâtre. Il ne s’y rend pas seulement comme à un spectacle destiné à le distraire, à l’amuser, à le reposer après d’autres occupations plus sérieuses. Au contraire, acteurs et spectateurs suivent avec une attention fervente, et un respect quasi religieux, les épisodes successifs de ces représentations abstraction faite de quelques intermèdes comiques qui procurent des moments de détente. Ce qui se joue là intéresse la vie même du groupe, et par conséquent celle de chacun de ses membres, qui ne s’en conçoit jamais lui-même séparé, pas même par la mort. Pour que les cérémonies soient célébrées comme il convient, aucune dépense de temps, de force, ni de travail ne leur paraîtra excessive. Il en est qui se prolongent pendant plusieurs semaines ou même plusieurs mois, par exemple celles que Spencer et Gillen ont décrites en détail chez les Arunta.

Il apparaît donc clairement que, chez les Marind-anim, les cérémonies d’initiation, comme celles de fécondité, reposent essentiellement et à peu près uniquement sur les mythes. Elles en sont, les unes comme les autres, des représentations dramatiques. M. Wirz est donc fondé à dire que, si l’on ignore les mythes, on peut y assister d’un bout à l’autre sans y rien comprendre. D’ailleurs ces deux sortes de cérémonies diffèrent plus par leur but que par leur contenu. Celui-ci est toujours puisé dans la mythologie ce sont toujours des mythes que les acteurs représentent, et que symbolisent leurs masques, leurs costumes, leurs ornements, leurs gestes, leurs chants, leurs danses, etc. Seulement, dans les cérémonies de fécondité, les représentations doivent avoir pour effet d’assurer la reproduction et la croissance des espèces vivantes, tandis que dans les cérémonies d’initiation elles ont surtout pour objet d’instruire les novices. Ceux-ci sont censés ne rien savoir, comme des nouveau-nés. Ils ont donc tout à apprendre, et spécialement les éléments les plus essentiels à la vie du groupe ce qu’ont fait jadis les ancêtres mythiques, et ce qu’ils font encore. Ces représentations le leur mettent sous les yeux. Ils y voient les ancêtres donner naissance aux êtres vivants, fonder les institutions, découvrir enfin et inventer tout ce dont leurs descendants tireront avantage.

On comprend dès lors qu’à l’époque mythique les deux sortes de cérémonies, au dire de Strehlow, n’en aient fait qu’une seule. « À l’origine, les altjirangamitjina (ancêtres mythiques) parcouraient la contrée avec leurs novices, et célébraient certaines cérémonies, aussi bien à leurs « emplacements éternels » (c’est-à-dire à leurs centres locaux totémiques), qu’en cours de route, pendant leurs voyages. Elles avaient pour but d’initier les novices aux usages religieux, et en même temps de faire croître et se reproduire l’animal ou la plante totémique de l’altjirangamitjina. Chaque ancêtre mythique n’était en liaison qu’avec un être naturel déterminé, et n’avait le pouvoir de produire et de fortifier que celui-là. Aujourd’hui encore, les Aranda et les Loritja célèbrent régulièrement de semblables cérémonies. Mais, dans la période mythique, une seule suffisait à atteindre les deux buts à la fois. Actuellement on célèbre à part les cérémonies d’initiation, et les autres[10]. »

(My. P., pages 119-123.)

Modèles et précédents mythiques.

Dans ces sociétés primitives, la vertu de l’ « imitation » ne se manifeste pas seulement à l’occasion de fins volontairement poursuivies. Même en dehors de tout intérêt humain, les événements de notre monde actuel, les caractères physiques et moraux des êtres qui y vivent, et de ceux aussi que nous appelons inanimés, comme les pierres, les rochers, les fleuves, la mer, etc., leurs tendances, leurs « dispositions », leurs modes habituels d’activité, bref tout ce qui constitue l’expérience quotidienne, doit d’être ce qu’il est à sa participation avec les événements et les êtres de la période mythique.

