Mosaïque/06

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Deom Frères, Éditeurs (p. 36-53).


LA JOLIE FILLE DE GRANDPRÉ




I ls s’aimaient.

Leur histoire était bien simple. Ensemble ils avaient commencé à assurer leurs pas incertains en se soutenant l’un l’autre, sous les yeux ravis des parents, dans les jardinets qui entouraient les deux maisonnettes voisines. Plus tard, ils s’assirent sur le même banc à l’école du village, se servant parfois du même livre pour chanter les grosses lettres de l’alphabet et épeler les parties plus scabreuses de l’abécédaire.

Puis vinrent les exercices du catéchisme et enfin le grand jour désiré depuis si longtemps, la première communion.

À la Sainte Table, ils s’agenouillèrent côte à côte comme deux anges.

Revenant de la cérémonie en se tenant par la main, ils s’entretenaient de leur bonheur avec une ingénuité et une candeur qui eussent dérouté les problèmes de grands philosophes. Mais les jours, les mois, les ans passèrent.

Leurs enfances se transformèrent ; elle devint jeune fille, il devint homme.

Ils ne construisirent plus de maisons sur la grève, n’ayant pour tous matériaux que de l’eau et du sable. Les édifices ne s’écroulèrent plus sans bruit et au milieu de leurs frais éclats de rire ; ils ne balancèrent plus sur la grande planche rustique posée en travers de l’énorme billot, ils ne jouèrent plus au cache-cache ou au collin-maillard, parmi les meules de foin fraîchement coupé, hautes comme des monticules.

Non, mais ensemble ils se promenèrent le long du chemin poudreux, bordé de chaque côté, d’interminables clôtures aux pieux fichés en terre comme s’ils étaient tombés du ciel n’importe comment. Ensemble ils se grisèrent du firmament, des moissons, du soleil, des grands arbres, de la verdure, de tout ce qui vit à la campagne, de tout ce qui est beau, de tout ce qui est grand, de tout ce qui parle de Dieu. Ensemble, ils baignèrent dans le ruisseau aux ondes frissonnantes, leurs pieds fatigués et enflés par une longue marche, à l’heure où l’astre de feu projetant sa lueur embrasée sur l’azur pâli du soir, descendait lentement derrière les monts mystérieux aux sommets irréguliers.

Ils s’aimaient.

Se l’étaient-ils jamais dit ? Avaient-ils même jamais songé à se le demander ? Non, cela leur semblait si naturel à eux de s’aimer que tout le village parlait déjà de mariage qu’eux-mêmes ne s’étaient pas encore avoués leur amour.

Un soir, le laboureur, la fourche et le râteau sur l’épaule, revenait de son champ en disparaissant à demi dans le foin ondoyant et le blé jaunissant ; de moutonneux et blancs troupeaux, des poulains hennissants, fiers et orgueilleux de n’être pas encore passés sous le joug, des bœufs au pied tardif et à l’œil larmoyant, se repaissaient de gras pâturages ou descendaient jusqu’à la rivière pour aller s’abreuver devant les maisons en noyer ou en chêne, couvertes d’un chaume protecteur ; les femmes du hameau étaient assises sur le seuil de la porte ou sur des bancs rustiques, mêlant l’écho de leurs chansons au ronron régulier et monotone de leurs rouets, les marmots pendus à leurs jupes.

La petite cloche du vieux clocher venait d’annoncer aux pieux villageois l’hymne toujours nouvelle de l’Angélus. Devant l’une des chaumières, on vit arriver le curé, vénérable prêtre vieilli par les travaux et les ans. Aussitôt les rouets cessèrent de ronronner, les femmes se levèrent et les enfants, accourant de toutes parts, se formèrent en cercle autour du saint vieillard.

Le digne curé avait, ce soir-là, contre son habitude, un air mystérieux. Il aspira une forte prise de tabac, dont quelques grains tombèrent sur le devant de sa soutane râpée.

— Où sont donc nos tourtereaux, ce soir, demanda-t-il en clignant de l’œil ?

— Les voici justement qui reviennent, répondit une femme d’un certain âge.

En effet, au détour de la route, on vit apparaître les deux inséparables enfants du hameau.

Fidélia, la plus jolie fille de Grand-Pré, et la plus charitable comme la plus bénie à dix lieues à la ronde. Elle était proprement et modestement vêtue : la blanche capeline, la jupe grise et le mantelet noir La jupe laissait voir la naissance du pied, un pied de Cendrillon, emprisonné dans de petits souliers en peau de chevreau. Dans ses cheveux, d’un blond cendré, se baignaient les derniers reflets du soleil couchant. D’une finesse exquise était le profil de son visage et dans ses yeux aussi purs que son âme, passait comme le reflet de l’aurore au moment où l’astre du jour va percer le voile qui en dérobe l’éclat.

