Morceaux choisis (Lévy-Bruhl)/Chapitre VII

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Gallimard (p. 151-174).

CHAPITRE VII

LA PURETÉ ET L’IMPURETÉ

« Pur » et « impur ».

Les mots « pur, impur, souillé » ont plusieurs sens pour la mentalité primitive : des sens figurés, un sens dérivé (moral), et d’autres. Le sens originel, d’après ce qui précède, serait : « Exposé à une mauvaise influence, sous le coup d’un malheur. » — « Purifié » veut dire « mis hors de la portée d’une telle influence, à l’abri d’une telle menace ». Par une conséquence immédiate, « impur et souillé » signifie également « ce dont le voisinage ou le contact est dangereux ». On a vu plus haut… la tendance spontanée et constante des primitifs à s’écarter de ce qui est malheureux, à s’unir à ce qui est heureux. La proximité, et à plus forte raison le contact, sont des causes de participation.

Les idées de « souillure, impureté, pureté, purification », et autres semblables, sont donc chez les primitifs étroitement liées à celles de l’hostilité ou de la faveur des puissances invisibles, des influences bonnes ou mauvaises qui commencent ou cessent de s’exercer, et par suite aux idées de bonheur et de malheur.

(S. N., page 281.)

Causes d’impureté.

Classer, ou seulement énumérer les circonstances où un homme peut tomber dans un état d’impureté, on ne peut guère y songer. Il y en a autant que de mauvaises influences pouvant s’exercer sur lui : le nombre en est indéfini. Jamais sans doute un primitif ne s’est préoccupé d’en embrasser l’ensemble, et de les réunir ainsi sous son regard. Il vit dans la crainte de se voir assailli par l’une ou l’autre d’entre elles, et il se protège de son mieux par le moyen de ses charmes, amulettes, talismans, etc. Mais il sait « qu’on ne pense pas à tout », et que la souillure et le malheur peuvent à chaque instant fondre sur lui du côté où il ne les attend pas.

Résigné à être très incomplet, je me bornerai donc à considérer les formes d’impureté les plus fréquentes et les plus graves, celles que les primitifs eux-mêmes, dans la plupart des sociétés, jugent le plus nécessaire de combattre et d’écarter. En voici, par exemple, une liste dressée par Lichtenstein, un des premiers observateurs qui aient vécu chez les Cafres. « Tous les enfants sont impurs, jusqu’au moment où ils sont admis au nombre des adultes (ce qui a lieu, pour les garçons, par la célébration des nombreux rites qui accompagnent la circoncision) ; toutes les femmes en couches, durant le premier mois après l’accouchement ; toutes les femmes pendant leurs règles ; tous les veufs, pendant quinze jours après la mort de leur femme ; toutes les veuves, pendant un mois après la mort de leur mari ; une mère qui a perdu un petit enfant, pendant deux jours ; toutes les personnes qui ont assisté à un décès ; les hommes à leur retour de la bataille, etc. Quand une personne est ainsi impure, nul ne peut avoir de commerce avec elle, jusqu’à ce qu’elle se soit lavée, se soit enduit de nouveau le corps avec un produit coloré, et se soit rincé la bouche avec du lait : ce qu’il ne lui est permis de faire qu’au bout d’un certain temps, fixé d’un commun accord pour chaque cas ; et jusqu’à ce que le délai soit expiré, elle doit s’abstenir de se laver, de s’enduire de couleur, et de boire du lait[1]. »

Cette liste intéressante passe cependant sous silence des cas importants de souillure. Elle ne mentionne pas, par exemple, les violations de tabou, volontaires ou non, qui sont une cause constante d’impureté. D’autre part, on sera peut-être surpris d’y voir figurer comme « impurs » les enfants, symboles vivants de l’innocence à nos yeux. Mais ce désaccord s’explique par le sens différent que primitifs et civilisés donnent ici aux mots « pur » et « impur ». Quand les Cafres disent que les enfants sont impurs, ils ne pensent pas à une qualification morale. L’impureté qu’ils ont dans l’esprit est analogue à celle des gens en deuil, des guerriers qui ont tué des ennemis, et des femmes en couches. Elle consiste en un certain état de faiblesse, et de danger, d’où l’initiation les fera sortir. Elle les dispense de tabous de nourriture auxquels les adultes sont soumis.

(S. N., pages 284-285.)

Impureté des femmes.

Dans les sociétés primitives, à peu d’exceptions près, il n’est pas d’impureté, au sens où elles prennent le mot, plus redoutée que celle de la femme pendant son indisposition périodique. La femme alors se trouve elle-même sous une mauvaise influence. Mais surtout sa souillure est funeste à son entourage. Le contact du sang cataménial agit comme un poison la femme qui perd ce sang porte malheur à ce qu’elle touche et à qui la touche. (Il faut entendre ici par « poison », comme le font les primitifs, quelque chose qui possède une vertu magique ou surnaturelle pour tuer.)

« Chaque femme qui part pour le domicile conjugal emporte avec elle deux nattes, deux oreillers de bois et deux assortiments d’habits. La vieille natte et les vieux habits seront employés exclusivement pendant les périodes. Pendant ces jours, la femme doit demeurer dans son appartement à elle ; il lui est interdit de fouler aux pieds celui de son mari. La hutte est en effet divisée en deux parties : celle de droite, qui est le domaine du mari, son chilao, et celle qui est à gauche de la porte, chilao de la femme. Il est absolument interdit à l’épouse ayant ses règles de franchir la ligne médiane. Le mari non plus ne le fait pas, car il pourrait marcher sur une goutte de ce sang néfaste[2]. »

À cette séparation s’ajoute la défense faite à la femme de se servir des mêmes ustensiles que les autres, et de toucher à quoi que ce soit qui leur appartienne. Leurs appartenances, c’est eux-mêmes. Si elle y touche, c’est comme si elle les touchait en personne, et les mêmes conséquences funestes s’ensuivront.

(S. N., pages 380-382.)