Cette participation se réalise par l’imitation. Elle s’exprime, elle se traduit par la ressemblance. Celle-ci devient ainsi, pour cette mentalité, une sorte de schème général qu’elle applique à la genèse des êtres et des objets qui l’entourent. Comme elle ne réfléchit pas sur ses propres opérations, et encore moins, s’il est possible, sur leurs conditions, elle est simplement persuadée, à tout moment, que si les êtres, les choses, les faits sont tels qu’ils lui apparaissent, c’est qu’il y a eu, dans la période mythique, des modèles, des « précédents » à l’image desquels ils sont faits. On voit jusqu’où s’étend ici la fonction du mythe. Il ne fonde pas seulement l’efficacité des actions de l’homme en lui enseignant à imiter celle des ancêtres et des héros. Il révèle la raison d’être des réalités naturelles. Car celles-ci aussi « imitent » des réalités originaires de qui elles tiennent leur essence. C’est le mythe qui montre comment elles y participent.

(My. P., pages 166-167.)

Magie imitative.

Voici, au Nouveau-Mecklembourg, des formules pour faire cesser la pluie.

« Le crabe, il va à reculons,
Pluie, retire-toi…
Le trépang se retire,
Pluie, retire-toi…
Le hérisson se retire,
Pluie, retire-toi…

ou bien,

Le requin mord,
Il mord la pluie,

c’est-à-dire, le requin doit disperser les nuages pluvieux, comme il déchire les hommes avec ses dents[11]. »

Formules pour faire croître et grossir les plantes :

« Le requin, il roule,
Les taro, ils roulent…

c’est-à-dire, les taro doivent devenir si ronds, qu’ils roulent comme font les requins dans l’eau.

Le sanglier bouleverse la terre,
Les yams (la) bouleverseront,

c’est-à-dire, les yams doivent devenir si gros, qu’ils bouleverseront la terre, comme fait un sanglier. Les beaux yams atteignent une longueur de 50 à 80 centimètres et alors ils soulèvent le sol[12]. »

Formules pour faire fuir une maladie :

Le perroquet s’est envolé,
Le coucou s’est envolé,
La caille s’est envolée,
La maladie s’est envolée…

« Tout en prononçant ces formules, le medicine-man fait doucement des passes sur le malade. Le nombre, les noms des oiseaux, leur ordre dans l’énumération ne sont pas toujours les mêmes ; il les choisit à son gré[13]. »

Le procédé est ici réduit à ce qui est strictement essentiel. Il peut néanmoins produire l’effet désiré, puisque les mots prononcés à haute voix ou chantés sont des forces, surtout quand il s’agit de formules magiques, et qu’elles sont récitées par un medicine-man qui y infuse son propre pouvoir. Dès lors ces formules agissent précisément comme les opérations des faiseurs de pluie. C’est un mélange, rebelle à l’analyse, de suggestion, de contrainte, et d’imitation provoquée.

Koch-Grünberg nous a laissé une longue description, précise et détaillée, de pratiques magiques contre la maladie, en usage chez les Taulipang (région du Haut-Orénoque).

Pour ces Indiens, comme pour les primitifs en général, les maladies ne sont pas naturelles. Si elles ont été provoquées par des forces ou des opérations magiques, elles ne peuvent être combattues et vaincues que par d’autres forces ou opérations du même genre. Le medicine-man, appelé près d’un malade, invoque donc ses animaux, c’est-à-dire ceux qui font office d’esprits familiers auprès de lui. « Ces animaux… ont une relation définie avec la maladie. Par exemple, pour faire disparaître les abcès qui, à ce que croient les Indiens, proviennent d’avoir mangé du gros gibier (tapir, cerf, sanglier), on fait appel à diverses variétés de jaguars : car les jaguars peuvent « faire peur » aux abcès, selon l’expression des Indiens.

D’autre part, la « jeune fille des ancêtres », le « jeune homme des ancêtres », la « jeune fille de la savane », le « jeune homme de la terre », sont en quelque manière les prototypes de l’espèce, les premiers hommes, qui ont éprouvé dans leurs corps, pour la première fois, les maladies humaines ; à eux s’opposent les « gens d’aujourd’hui », les « enfants », qui doivent employer la formule.

