Mort de Léon Gautier

La bibliothèque libre.
Mort de Léon Gautier
Bibliothèque de l’École des chartestome 58 (p. 500-505).

MORT DE LÉON GAUTIER.


La douloureuse émotion causée par la mort de Léon Gautier a été ressentie bien au delà des limites de notre Société. Personne n’était plus aimé, et, en écrivant ces lignes, nous nous croyons sûrs de n’être démentis ni par ses confrères de l’Institut, ni par les archivistes paléographes dont les trois quarts ont été ses élèves, ni surtout par ses collègues des Archives nationales, qui tous s’étaient habitués à voir en lui un confident dont ils connaissaient à l’épreuve l’amitié, la fidélité, la discrétion. Cette discrétion — c’était chez lui un trait caractéristique — se conciliait avec l’ardeur d’une nature enthousiaste à laquelle il dut en grande partie ses succès de professeur et de vulgarisateur. Aux arides débuts de la paléographie, il savait exciter l’intérêt des auditeurs par des éclaircissements sur tous les sujets mentionnés dans les textes d’étude, par une chaleur d’expression égale à celle qu’il mettait dans ses écrits à commenter nos Chansons de geste. Tout en poursuivant les recherches de la plus austère érudition, celles qu’il entreprit sur les poésies liturgiques, par exemple, il estimait que les savants ne devaient pas travailler pour les seuls savants ; continuant le mouvement dont Paulin Paris fut jadis l’initiateur, il s’était donné la tâche de faire connaître aux Français le patrimoine de traditions poétiques, chevaleresques et nationales que contiennent nos épopées du moyen âge. Il y avait réussi : si la Chanson de Roland est aujourd’hui entre les mains de tous les écoliers, c’est à Léon Gautier qu’on le doit.

L’ardeur chez lui était d’autant plus communicative qu’il était impossible de n’y pas reconnaître la bonne foi, qui se manifestait d’ailleurs dans tous les actes de sa vie. Peu de gens ont eu des convictions aussi profondes ; bien peu ont su, au même degré, rendre justice à leurs adversaires. On sait quel respect, quelle amitié même il portait à des hommes qui ne partageaient aucune de ses idées. C’est qu’il était attaché à ses convictions pour elles-mêmes, non pour lui-même. Jamais savant n’eut moins de vanité ; jamais homme ne fut plus modeste. Il avait tenu à éloigner de ses funérailles tout ce qui pouvait ressembler à un hommage rendu à sa mémoire. Mais le silence qui, par respect pour ses volontés, a été pieusement gardé sur sa tombe, aurait été une injustice s’il eût été prolongé. M.  Héron de Villefosse, président de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, l’a rompu le premier, au nom des plus éminents confrères de Léon Gautier, en prononçant devant eux le discours qu’on va lire.


H.-F. D.


« Messieurs,

« La mort, cette année, n’épargne pas notre Académie ; elle nous impose de tristes et douloureux devoirs. Á peine avons-nous rendu les derniers hommages à notre confrère Edmond Le Blant, qu’un autre est frappé. Léon Gautier, que nous venons de perdre d’une manière si rapide, était encore assez jeune pour que nous eussions le droit de compter sur son activité ; il nous a été enlevé en quelques heures, sans que ses plus chers amis aient pu lui donner un témoignage de leur affection, sans qu’ils aient pu lui dire un dernier adieu. Lorsqu’il a senti le moment suprême approcher, il a demandé avec instance qu’aucun discours ne fût prononcé sur sa tombe ; votre Président s’est conformé à cette volonté nettement exprimée. Mais il ne nous a pas été interdit d’honorer sa mémoire dans le lieu même de nos réunions. Aussi je voudrais essayer, malgré mon insuffisance, de vous rappeler les étapes de sa carrière scientifique si bien remplie, si féconde ; je voudrais dire ici quelques mots de sa vie consacrée tout entière à l’étude, au bien, à la défense de ses plus chères convictions.