« Les vieilles femmes sont appelées hommes, et ne se conduisent plus en femmes. Elles n’observent plus à l’égard des hommes la coutume du hlonipa (par exemple la belle-mère n’a plus à éviter son gendre[3]). »

Si l’on ne craint plus leur présence, ni leur influence sur les animaux, les plantes les objets, les entreprises, les cérémonies, etc., c’est qu’on les considère comme désormais asexuées. Elles ont perdu la propriété caractéristique qu’elles possèdent de la puberté à la ménopause, et qui est la raison de tant de tabous auxquels elles sont alors assujetties.

La première période de la vie de la femme jouit des mêmes avantages que la dernière. La petite fille va librement partout. Comme le petit garçon, elle est exempte de certains tabous de nourriture imposés aux adultes. On lui demande nombre de menus services que, pour la raison indiquée tout à l’heure, les femmes faites ne peuvent pas rendre. Mais, au moment où la puberté apparaît, tout change. Les jeunes filles, devenant adultes et nubiles, passent par une initiation plus ou moins longue et compliquée, qu’il n’est pas de notre objet d’étudier. Nous n’en retenons ici que l’état critique d’impureté où la perte de sang les place, la mauvaise influence qui, de ce fait, émane d’elles, et les mesures que l’on prend pour les protéger, elles et leur entourage, contre les malheurs qui peuvent en résulter. Isolement, réclusion, nombreux et rigoureux tabous : la jeune fille qui devient pubère est traitée précisément comme la personne en grand deuil, ou comme l’homicide. Sa condition devient semblable à la leur. On évite son contact. On ne la laisse, comme eux, reprendre la vie commune que lorsqu’elle a été purifiée de sa souillure. Le fait est à peu près universel.

(S. N., pages 375-376.)

Parfois, cette réclusion se prolonge extraordinairement. « Très étonné de ne rencontrer aucune fillette dans les villages, je demandai au catéchiste ce qu’on en fait. « Elles sont enfermées dans les cases avant d’être mariées, d’après la coutume du pays (Cameroun) ; si vous voulez, vous pourrez en voir. » Il me conduisit alors dans plusieurs cases où étaient enfermées une, deux, quatre ou cinq filles littéralement enfouies dans l’obscurité, ayant chacune sa petite cellule formée de deux parois en nervures de palmiers. En vain je scrutai du regard ces petits réduits, l’obscurité était trop dense pour que j’y puisse découvrir quelque chose. Sur ma demande, les femmes préposées à la garde des recluses permirent à celles-ci de sortir, et j’en vis ainsi quatre ou cinq, gauches et timides, complètement nues, ou avec un collier de coquillages autour des reins, et passées à l’ocre de la tête aux pieds. Il paraît qu’elles sont enfermées pendant huit à neuf lunes, ayant pour tout espace leur lit où elles peuvent s’allonger et s’asseoir. Elles ne peuvent sortir que quelques minutes, et avant l’aube. L’entrée et la sortie du « couvent »… donne lieu à des cérémonies[4]. »

(S. N., page 378.)

« Les filles adultes et les femmes, chez les Zoulous, ne doivent jamais entrer dans le kraal des bestiaux : il serait souillé. Aussi les vaches sont-elles si habituées aux garçons et aux jeunes gens qu’elles ne se laissent traire par personne d’autre[5]. » Holub a fait les mêmes remarques chez les Bechuanas. « C’est seulement la charrue, dont l’usage se fait mieux accepter à présent (1876), qui a adouci le sort des femmes : l’homme l’emploie avec l’aide des bœufs, qu’une femme ne doit jamais toucher[6]. »

(S. N., pages 372-373.)

Tabous de l’accouchement.

Les femmes doivent se délivrer toutes seules, sans que personne les assiste. Il faut qu’elles soient seules dans leur cabane ou leur tente. Même si l’accouchement est laborieux, personne ne peut venir à leur secours. « On regarde la parturiente comme trop impure pour que personne s’en approche. » Quiconque l’assisterait deviendrait impur à son tour, et serait soumis aux mêmes pénibles tabous (de la durée d’un an) que la femme elle-même. Les obligations qu’ils impliquent sont si gênantes pour les devoirs domestiques, que la communauté ne permet pas à une femme mariée, pas même à la mère, de les encourir. Mais plus importantes encore que les motifs domestiques sont les raisons religieuses. Même une femme seule, qui n’a pas à se préoccuper des siens, ne viendra pas au secours de la parturiente. Car les « puissances », ou les « esprits », s’irriteraient de l’incapacité de celle-ci à s’assister elle-même ; ou bien les animaux seraient offensés si une femme, en secourant une autre pendant sa délivrance, touchait un enfant nouveau-né qui n’est pas à elle. La seule chose qu’on puisse faire pour une femme en cas de difficulté est de s’adresser à un shaman. Mais cela coûte cher.

(S. N., pages 420-421.)

Chez les Herero, « la maison où l’accouchement a eu lieu reste inoccupée après les couches, jusqu’à ce qu’elle tombe en ruines. Il n’est permis à personne d’y prendre un morceau de bois pour son feu[7] ». Interdiction qui s’applique aussi, comme on l’a vu, à la maison sur laquelle la foudre est tombée. Dans un cas comme dans l’autre, elle s’explique par l’impureté qui s’est communiquée à la maison.

(S. N., pages 417-418.)

À Mawata (île Kiwai), l’accouchement ne doit pas avoir lieu dans la maison, car le sang de la femme, disent les indigènes, est quelque chose de très funeste, avec quoi il ne faut pas que les gens entrent en contact, surtout les hommes… » Et un peu plus loin : « Pendant une couple de semaines après la naissance de son enfant la mère ne quitte pas son réduit (formé par des nattes, pour l’isoler) dans la maison, où l’on tient un feu allumé. D’autres femmes la soignent, mais pendant ce temps son mari n’a aucune communication directe avec elle, après la première vue qu’il a eue de l’enfant[8]. » Il participe néanmoins à son impureté, puisqu’il ne peut accompagner les autres à la pêche ou à la chasse : il leur porterait malheur.

(S. N., page 414.)

Impureté de l’homicide.