Fidélia souriait à la vie avec toute l’illusion et la candeur de ses dix-huit ans.

Réné, le plus beau et le plus brave des garçons du village, le visage penché sur celui de son amie, semblait ravi en extase comme un mortel devant un être surnaturel.

Le jeune homme, par un charme, dont il ne se rendait compte, devenait de jour en jour plus timide, plus embarrassé en présence de la jeune fille.

— Fidélia, dit-il, c’est curieux, mais depuis quelque temps, chaque fois que je me rencontre avec toi, c’est tout comme si je paraissais devant notre curé qui, en dépit de son affabilité, me trouble toujours quelque peu.

— Allons ! mon cher ami, répondit la jeune Acadienne en souriant malicieusement, c’est donc que je me serais métamorphosée.

— Fidélia, poursuivit Réné, je ne sais pas, mais je sens quelque chose, là, en moi, qui me dit qu’il va nous advenir quelque chose à tous deux.

Fidélia et Réné étaient arrivés au milieu du groupe qui leur fit un accueil sympathique.

— Bonsoir, mes chers enfants, dit le curé en les enveloppant d’un affectueux regard et en pressant leurs mains dans les siennes, qui tremblaient quelque peu, vous n’êtes pas trop fatigués ?

— Oh ! du tout, mon père, répondirent-ils.

On lui trouvait un air malin, ce soir-là, au curé. Tous gardaient le silence.

— Et comme çà, vous vous aimez donc bien ?

À cette question inattendue du septuagénaire pasteur, tous deux gardèrent le silence. Le sol se fut entr’ouvert sous leurs pieds qu’ils n’eussent pas été plus surpris. Comment dire s’il s s’aimaient puisqu’ils n’y avaient jamais songé.

Tous en étaient persuadés, eux seuls ne s’étaient pas encore posé cette interrogation. La belle Fidélia baissa la tête et rougit.

Réné, lui, releva timidement le front, et dit :

— Mon père, vous nous demandez si nous nous aimons ? Eh bien ! mon père, j’ignore si c’est de l’amour que j’ai pour Fidélia, mais mon cœur me crie que si je la perdais, je ne survivrais pas à ma douleur et qu’un seul tombeau nous servirait à tous deux ; quand je ne la vois pas, je sens qu’il me manque quelque chose ; je me dis souvent que si mon amie venait à ne pas être aussi bonne et aussi pure qu’elle l’est aujourd’hui, je pleurerais toutes les larmes de mon cœur ; que si elle était exposée à quelque danger, mon plus grand bonheur serait de donner ma vie pour elle, pourvu qu’elle fût heureuse.

Est-ce de l’amour, ça, mon père ?

Le visage du jeune homme s’était enflammé, ses yeux brillaient d’enthousiasme, sa poitrine oppressée se soulevait, ses mains se tendaient en un geste suppliant vers le prêtre qui répondit, visiblement ému :

— Et toi, Fidélia, que dis-tu ?

— Mon père, fit-elle, voulez-vous, d’abord, me faire la faveur de répondre à la demande de mon ami ?

— Et pourquoi, mon enfant ?

— Parce que… mon père… parce que je ressens, en moi, la même chose.

À ces mots, le saint prêtre levant les yeux au ciel, sent des larmes de bonheur couler sur ses joues ridées et basanées. Il prend les mains de ses jeunes ouailles, les joint dans les siennes et dit :

— Oui, mes chers enfants, mes bien chers enfants, vous vous aimez. Vous vous aimez d’un amour plus fort que le diamant, plus pur que le lys, plus durable que l’acier. Vous êtes dignes l’un de l’autre, et en présence de vos parents qui ont depuis longtemps caressé ce rêve, et devant Dieu qui vous aime et vous protège, vous êtes fiancés en attendant le jour qui vous verra unis par un lien indissoluble.

Allons, mes enfants, donnez-vous le baiser le plus chaste et le plus sincère que jamais fiancés se soient donné.

Et tandis que les deux fiancés échangeaient leur premier embrassement, le premier et le dernier, peut-être, le noble vieillard traçait sur leurs jeunes têtes le signe de la croix.

La nature qui commençait à s’endormir fut soudain réveillée par de joyeux et bruyants vivats. On fit des feux de joie, la flamme s’éleva en longues spirales et en crépitant dans les airs. Les gars et les blondinettes et brunettes du hameau tournèrent longtemps dans de gaies farandoles.