« Né au Havre le 8 août 1832, Léon Gautier fit ses études à Laval ; il les termina au collège Sainte-Barbe. Entré à l’École des chartes, il en sortit en 1855 avec le titre d’élève pensionnaire. Il fut aussitôt attaché, en qualité de secrétaire, à Francis Guessard, auquel le ministère de l’Instruction publique venait de confier la direction du Recueil des anciens poètes de la France ; il accompagna le savant philologue en Suisse et en Italie. C’est à Venise, à la bibliothèque Saint-Marc, qu’il découvrit un long poème, écrit en français par un Italien ; il en fit bientôt apprécier l’intérêt et le mérite. Il l’analysa avec soin dans la Bibliothèque de l’École des chartes sous le titre de l’Entrée en Espagne. Il préludait ainsi à ses belles études sur l’origine et l’histoire de notre littérature nationale auxquelles il devait attacher son nom.

« Nommé archiviste de la Haute-Marne à la fin de l’année 1856, il occupa ce poste pendant deux années. Le 1er  mars 1859, il entrait aux Archives nationales, où il resta pendant trente-huit ans, consacrant ses forces et son activité à classer, à faire connaître et apprécier les richesses de ce grand établissement scientifique. En 1893, il y remplaça notre regretté confrère Siméon Luce, comme chef de la section historique.

« Ses principaux travaux se rapportent à la poésie liturgique, à l’histoire littéraire, à la paléographie.

« C’est sur les bancs de l’École des chartes qu’il écrivit ses premiers Essais sur la poésie liturgique au moyen âge : tel était le titre de sa thèse. Il avait conçu le projet de faire un travail d’ensemble sur les proses, les tropes, les offices rimés. Il voulait écrire l’histoire de cette poésie et en rassembler une collection vraiment complète, où les chants de toutes les églises de la catholicité, réunis les uns à côté des autres, donneraient à l’ouvrage un caractère réel d’universalité. Ce projet a été réalisé par la publication des Œuvres poétiques d’Adam de Saint-Victor et par celle de l’Histoire de la poésie liturgique au moyen âge. Dans ce dernier volume, il a traité, d’une manière aussi curieuse que neuve, la question des tropes intercalés au texte pontifical de la liturgie catholique, il y a fait connaître dans les menus détails la nature, l’origine et les vicissitudes de ces morceaux d’office auxquels est liée si intimement l’histoire de la poésie latine, celle de la musique et du théâtre au moyen âge. Ces recherches, tout à fait originales, sont présentées avec la chaleur d’exposition dont il avait le secret ; il a suivi pas à pas les développements des tropes ; il a montré comment en étaient sorties les proses, puis les petits poèmes satiriques que les élèves des moines chantaient pendant les récréations. C’est par l’étude laborieuse des manuscrits qu’il est arrivé à mener à bien cette œuvre d’érudition aussi instructive qu’intéressante. Il fallait tout son talent, toute son ardeur, toute sa critique impartiale pour traiter avec succès un sujet aussi ardu et pour montrer quelles ressources offrent les monuments liturgiques à ceux qui veulent apprécier l’esprit et pénétrer dans les habitudes de la société religieuse du moyen âge.