« Si un homme, ayant sur lui du sang versé par la violence, veut entrer dans un village, le sien ou un autre, il faut qu’au préalable il ait sacrifié une chèvre à l’entrée de ce village, et éparpillé sur lui le contenu de l’intestin de l’animal. Se laver simplement pour enlever le sang ne suffirait pas. S’il entre dans le village avec insouciance, sans avoir sacrifié, il doit aussitôt offrir un sacrifice, pour essayer de détourner les malheurs possibles ; mais si, dans les premières années qui suivent, un décès se produit, il en demeure responsable, et il est obligé de payer la compensation due pour l’homicide. » Le sang qu’il porte l’a rendu impur. En entrant dans un village sans avoir été purifié, il le contamine. Sa souillure se communique aux habitants, qui se trouvent, de ce fait, en imminence de malheur. Si donc une mort survient, ce sera sa faute.

(S. N., page 339.)

Si l’homme qui a tué est ainsi exposé à des dangers provenant des qualités non perceptibles aux sens (mystiques), des « influences », selon l’expression de M. Seligman, du sang qu’il a versé, on peut dire aussi bien que ce sang l’a rendu « impur ». Dès lors, les précautions qu’il prend s’expliquent : elles le défendent lui-même contre les effets de la mauvaise influence, et elles protègent les autres contre la contagion de sa souillure. C’est là une des causes, peut-être la principale, de son isolement pendant un mois. C’est aussi pour cette raison qu’il ne prend pas de bétel dans la boîte d’un autre : celui-ci serait contaminé. — À l’île Kiwai, M. Landtman a fait une observation semblable à celle de M. Seligman. « Les indigènes disent qu’un guerrier, après une bataille, n’a jamais peur de l’esprit d’un ennemi qu’il a tué. Certains rites, cependant, semblent bien répondre au désir d’échapper aux influences funestes qui peuvent poursuivre un homme que le sang a souillé dans le combat[9]. » Il n’a rien, semble-t-il, à craindre du mort. Mais le sang versé l’a rendu impur la souillure est sur lui, dangereuse pour lui-même et pour les siens, et les rites ont pour objet de purifier l’homme.

(S. N., page 345.)

Impureté causée par la foudre.

Dans de nombreuses sociétés, la foudre rend « impur » ce qu’elle touche. À l’île Kiwai, « les gens évitent un arbre qui a été frappé par la foudre, et n’osent pas s’en servir pour faire du feu car, une fois allumé, il attirera sûrement l’orage. Il est dangereux d’apporter de ce bois dans la maison, car l’odeur, ou la « fumée » de la foudre cause des maladies. Personne ne voudrait tirer parti d’un palmier sago que la foudre a endommagé, ni manger le fruit d’un arbre quelconque qui a été blessé de cette façon. » Ce que craignent ces Papous, dans la « souillure », qui adhère mystiquement et physiquement à la fois à ce que la foudre a une fois touché, c’est la menace de malheur.

(S. N., pages 292-293.)

Les transgressions : l’inceste.

M. A. C. Kruyt, dans un travail circonstancié intitulé Measa, a étudié et analysé les mauvais présages, les porte-malheur, et les transgressions que redoutent les indigènes du centre de Célèbes. Dans ce long catalogue des événements et des actes de toutes sortes qui exercent une influence funeste et apportent le malheur, il fait entrer, lui aussi, les aberrations sexuelles et l’inceste.

Nous sommes ainsi conduits à ne pas séparer l’inceste des autres faits qui, aux yeux des primitifs, sont du même genre que lui, et produisent sur eux la même impression de frayeur. L’étude des témoignages établira qu’en effet l’inceste, à leurs yeux, est avant tout quelque chose d’anormal, d’insolite, de contre nature qui porte malheur, en un mot, une « transgression ». Non pas, selon le sens que nous serions tentés de donner à ce mot, la violation d’un interdit que le devoir commande de respecter, un acte moralement condamnable ; — mais un acte inhabituel et contre nature, qui révèle une mauvaise influence en train de s’exercer. Aussi bien, verrons-nous souvent les incestueux traités de sorciers. Dès qu’un inceste sera constaté, on prendra des mesures énergiques contre ses auteurs. Leur transgression est particulièrement effrayante : elle provoque dans le groupe social, en même temps qu’un sentiment d’horreur, un besoin de réaction violente.

(S. N., pages 230-231.)

« Comme toutes les populations de l’archipel malais, les habitants du centre de Célèbes croient que les relations sexuelles entre deux personnes qui sont trop proches parentes déclenchent une influence magique telle que des pluies excessives, ou une sécheresse persistante en sont la conséquence… Avant l’arrivée de l’administration hollandaise, s’il s’agissait de relations entre parents et enfants, ou entre frères et sœurs, on mettait à mort les coupables, à coups de bâton ou en les noyant. Il ne fallait pas verser leur sang sur la terre, de peur que cela ne la rendît stérile[10]. »

Inversement, quand ces perturbations apparaissent, on en infère qu’un inceste a dû être commis. « À Palande, on affirme que lorsqu’une citrouille, ou un concombre, produisent d’une façon insolite, par exemple, portent deux fruits sur la même tige, cela prouve que deux personnes qui ne peuvent pas se marier l’une à l’autre ont eu des relations sexuelles… Lorsque les cerfs, les porcs sauvages et les buffles font sans cesse irruption à travers la haie qui entoure la plantation, et endommagent celle-ci, on dit la même chose[11]. »

(S. N., pages 235-236.)

Pas de « prohibition » de l’inceste.

George Brown rapporte encore qu’à Samoa « une personne coupable d’inceste était mise à la torture et tuée par ses proches. Ils disaient que, ce faisant, ils se tuaient eux-mêmes[12]. » Expression intéressante de la solidarité du groupe familial. L’inceste a été une autopollution, et la mise à mort de son auteur par les membres de son propre groupe est une sorte de suicide partiel.

