Mosaïque/05

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Deom Frères, Éditeurs (p. 31-35).


LA MORT DU CROISÉ




C était en ce temps lointain, très lointain, où des chevaliers tout bardés de fer, se hachaient menus comme chair à pâté, se pourfendaient, s’empalaient avec des rapières larges comme les deux bosses d’un polichinelle et des piques longues comme un carême.

C’était en ce temps lointain, très lointain, où Santa Claus ne descendait pas par les cheminées, pour la raison qu’il n’y avait pas de cheminées. C’était en ce temps lointain, très lointain, où les enfants se chamaillant, se rendaient à l’école avec un encrier à la ceinture et une botte de paille sur le dos pour leur servir de siège.

Or, en ce temps lointain, très lointain, juché comme une aire sur un rocher aux flancs abruptes et escarpés de la Franche-Comté, était assis un château comme un dogue aux crocs menaçants, sur son derrière.

Formidables étaient les abords de la forteresse seigneuriale. Mâchicoulis, herses, ponts-levis, meurtrières, créneaux, fossés, tours, tout avait un aspect redoutable, surtout lorsque de grandes sentinelles barbues se promenaient sur les remparts, avec des arcs passés en bandoulière et le carquois plein de flèches empoisonnées.

Franchissons le pont-levis ; passons à la hâte dans la grande salle d’honneur et faisons-nous introduire dans la chambre privée de la châtelaine.

La belle Berthe brode, de ses doigts fuselés et blancs comme le lys des vallées, un étendard aux armes de son seigneur et maître.

Berthe est belle comme l’aurore, lorsque le soleil surgit brillant de gloire et de splendeur derrière les hauteurs boisées qui se baignent dans les ondes miroitantes d’un lac.

Et Berthe brodait. Elle brodait un étendard pour son époux qui allait partir pour la guerre. De temps en temps, elle levait sur le baron Robert de Gosselingue, ses yeux veloutés, humides d’amour et transparents de candeur.

Robert de Gosselingue, comme le Prince Charmant, était jeune, brave et bon. Sa mâle et belle figure s’illuminait et rougissait d’enthousiasme à la lecture d’un troubadour qui, debout, à une distance respectueuse, récitait les malheurs des pèlerins du Saint-Sépulcre.

Robert avait pris la croix. Dès lors, il se trouvait engagé, ayant juré de courir sus au barbare et tyrannique Musulman, qui torturait les pauvres Chrétiens de Terre-Sainte.

Il fit des adieux touchants à sa jeune épouse, qui versait d’amères et brûlantes larmes. Il s’embarqua, en même temps qu’un grand nombre de seigneurs, avec Louis IX, roi très saint et guerrier très valeureux, à Aigues-Mortes, faisant voile pour l’Égypte. Ce départ se fit en l’an 1248.

Le jeune Croisé, une fois débarqué sur les sables torrides d’Égypte, se conduisit comme un soldat du Christ et un fils de la glorieuse France. Blessé en plusieurs batailles, aussitôt rétabli, il retournait au combat, heureux de verser son sang pour son Dieu et pour son roi.

Un soir, retiré dans sa tente, le brave Robert songeait à sa belle et douce Berthe qu’il avait laissée là-bas, là-bas, dans le cher pays de France, lorsque soudain, le clairon impératif et sonore appela aux armes.

On était au 25 décembre.

Une troupe de Mahométans, croyant les Chrétiens plongés dans les torpeurs du sommeil, venaient attaquer le camp en nombre. Des sentinelles, debout aux avant-postes, avaient donné l’éveil.

Prompt comme la pensée, Robert est un des premiers rendus sur le théâtre du combat. Aux cris de

Noël ! Noël ! il s’élance au plus fort de la mêlée. Son roi est entouré d’ennemis. Il court, perce, frappe, renverse, le sang coule, les cadavres s’amoncellent, Chrétiens et Musulmans se confondent en une même hécatombe.

Le roi est délivré.

Tout à coup, démon sorti des entrailles de la terre, un Musulman, se dresse comme un géant à côté de Robert, et d’un grand coup de cimeterre, fend en deux le crâne du guerrier martyr.

Un moment, il reste debout.

Son cadavre est un objet d’épouvante et d’effroi. Et il s’affaisse dans des flots de sang, au milieu de débris de lances, de tronçons d’épées, de heaumes brisés, de genouillères éparses, d’armures perforées.

Sans effort, l’âme du héros, blanche comme la colombe élevée par les mains vierges d’une jeune fille, s’exhala de son corps couvert de nobles blessures. Des anges, revêtus de brillantes armures, commandés par l’archange saint Michel, descendirent du ciel au milieu d’une lumière éblouissante, en chantant un hymne de triomphe.

Robert, conduit par cette milice céleste, rencontra, sur le chemin du Paradis, un petit chérubin aux ailes d’or et aux yeux de turquoise, à qui il demanda :

vas-tu, charmant enfant ?

— Sur la terre.

— Et comment t’appelles-tu ?

— Je suis le fils du Croisé Robert de Gosselingue et de la belle et pieuse Berthe, son épouse.

— Mon enfant ! s’écria, dans un délirant cri du cœur, le chevalier du Christ.

Et s’arrêtant un instant dans son ascension vers l’infini, le martyr déposa, sur le front du petit ange, un long et paternel baiser.

Puis il continua à monter, à monter, à monter, en chantant un cantique d’actions de grâces, tandis que sur la terre, dans la chapelle du château, la cloche sonnait joyeuse, à toute volée, pour annoncer qu’un héritier venait remplacer, au foyer seigneurial, le preux tombé, sur le champ de bataille, pour son Dieu et sa France bien-aimée.