La formule commence régulièrement par un récit mythique. Elle contient ensuite, non moins régulièrement, la phrase suivante, répétée un grand nombre de fois : « Ces gens d’aujourd’hui, ces enfants (c’est-à-dire les enfants des ancêtres, leurs descendants actuels) doivent prononcer la formule suivante : par exemple la première, s’ils ont des ennemis, pour que ceux-ci n’aient jamais de bravoure… la seconde, pour guérir des abcès. « De même que je souffre, de même ces gens d’aujourd’hui, ces enfants, ont à souffrir du même mal que moi. »

Pour « expliquer » un événement, qui se produit chez les « gens d’aujourd’hui », le mythe fait appel à un « précédent » du temps au delà duquel on ne remonte pas. S’ils ont des abcès, des vers intestinaux, des pustules sur le visage, s’ils sont mordus par des serpents, etc., c’est parce que, au temps des ancêtres, la même chose était arrivée au jeune homme mythique, à la jeune fille mythique, de qui ils descendent. — En second lieu, la formule à l’aide de laquelle le medicine-man va expulser le mal commence obligatoirement par le récit du mythe qui s’y rapporte. Cette récitation a, par elle-même, une efficacité magique. (Chez les Indiens Cuna, dit Nordenskiöld, quand on néglige de réciter le mythe relatif à un remède, celui-ci n’agit pas.) — Enfin, si la formule triomphe de la maladie, c’est qu’elle invoque le nom de la puissance qui, à l’époque originelle, a vaincu ce mal : le tigre mythique pour les abcès ; pour les maux de ventre, le chien mythique, etc. De même qu’alors chacun d’eux a eu raison d’un certain mal, de même aujourd’hui, pour échapper à ce même mal, ceux qui en souffrent n’ont qu’à prononcer la formule, et à invoquer tout haut leur nom. Aussitôt le mal et la douleur disparaissent.

Cette thérapeutique mystique, où le mythe et l’action magique se montrent si étroitement unis qu’on peut les dire inséparables, achève d’établir ce qui ressortait déjà des faits analogues observés en Australie et en Nouvelle-Guinée : la légitimité et la vertu efficace d’une action sont souvent dues à un mythe. Car c’est lui qui fait connaître le « précédent », le « modèle » dont elle est l’imitation.

(My. P., pages 194-197 et 199.)

  1. The native tribes of Central Australia, p. 650.
  2. Spencer and Gillen, The native tribes of Central Australia, p. 171 sqq.
  3. The Northern tribes of Central Australia, p. 295.
  4. The native tribes of Central Australia, p. 170.
  5. The Northern tribes, p. 494.
  6. Rev. W. C. Willoughby, Race problems in the New Africa, p. 76.
  7. Cf. Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, pp. 308-314.
  8. Von Leonhardi, Vorrede zu C. Strehlow, Die Aranda- und Loritja-Stamme in Zentral-Australien, III, p. VI.
  9. P. Wirz, Die Marind-anim von holländisch Süd-Neu-Guinea, II, p. 54.
  10. C. Strehlow, Die Aranda- und Loritja-Stämme in Zentral-Australien, III, p. 1.
  11. P. G. Peekel, M. S. C., Religion und Zauberei auf dem mittleren Neu-Mecklenburg, pp. 119-120.
  12. Ibid., pp. 91-93. — Chez des Papous de la Nouvelle-Guinée ex-allemande, avant la chasse, on invoque certains crabes. De même qu’avec leurs pattes, ils extraient les poissons et autres animaux des trous dans les coraux, ce pouvoir qu’ils ont doit agir sur le gibier dans la forêt, et extraire, « en « esprit », les sangliers de leurs repaires, de telle sorte qu’on puisse les voir et les tirer. P. H. Meyer, S. V. D., Wunekau, oder Sonnenverehrung in Neu-Guinea. Anthropos, XXVIII, p. 43 (1933).
  13. Ibid., pp. 104-106.