Si l’on prend les choses de ce biais, c’est-à-dire si on les regarde du point de vue où sont placés ces primitifs, une conséquence importante apparaît. Le fameux problème de la prohibition de l’inceste, cette vexata quæstio, dont les ethnographes et les sociologues ont tant cherché la solution, n’en comporte aucune. Il n’y a pas lieu de le poser. Dans les sociétés dont nous venons de parler, il est vain de se demander pour quelle raison l’inceste est prohibé : cette prohibition n’existe pas. Non pas qu’il soit licite ou toléré (sauf, comme on le verra tout à l’heure, en quelques circonstances exceptionnelles). Mais on ne songe pas à l’interdire. C’est quelque chose qui n’arrive pas. Ou, si par impossible cela arrive, c’est quelque chose d’inouï, un monstrum, une transgression qui répand l’horreur et l’effroi. Les sociétés primitives connaissent-elles une prohibition de l’autophagie, ou du fratricide ? Elles n’ont ni plus ni moins de raison de prohiber l’inceste.

Si, par extraordinaire, il est commis, c’est comme la sorcellerie, « le plus noir des crimes », c’est-à-dire le plus redoutable des porte-malheur. Mais normalement, il n’y a pas à le prévoir.

(S. N., pages 246-247.)

L’incestueux est sorcier.

Voici la curieuse exception à laquelle M. Smith fait allusion. « Lorsqu’un homme veut être tout particulièrement heureux dans une entreprise, il ne se borne pas à se procurer le charme convenable mais, se conformant en cela aux instructions du « docteur », avant de se mettre en route, il commet l’inceste avec sa sœur ou sa fille. Cela donne une très grande force à son talisman[13]. » Et de même dans un autre passage : « La personne qui commet un inceste est expressément appelée mulohzi (sorcier, celui qui trafique avec les forces interdites). Mais, dans certaines conditions, par exemple quand un homme veut un certain bonheur particulier, alors l’inceste n’est pas seulement permis, il est recommandé[14]. »

M. Junod mentionne également une circonstance exceptionnelle où le grand inceste est commis exprès, en vue de réussir dans une entreprise périlleuse. « Il y a quelques villages, près du Nkomati et d’autres fleuves, dont les habitants sont des spécialistes de la chasse à l’hippopotame, et possèdent la science ou art spécial appelé butimba.

« Pendant le jour, le chasseur pêche, tout en observant sans cesse les mouvements des hippos. Quand il voit que la saison propice est venue, et qu’il est prêt à entreprendre une expédition de chasse qui durera un mois, il fait venir à sa hutte sa propre fille, et il a des relations sexuelles avec elle. Cet acte incestueux, absolument tabou dans la vie ordinaire, a fait de lui un « meurtrier » ; il a tué quelque chose chez lui, il a ainsi acquis le courage de faire de grandes choses sur le fleuve ! Désormais, jusqu’à la fin de la campagne, il n’aura plus de relations sexuelles avec ses femmes. La même nuit, aussitôt après l’acte, il part avec ses fils… il attaque un hippopotame. »

La fin poursuivie ici est évidemment la même que chez les ba-Ila. Le chasseur thonga commet l’inceste afin de disposer, comme les sorciers, de la puissance magique dont il a besoin pour renforcer le charme qu’il s’est inoculé, et pour dominer ainsi l’hippopotame. M. Smith disait que l’inceste fait de l’homme un sorcier. M. Junod dit qu’il devient un meurtrier. Les deux termes s’équivalent : une des caractéristiques essentielles du sorcier est qu’il tue.

(S. N., pages 254-257.)

Les transgressions portent malheur.

Chez les Lolos, « il y a trois sortes de choses mauvaises, qui infligent des maladies et des malheurs 1o les esprits de ceux qui sont morts de morts impures ; 2o les démons ; 3o les slo-ta : on appelle ainsi les phénomènes insolites, contre nature, qui non seulement annoncent mais causent les désastres (naissances de monstres, poules chantant comme un coq, etc.[15]). » Même croyance et mêmes pratiques dans l’Afrique australe, où les nègres essayent de lutter contre ces « phénomènes insolites » en les supprimant. Ils les appellent « tlolo », ou, selon la traduction de Livingstone, « transgression ». Les albinos sont généralement tués. « Un enfant qui perce ses dents d’en haut avant celles d’en bas était toujours mis à mort chez les Bakaa, et je crois aussi chez les Bakwains. Dans quelques tribus, de deux jumeaux on ne laissait vivre qu’un seul (il pouvait y avoir à cela encore d’autres raisons). Un bœuf qui, couché dans son parc, bat la terre avec sa queue, est traité de la même façon. On croit qu’il invite la mort à visiter la tribu. Lors de mon passage par Londa, mes hommes portaient avec eux une grande quantité de volailles, d’une espèce plus grande que celle de leur pays. Si l’une d’entre elles chantait avant minuit, elle était coupable de tlolo, et on la tuait[16]. »

Ainsi tout phénomène insolite est considéré comme le signe et, du même coup, comme la cause d’une disgrâce qui arrivera plus tard ; mais, d’un autre point de vue, et tout aussi justement, cette disgrâce peut être regardée comme la cause du phénomène insolite. C’est donc que nous faussons ces représentations collectives en les interprétant par la loi de causalité, qui implique un ordre temporel invariable et irréversible entre la cause-antécédent et l’effet-conséquent. En fait, ces représentations obéissent à la loi de participation, loi constitutive de la mentalité prélogique. C’est une liaison mystique, irréductible à une analyse logique, qui unit le phénomène insolite à la disgrâce dont il est le signe.

(F. M., pages 334-336.)

Dans les tribus du centre de Célèbes, on parle de citrouilles, de cocotiers, etc., qui portent malheur. Rien de plus commun que les croyances de ce genre : la Mentalité primitive en a déjà cité quelques-unes (ch. V, pp. 154 et suivantes). En général, on considère comme porte-malheur les êtres et les objets dont le comportement présente quelque chose d’insolite, d’extraordinaire, d’anormal, se rapprochant de ce les Romains appelaient monstra et portenta, et regardaient aussi comme de funestes présages. Par exemple, « quand le fruit d’un bananier sort, non pas au sommet de la tige, mais en son milieu, cela est measa (porte-malheur). En pareil cas, l’arbre est aussitôt abattu, et jeté au loin. Au centre de Célèbes, cette croyance est répandue partout… On dit d’ordinaire que cela entraîne comme conséquence la mort du maître de cet arbre[17]… »

Dans tous ces cas, et dans une infinité d’autres semblables, — M. Kruyt en a donné une longue liste pour le centre de Célèbes seulement, — ce qui fait peur au primitif, comme on sait, c’est l’anomalie. Aussitôt qu’il perçoit le fait insolite, anormal, il n’a pas besoin d’en chercher la cause. Il y voit, il y sent l’action d’une force invisible et maligne qui révèle ainsi sa présence. Elle porte malheur, elle ensorcelle. On traite donc ces êtres ou objets insolites et anormaux comme des sorciers.