« Ses travaux sur l’histoire littéraire sont les plus connus ; ils lui ont valu à diverses reprises les plus hautes récompenses académiques. Léon Gautier a eu une bonne fortune, rare pour un érudit, celle de voir le succès de ses livres ; il le doit surtout à la chaleur communicative et à la clarté de son style. Son plus vif désir était d’exprimer ses idées d’une manière heureuse et agréable. Il ne méprisait pas la forme pour ne s’occuper que du fait. On lui a quelquefois reproché son ardeur et son enthousiasme, mais, sans ces puissants mobiles, il n’aurait pas entrepris les œuvres qu’il nous laisse, il n’aurait pas rendu d’aussi notables services à la science. « L’histoire littéraire, disait-il, touche par trop de côtés à la littérature, à l’art lui-même, et par conséquent à toute notre âme, à toutes nos idées, à tous nos sentiments. Comment voulez-vous que je lise Aliscamps sans m’émouvoir très vivement, comment voulez-vous que j’en parle sans cette sorte de frissonnement qui donne au style un éclat et une chaleur naturels ? » Le premier volume des Épopées françaises parut à un moment où on n’avait encore, dans le public lettré, que des notions très vagues sur notre ancienne littérature. L’histoire de notre poésie épique est une matière singulièrement complexe, et, sans un plan très clair, elle serait tout à fait ténébreuse. C’est un des grands mérites de Léon Gautier d’avoir apporté l’ordre et la clarté dans ce chaos. Il a su résumer et vulgariser sous une forme nouvelle tous les travaux qui avaient eu pour objet la littérature épique de la France ; il a complété ces travaux par le résultat de ses propres recherches. En publiant cet important ouvrage, Léon Gautier a su séduire et entraîner beaucoup d’esprits curieux qui, pour entrer dans l’étude de notre littérature nationale, avaient besoin d’y être introduits par un initiateur convaincu et passionné. À deux reprises, notre Académie lui en témoigna toute sa satisfaction : elle lui accorda le second prix Gobert pour le tome Ier et pour la première partie du tome II ; en 1868, elle lui décerna le grand prix Gobert après la publication du tome III. Elle lui tendait déjà les mains.

« Mais ce qui a rendu le nom de Léon Gautier presque populaire, c’est le texte définitif qu’il a donné de la Chanson de Roland. Sa connaissance approfondie de nos chansons de geste et de leur destinée, ses beaux travaux sur nos épopées nationales le désignaient pour accomplir cette tâche. Il lui appartenait de faire entrer pour ainsi dire dans le domaine public un monument qui représente avec une réelle supériorité cette littérature épique qui s’est produite avec tant de fécondité dans la France du moyen âge, et, par la France, dans l’Europe entière. Déjà bien des éditions en langage moderne en avaient été publiées. Mais il y avait encore quelque chose à ajouter pour en compléter l’étude, pour en faciliter et pour en répandre la connaissance. Grâce à lui, le chef-d’œuvre épique du xie siècle, connu pendant longtemps des seuls érudits et de quelques curieux, est aujourd’hui étudié dans nos écoles ; les gens du monde peuvent le lire ; le vieux français a conquis sa place dans les programmes classiques. Plus de vingt-cinq éditions attestent le succès toujours croissant de la Chanson de Roland, que Léon Gautier, dans son enthousiasme, plaçait à côté de l’Iliade, peut-être avec un peu d’exagération.

« L’Académie des inscriptions et belles-lettres récompensa ce grand labeur et ces efforts en 1873 par le second prix Gobert ; l’Académie française, en 1875, accorda au même ouvrage le prix triennal fondé par M.  Guizot.

« Comme suite et complément de ses précédents travaux, Léon Gautier fit paraître en 1884 une étude des mœurs du moyen âge d’après les documents poétiques ; il l’intitula la Chevalerie. L’institution même est peinte, dans ce beau livre, en faisant vivre à nos yeux un de ses représentants ; la chevalerie est résumée tout entière dans l’histoire d’un chevalier. Depuis la naissance jusqu’à la mort, chaque épisode de la vie du chevalier donne lieu à des éclaircissements nombreux et sûrs, à une foule de détails précieux empruntés aux textes que Gautier connaissait si bien. Un souffle de sincérité anime cette peinture de la vie du moyen âge ; la délicatesse et l’élévation des pensées y dominent ; un style net et coloré, d’une originalité particulière, y rehausse l’abondance de l’érudition. Le texte est éclairci par des figures techniques bien choisies, et le cadre restreint adopté par l’auteur, la seule époque de Philippe-Auguste, lui permet d’apporter une précision particulière dans l’étude des monuments dont il est difficile de donner une idée plus juste et plus complète. L’Académie française lui décerna pour cet ouvrage le grand prix Gobert. — Peu de savants ont reçu de l’Institut, avant de lui appartenir, d’aussi éclatantes marques de sympathie, tant de témoignages d’estime !