(S. N., pages 218-219.)

Pour nous, transgression signifie violation d’une règle, d’une loi positive ou morale. Pour les primitifs, c’est une anomalie, quelque chose d’insolite et d’inouï : présage funeste, manifestation d’un principe nocif invisible. De même, lorsqu’on nous dit que les sorciers, les incestueux, les violateurs de certains tabous, etc., sont « punis » de mort ou d’une autre peine, nous voyons là (et c’est ainsi que presque tous les observateurs l’ont compris) un « châtiment » de leur crime. Nous introduisons ici les concepts courants dans nos sociétés. Notre point de vue est juridique et moral ; celui des primitifs est avant tout mystique. Quand le chien qui a grimpé sur la hutte, la chèvre qui a mangé ses excréments, le bœuf qui, dans le kraal, a frappé le sol de sa queue sont mis à mort, est-ce pour le « crime » qu’ils ont commis ? Est-ce une punition, un châtiment ? Le primitif veut arrêter l’action du principe nocif qui s’est révélé par la transgression, et il n’imagine pas de moyen plus sûr que de supprimer l’animal en qui ce principe s’est manifesté. Mais, si la chose est possible, au lieu de tuer l’animal, il le vendra : le résultat désiré n’en sera pas moins obtenu. De même, dans un grand nombre de sociétés, on met à mort les enfants qui naissent avec des dents ou percent les dents du haut les premières : est-ce des criminels que l’on punit ? Non, mais ce sont des porte-malheur. On s’en défait en leur ôtant la vie.

(S. N., pages 266-267.)

Le tabou, défense contre l’impureté.

Le mot « tabou », dont le sens est devenu très large et assez vague, s’emploie indifféremment pour désigner des interdictions de diverses sortes. Une des plus fréquentes a pour objet de protéger contre certaines mauvaises influences, ou d’en arrêter la diffusion, les empêchant ainsi d’atteindre des objets ou des personnes encore indemnes. Telle est la raison, par exemple, ou du moins l’une des raisons, pour lesquelles on isole les personnes en deuil, les homicides, les malades près de leur fin : ils sont impurs, et il faut empêcher que leur souillure ne se communique à d’autres. De même, il leur sera interdit de se servir des ustensiles que d’autres auraient à toucher après eux, de manger à la marmite commune, etc. Si ces tabous ne sont pas observés, des malheurs ne manqueront pas de s’ensuivre, pour eux, et pour autrui. Non pas parce que le tabou violé exige la punition du coupable, mais parce que, du fait de cette violation, la mauvaise influence trouve le champ libre. Le tabou agit à la façon d’une barrière, d’un cordon sanitaire mystique, qui arrête une infection, également mystique. Tant que le cordon, la barrière, remplissent leur office, elle ne se propage pas. Mais que la barrière tombe, que le cordon soit rompu, rien ne s’oppose plus à son passage. Ainsi, l’impureté de la mort est extrêmement contagieuse. Il est donc très souvent interdit d’entrer dans un village où un décès vient d’avoir lieu. Si cette défense n’est pas respectée, la souillure se propage, et d’autres morts vont se produire. La « fermeture » du village (par exemple, chez les Nagas) arrête cette contagion. Ceux qui, sans en tenir compte, y entrent tout de même, renversent cette barrière. Aussitôt la mauvaise influence, libérée, s’exerce sur eux. Ils sont devenus impurs. Ils sont en imminence de malheur.

À la veille d’une expédition, ou d’une opération importante, dangereuse, ou difficile, il arrive fréquemment qu’un tabou de ce genre interdise les relations sexuelles, qui seraient une cause d’insuccès. Sans doute il est des cas où, loin d’être défendues, elles sont au contraire prescrites. Dans les rites agraires, par exemple, qui ont pour objet essentiel d’assurer et d’augmenter la fertilité de la terre, la fécondité des plantes, et l’abondance des récoltes, les relations sexuelles, comme on sait, tiennent une place considérable. Mais, en général, les primitifs ne voient pas de difficulté à ce qu’une influence, bienfaisante en certaines circonstances, se montre nuisible en d’autres. M. Lindblom dit formellement : « Dans certains cas, les relations sexuelles portent bonheur, sont purificatoires, et comme un rite nécessaire ; en d’autres, elles sont de mauvais augure, et par suite il faut les éviter soigneusement[18]. »

(S. N., pages 361-362.)

Tabous sexuels.

La fabrication d’un harpon, pour la pêche au dugong, est une opération aussi délicate qu’importante. La vie du pêcheur papou en dépend. Ce travail est accompagné d’une série d’observances, qui ont pour but d’en assurer le succès… et aussi de porter bonheur au harpon lorsqu’on s’en servira… « Tout le temps que dure cette fabrication, l’homme doit s’abstenir de relations sexuelles avec sa femme, à qui il n’est même pas permis de s’approcher de cette partie de la forêt[19]. »

(S. N., page 363.)

Pendant l’école de circoncision, qui dure assez longtemps, « les relations sexuelles sont strictement interdites à tous les habitants du camp, aux jeunes gens comme à leurs gardiens. Une infraction ferait mourir les circoncis. C’est pourquoi les hommes ne doivent pas du tout aller chez eux, ou le plus rarement possible, pendant ces trois mois… Chose étrange, durant cette période, un langage obscène est permis et même recommandé… Certaines formules contiennent des expressions qui, à d’autres moments, sont interdites. Quand les femmes apportent la nourriture des novices, les gardiens qui la reçoivent de leurs mains les apostrophent d’autant d’épithètes obscènes qu’il leur plaît. Les mères elles-mêmes ont le droit de chanter des chansons obscènes en broyant le grain pour les novices[20]. » Il est à remarquer que la même licence s’observe au cours des cérémonies funéraires[21].

(S. N., pages 366-367.)

La violation des tabous.

Chez les Eskimo… visités par Rasmussen, est-on témoin de la violation d’un interdit, aussitôt l’on s’attend à quelque malheur. Par exemple, les personnes qui sont en deuil doivent s’abstenir d’un grand nombre d’actions. « Un jour, comme il fallait chercher de la glace pour la faire fondre, notre compagnon groenlandais, Jörgen Brönlund, à notre insu, ordonna d’y aller à un jeune garçon qui venait de perdre ses parents récemment. Il pouvait bien, pour une fois, passer outre aux interdictions, se dit Jörgen. Et ainsi Agpalinguark (c’était le nom du jeune homme) était allé chercher de la glace. Mais il avait été vu par deux vieilles femmes à qui cette violation de la coutume parut très inquiétante. Quelque chose allait arriver, pour sûr ! Et en effet, deux jours après, une tempête du sud-ouest éclata. La houle fut si énorme que les vagues déferlèrent très loin sur la terre, et détruisirent toutes les maisons du village. Un des chefs vint alors nous trouver, et il nous pria de ne plus provoquer, à l’avenir, de semblables violations de coutumes. « Nous observons les règles prescrites afin que le monde se maintienne, car il n’est pas permis que les puissances soient offensées… En ce pays, les hommes font pénitence (quand une infraction a été commise), parce que les morts sont… d’une puissance sans limites[22]. »

Ces expressions sont caractéristiques. Si on les rapproche de celles que Rasmussen et M. Junod rapportaient tout à l’heure, elles éclairent un des aspects sous lesquels la nature se présente aux yeux des primitifs. En vertu des participations mystiques entre le groupe social (composé des vivants et des morts), le sol qu’il occupe, les êtres (visibles et mythiques) qui y vivent et qui y ont vécu, ce que nous appelons l’ordre de la nature ne subsiste que si les conditions habituelles sont maintenues et, dans beaucoup de sociétés, si l’action personnelle du chef s’exerce comme il faut. Le respect des interdits ou tabous est une de ces conditions essentielles. Une des fonctions du chef est d’empêcher d’abord qu’ils ne soient violés et, si l’infraction a eu lieu, de la faire expier par les cérémonies appropriées. Comme le « medicine-man » l’explique à M. Junod, une fausse couche secrète, qui permet à la femme et à son mari d’esquiver les tabous expiatoires, met tout le groupe social en danger de mort. La pluie « ne peut plus » tomber. Les moissons seront brûlées, le bétail périra de soif, la tribu sera réduite au désespoir. La femme est « très coupable », et rien ne devra la soustraire au châtiment, qui seul rétablira les conditions normales, et sauvera ainsi la tribu. Quand la solidarité sociale est telle, qu’un membre du groupe peut mettre les autres dans l’impossibilité de vivre, en provoquant un désordre de la nature, aucun crime ne saurait être plus grave que la violation des interdits, qui rompt les participations d’où dépend le bienêtre de tous.

(M. P., pages 299-300.)

Purifications.

« En certaines circonstances… les Herero sacrifiaient un bœuf appelé ojomaze, « celui de la graisse ». La graisse de ce bœuf était gardée par le chef dans une boîte spéciale. Elle servait à purifier et à désensorceler ; par exemple, quand des gens revenaient d’un voyage dangereux, ou bien quand ils avaient contracté une souillure à l’enterrement d’un mort, etc. Alors le chef oignait de cette graisse la poitrine et les bras de la personne à purifier[23]. »

Ainsi la même opération « purifie » et « désensorcelle ». Dans un cas comme dans l’autre, elle a pour but et pour effet de mettre celui qui la subit à l’abri du malheur, que la souillure ou l’ensorcellement attirait sur lui. Rien ne saurait mieux nous faire entendre ce que signifie « souillure, impureté » pour les primitifs, du moins dans un grand nombre de cas, dans ceux qui ont le plus d’importance à leurs yeux. Devenir impur, contracter une souillure, c’est subir une influence qui met « en imminence de malheur ». Être purifié, lavé de cette souillure, c’est échapper à cette influence, c’est sortir de la situation dangereuse où l’on a été mis.

Dès lors, on voit pourquoi il n’y a pas lieu, quant à l’effet produit, de distinguer entre « souillure » et « ensorcellement ». L’action exercée par le sorcier sur la victime consiste précisément à lui porter malheur. Or quel est l’effet de la souillure, sinon de porter malheur ? Il est donc naturel qu’une même opération, chez les Herero, chez beaucoup d’autres Bantou, et même dans bien d’autres sociétés, serve soit à purifier, soit à désensorceler. Dans les deux cas, elle a le même objet : parer au malheur imminent.

Nous comprenons mieux maintenant pourquoi tout contact avec des êtres ou des objets inconnus l’effraye qui sait quelles influences en émanent, et si l’on ne va pas se trouver souillé, c’est-à-dire ensorcelé ? Ɑ’où, si le contact a eu lieu, la nécessité d’une purification

La coutume en est à peu près universelle. « Quand les noirs sont allés faire une visite, dit Mme L. Parker, au moment de partir ils allument un feu pour produire de la fumée ; et ils se fumigent, afin de ne pas apporter de maladie chez eux[24]. » Désinfection mystique en se purifiant par la fumée, les noirs se débarrassent des mauvaises influences qui pourraient les ensorceler, c’est-à-dire les rendre malades, et dont la représentation est à la fois matérielle et immatérielle

(S. N., pages 274 et 276.)

Purifier, c’est fortifier.

« Rendre pur » en effet, dans la pensée des primitifs, équivaut souvent à « rendre fort ». Toute souillure met en état d’infériorité. Qui est devenu impur, pour une raison quelconque (il a été ensorcelé, il a assisté à des funérailles, on l’a accusé d’un crime, etc.), se trouve ipso facto sous une mauvaise influence. Le malheur qui lui est ainsi arrivé en annonce, et va en causer d’autres. Il n’y est pas seulement plus exposé qu’auparavant ; il est aussi moins capable d’y résister. Aussi longtemps qu’il restera impur, sa condition demeurera précaire, parce qu’il est faible. Le purifier, c’est le faire sortir de cet état dangereux. C’est neutraliser, selon l’expression souvent employée par les indigènes, les mauvaises influences qui l’affaiblissent. En un mot, c’est le rendre plus fort.