« Je ne puis énumérer ici tous les titres qu’il s’était acquis à la bienveillance de notre Académie, par ses recherches incessantes et par ses beaux travaux. J’ai rappelé les principaux. Il fut élu le 18 février 1887 à la place laissée vacante par le décès de Natalis de Wailly, qui l’avait désigné lui-même à vos suffrages, et dont la recommandation émue fut comme le testament académique de l’un des hommes qui ont le plus honoré notre Compagnie.

« Il me resterait à dire un mot de ses travaux paléographiques. Il me semble qu’ils peuvent être confondus avec son enseignement. Pendant plus de vingt-cinq ans, il a été titulaire du cours de paléographie à l’École des chartes, et il s’y est montré tout à la fois érudit et éloquent. Il avait la passion du professorat ; il possédait un don particulier pour conquérir l’affection de ses élèves. Par son entrain, par sa verve, par son dévouement, il les empêchait de se décourager. Que de jeunes gens, rebutés tout d’abord par les premières difficultés de la paléographie, ont été ainsi soutenus par sa parole d’apôtre, et, entraînés par la chaleur et par la conviction de leur maître, ont continué des études dans lesquelles ils sont devenus des maîtres à leur tour ! Il leur communiquait son enthousiasme pour la littérature du moyen âge ; il savait les initier d’une façon vive et agréable à des travaux nouveaux pour eux et absolument ardus. Je ne crains pas d’affirmer que Léon Gautier est un des hommes qui ont le plus contribué à former des paléographes et des érudits.

« Il a pris rarement la parole au milieu de nous. À voir l’attitude tranquille et recueillie qu’il conservait pendant nos séances, qui aurait pu deviner l’éloquence passionnée dont il était doué et dont il savait se servir d’une manière si profitable dans son enseignement ? Son cœur débordait de bonté, de tendresse et de chaleur ; on le sentait au ton vibrant de sa voix ; on le lisait dans ses yeux ; on le devinait dans la façon dont il parlait de ce qui lui était cher. Pendant toute sa vie, il a hautement affirmé ses sentiments religieux ; il revendiquait avec orgueil les titres que lui avaient valus ses écrits pour la défense de la foi catholique. Mais sa religion n’était pas intolérante ; ses amitiés et ses admirations en sont la preuve.

« Il meurt en pleine possession de son talent, travaillant toujours, au moment même où il venait d’achever un nouveau livre, complément de ses Épopées françaises, la Bibliographie des Chansons de Geste. « Ce n’est pas sans quelque tristesse et mélancolie, dit-il dans la préface, que nous disons adieu à des études qui ont charmé et rempli tant d’années de notre vie. Peut-être avons-nous fait mieux connaître et aimer plus vivement notre Épopée nationale et par elle notre France. C’est notre vœu le plus cher et ce serait notre plus chère récompense ! » Il venait d’écrire ces lignes où, comme toujours, déborde son cœur, mais entre lesquelles on lit ses tristes pressentiments. Quand la mort est venue le prendre, elle ne l’a pas surpris. Il l’a vue venir avec le calme profond et la parfaite résignation d’un chrétien.

« Le jour de la Saint-Louis, fête du pieux roi qui, comme lui, aima si passionnément l’Église et la France, il s’est éteint, plein de sérénité, dans les bras de la fidèle compagne qui avait partagé avec lui les bons et les mauvais jours, laissant à ses enfants l’exemple d’une vie noble et simple, utile à la science et au pays. »