Peut-être faut-il voir, dans cette assimilation de « pur » avec « fort », une des origines des pratiques ascétiques — mortifications, jeûnes, abstinences de toutes sortes — que l’on a observées si souvent dans les sociétés primitives. Presque toujours, avant de célébrer une cérémonie importante, de s’adresser aux puissances invisibles, de leur présenter une requête, d’entreprendre une expédition (de chasse, de pêche, de guerre, etc.), d’où le salut du groupe peut dépendre, on juge indispensable, pour se purifier, c’est-à-dire pour se fortifier, de s’astreindre pendant un temps plus ou moins long à des pratiques ascétiques.

(S. N., pages 289-290.)

Méthodes de purification.

Un homme a beau se couvrir d’amulettes, posséder les formules les plus puissantes, prendre les précautions les plus minutieuses, observer scrupuleusement, en toutes circonstances, les prescriptions et les interdits obligatoires, il n’est jamais certain d’être demeuré pur, c’est-à-dire de ne pas se trouver sous une mauvaise influence. La faute ou l’imprudence de quelqu’un des siens, le contact de quelque objet impur peuvent avoir eu cet effet sur lui, sans qu’il s’en soit aperçu. Ou bien un décès a eu lieu dans sa maison, la foudre est tombée sur elle, etc. Le voilà lui-même souillé. Comment pourra-t-il retrouver sa pureté, c’est-à-dire se soustraire à la menace de malheur ?

Pour comprendre le sens et l’efficacité des méthodes de purification que les primitifs ont établies, et se transmettent de génération en génération, il faudrait pouvoir se représenter tout à fait comme eux ce dont ils cherchent à se débarrasser. C’est quelque chose de spirituel, une mauvaise influence, force invisible qui porte malheur — mais de matériel en même temps, car la souillure adhère à l’homme impur, « colle » à sa personne. Elle doit être « nettoyée », au sens littéral du mot. Nous ne possédons pas de termes qui correspondent exactement à ceux des indigènes, « qui désignent à la fois des représentations matérielles de qualités immatérielles, et des représentations immatérielles d’objets matériels ».

Ainsi, nous lisons dans le dictionnaire d’Hardeland : « Papas bali : balai qui sert à enlever toute impureté et tout malheur (impureté et malheur sont en effet deux aspects d’une même réalité, à la fois spirituelle et matérielle). Il est fait avec les feuilles de certaines plantes, que l’on attache ensemble, et que l’on trempe dans le sang et dans l’eau de riz. On l’agite alors au-dessus de l’homme qui est pali (impur), ou on le promène par toute la maison qui est en cet état. Cela s’appelle : balayer l’impureté[25]. »

(S. N., pages 433-434.)

Presque partout on « se lave » d’une souillure, par exemple, après avoir assisté à des funérailles, en prenant un bain, de préférence dans une eau courante, ou dans la mer. On se représente que l’eau détache du corps l’impureté et l’emporte, en même temps qu’elle a le pouvoir de neutraliser la mauvaise influence. Pour mieux dire, dans les représentations des primitifs, ces deux effets ne se séparent pas. De même, quand on a obtenu d’un sorcier qu’il révèle où il a caché les appartenances de sa victime, sur lesquelles il a opéré pour la faire souffrir et mourir, on court les chercher, et on les plonge aussitôt dans une eau courante. Immédiatement, l’effet des maléfices s’arrête. S’il en est encore temps, la victime est sauvée. La force purifiante de l’eau, jointe au désistement du sorcier, a eu raison de l’ensorcellement.

(S. N., pages 437-438.)

La confession.

Un malheur inattendu, inexplicable, révèle tout à coup qu’une mauvaise influence s’exerce sur ceux qu’il frappe, en d’autres termes, qu’ils sont impurs. Comment le sont-ils devenus ? Peut-être par leur propre faute, à leur insu. Peut-être par celle de l’un d’entre eux, dont un acte a souillé le groupe entier, attirant ainsi le malheur sur eux tous. En pareil cas, pour faire cesser cet état, qui menace d’être fatal, pour que le groupe puisse redevenir pur, une condition préliminaire est indispensable. Il faut que le coupable, c’est-à-dire celui qui a contracté la souillure, avoue sa faute. La confession est de rigueur. Tant qu’elle n’a pas eu lieu, les conséquences funestes de la souillure continuent à se dérouler.

Avant d’entrer en campagne, on demandera à chaque guerrier la confession entière et en général publique de ses fautes. C’est là un usage très commun dans les sociétés primitives, ou même assez développées : on l’a constaté en Indonésie, en Polynésie, chez les Eskimo, au Mexique, au Pérou du temps des Incas, en Afrique chez les Bantou, et encore ailleurs. Toutes ces populations lui attribuent une grande importance. Peut-être cette coutume a-t-elle eu sa principale origine dans le besoin de neutraliser la mauvaise influence d’une souillure, et d’arrêter les calamités qu’elle amène infailliblement, aussi longtemps qu’elle est tenue secrète.

(S. N., pages 442 et 444.)

M. Rasmussen rapporte l’histoire d’une femme nommée Uvuvnak, qui, tombée un soir en syncope, possède, quand elle revient à elle, les pouvoirs d’un shaman. « Rien ne lui était plus caché, et elle commença à révéler toutes les fautes commises par les habitants de la maison. De cette façon, elle les purifia tous[26]. » « …Uvuvnak, inspirée, se met à chanter. (Tout shaman a un chant qui lui appartient en propre, et qui lui vient du monde des esprits.) Elle se grise de son propre chant, dans un transport de joie les autres sont gagnés par son ivresse, et, sans qu’on le leur demande, commencent à raconter toutes leurs mauvaises actions, les leurs, et celles d’autrui. Ceux qui, ainsi accusés, reconnaissaient être coupables, se délivraient de leurs péchés en levant les bras, et en faisant comme s’ils rejetaient tout mal loin d’eux-mêmes ; tout ce qui était fausseté et méchanceté était lancé au loin ; c’était emporté comme un grain de poussière, qu’on chasse de sa main en soufflant dessus. » Cette confession, animée, sous l’impulsion du shaman, d’une sorte de mouvement lyrique, prend l’aspect d’une purification à la fois symbolique et réelle. Elle nettoie, au propre et au figuré, ceux qui avouent tout haut leurs fautes. Comme il est fréquent chez les primitifs, le symbole participe intimement à ce qu’il symbolise. Il est ce qu’il figure. La confession fait disparaître la souillure, comme les cris des femmes qui imitent les oiseaux d’eau font venir la pluie.

(S. N., pages 447-448.)

Effets bienfaisants de la confession.

Dans les sociétés où les « procès » de sorcellerie sont en usage, on veut à tout prix faire avouer les malheureux accusés et, d’ordinaire, on les torture jusqu’à ce qu’ils s’y décident ou qu’ils meurent. A-t-on besoin de ces aveux pour être sûr qu’on ne s’est pas trompé ? — Certainement non. On est à cent lieues de tels scrupules. L’énormité de l’accusation dispense de chercher des preuves. D’ailleurs, l’ordalie est infaillible. Personne n’aurait l’idée d’en demander une confirmation.

D’où vient donc cette obstination à arracher des aveux dont on pourrait si bien se passer, s’il ne s’agissait que de savoir qui est le coupable ? — C’est que le motif auquel on obéit est tout autre. On est persuadé que la confession, dont on veut absolument s’assurer, du fait qu’elle a lieu, produit certains effets. Entre l’auteur de l’acte qui a causé la souillure et l’acte lui-même, on se représente, on sent une liaison mystique, une participation semblable à celle qui unit un être vivant à ses appartenances. Tant que l’auteur de l’acte garde le secret, celui-ci est comme un être sorti de lui, qui vit d’une vie propre et qui engendre à son tour de funestes conséquences. L’homme en est responsable : il est le complice tacite du mal qui se propage ainsi. S’il parle, au contraire, s’il se reconnaît publiquement l’auteur de l’acte, il lui retire la vie qu’il lui communiquait. Il lui ôte la force de nuire. Selon l’expression du shaman eskimo, il lui « enlève son aiguillon ». Les conséquences sont arrêtées net. C’est ce que les Indonésiens appellent « neutraliser » une mauvaise influence.

On comprend maintenant pourquoi il faut absolument obtenir les aveux du sorcier. Ils équivalent à un désensorcellement.

(S. N., pages 452-453.)

La confession de la femme en couches.

Chez les Azande du Congo belge, « l’accoucheuse prie le mari de se retirer. Elle interroge alors la parturiente, et lui dit : « Voilà, tu vas enfanter. Révèle maintenant si cet enfant est réellement l’enfant de ton mari. Si, après que tu as été enceinte, tu as eu des rapports sexuels avec d’autres personnes, dis-le-moi. Donne-moi tous les noms, sans quoi l’accouchement sera laborieux ; on ne peut savoir ce qui adviendra de l’enfant. » La mère révèle à l’accoucheuse la vérité[27]… »

Le cas de la femme adultère en danger pendant son accouchement est comparable à celui du groupe eskimo réduit à la famine parce qu’une femme a dissimulé une fausse couche. Dans l’un comme dans l’autre, l’extrême danger naît d’une impureté demeurée secrète. Il n’est écarté que par la révélation, et plus précisément par l’aveu de la faute. Seul, celui-ci neutralise la mauvaise influence qui s’exerce à la faveur du secret.

(S. N., pages 456 et 458.)

  1. H. Lichtenstein, Reisen im Süd-Afrika, I, pp. 417-418.
  2. H.-A. Junod, Conceptions physiologiques des Bantous Sud-Africains. Revue d’Ethnographie et de Sociologie, 1910, pp. 137-138.
  3. H. Callaway, The religious system of the Amazulu, p. 440, et note 23, même page.
  4. Missions évangéliques, XCIX, 2, p. 155 (1924) (H. Nicod).
  5. F. Speckmann, Die Hermannsburger Mission in Afrika, p. 147.
  6. E. Holub, Sieben Jahre in Süd-Afrika, I, p. 423.
  7. J. Irle, Die Religion der Herero. Archiv für Anthropologie, N. F. XV, p. 357 (1915).
  8. G. Landtman, The Kiwai Papuans, pp. 230-232.
  9. G. Landtman, The Kiwai Papuans, pp. 160-161.
  10. A. C. Kruyt, Measa, II. T. L. V., LXXV, pp. 74-75 (1919).
  11. A. C. Kruyt, Measa, II. T. L. V., LXXV, p. 81 (1919).
  12. G. Brown, Melanesians and Polynesians, p. 411.
  13. Smith and Dale, The ila-speaking peoples of Northern Rhodesia, I, p. 261.
  14. Ibid., II, 83.
  15. A. Henry, The Lolos and other tribes of West China. J. A. I., XXXIII, p. 104.
  16. Livingstone, Missionary Travels, p. 577. Cf. Baumann, Usambara und seine Nachbargebiete, p. 43.
  17. A. C. Kruyt, Measa, III. T. L. V., LXXVI, p. 105 (1920).
  18. G. Lindblom, The Akamba, p. 487.
  19. G. Landtman, The Kiwai Papuans, pp. 120-122.
  20. H. A. Junod, The life of a South-African tribe, I, pp. 79-80.
  21. Ibid., I, p. 160.
  22. Kn. Rasmussen, Neue Menschen, pp. 149-150.
  23. J. Irle, Die Religion der Herero, p. 359.
  24. Langloh Parker, The Euahlayi tribe, p. 41.
  25. A. Hardeland, Dajacksch-Deutsches Wörterbuch, p. 419.
  26. Kn. Rasmussen, Intellectual culture of the Iglulik Eskimos, p. 122.
  27. C. R. Lagae, O. P., Les Azande ou Niam-Niam, pp. 168-169.