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Trois mois plus tard, 1755, date à jamais sinistre et néfaste. Le général Monkton, à la tête de 3 000 hommes, s’est rendu maître du fort Gaspareau, sur la baie Verte, et du fort Beauséjour, sur la baie de Cumberland. Les malheureux Acadiens, trahis dans leurs droits les plus chers et les plus sacrés ont été attirés dans un piège à Grand-Pré. Les mœurs des Acadiens étaient pures, leur attachement à la patrie et à la religion catholique, sincères On les avait accablés de vexations et d’impôts. Ils préférèrent tout souffrir, plutôt que d’apostasier.

C’est le 15 septembre. À la suite d’une proclamation générale, quatre cent dix-huit hommes, sans armes, arrivent à la fois dans la petite église de Grand-Pré. Les avenues sont gardées. Winslow, le commandant anglais, se plaçant au centre, leur tient ce discours.

« Vous êtes réunis ici pour que je vous fasse part de la résolution définitive de Sa Majesté à l’égard des habitants français de cette province. Vos terres, vos métairies, vos provisions de toute espèce, sont confisquées au profit de la couronne, et vous-mêmes, vous serez éloignés de ce pays. Vous devez à la bonté de Sa Majesté le droit qui m’est accordé de vous laisser emporter votre argent et vos effets domestiques, sans qu’ils puissent, cependant, encombrer les vaisseaux où vous allez vous embarquer ».

Et il les déclara prisonniers du roi.

Les Anglais promènent dans tout le pays la torche et le fer. Ils pillent, saccagent, massacrent. Tout est mis à feu et à sang. Les femmes et les enfants à demi nus se sauvent dans la profondeur des bois et sont réduits à se nourrir d’herbes et de racines sauvages comme des fauves.

Sur la rive plusieurs vaisseaux se balancent sur leurs ancres.

Sans merci pour de pauvres désarmés, les Anglais chassent, devant eux, les infortunés Acadiens comme un troupeau de bêtes de somme.

La baïonnette dans les reins, il ne reste plus qu’à avancer ou à mourir. D’un côté l’exil, de l’autre, la mort.

On sépare sans pitié les membres d’une même famille. Ici, une mère, se tordant les bras de désespoir, appelle son fils à grands cris ; là, un père en larmes réclame sa fille ; tout près un mari s’attache aux pas de sa femme éplorée ; un peu plus loin, un frère retient sa sœur dans ses bras.

Partout, la désolation, le désespoir, la mort.

Sourde à ces supplications, aveugle à ces larmes, une soldatesque effrénée empaquette comme de vils colis, sur différents vaisseaux, ces infortunés martyrs de la foi et de la patrie.

Assise sur une souche d’orme, une jeune fille, les cheveux en désordre, pleurait. Déjà, on avait arraché d’entre ses bras son père et sa mère.

Elle était seule au monde.

Non, agenouillé près d’elle, un jeune homme, la rage au cœur et les yeux remplis de larmes de pitié et d’amour, cherchait à la consoler.

— Je t’en prie, Fidélia, lui répétait-il, prends courage, tu n’as plus de parents, il est vrai, mais je t’aimerai pour trois et tu auras encore de beaux jours à vivre sur la terre.

— Réné, oh ! Réné ! mes chers parents, mes bien aimés parents, ils m’aimaient tant !

— Je comprends et partage toute l’immensité de ta douleur, ma chère fiancée, car tes pauvres parents n’étaient-ils pas à la veille de devenir les miens également, et Dieu sait si je les aimais !

— Tu as raison, Réné, nous serons deux pour les pleurer, et qui sait…

— Eh bien ! que veut dire cette comédie ? Est-ce le temps de faire la causette, en ce moment ? Allons ! chenapan, filez droit aux vaisseaux.

Le jeune homme, se retournant, vit trois robustes soldats le fusil à l’épaule qui le dévisageaient ironiquement.

Il releva fièrement sa haute taille, demandant avec assurance :

— Et de quel droit me forcera-t-on à avancer ?

— Par celui-ci, répondirent les brutes en lui plaçant leurs baïonnettes sur la poitrine.

— Un droit digne de vous, répartit amèrement Réné. Usez-en de ce droit, je reste.

— Partons, répliqua Fidélia en se levant et en passant son bras sous celui du jeune homme.

— Non pas ! s’écria l’aviné trio. Vous, charmante demoiselle, vous allez nous faire le plaisir de demeurer où vous êtes, quant à vous, jeune homme, marchez !

Le poing de Réné s’abattit lourdement sur le nez vineux d’un des soldats, qui gémit sous le coup. Mais vaine était la résistance. Le jeune Acadien se vit empoigné par les deux autres qui le transportèrent jusques sur le vaisseau.

Quelques instants après, le commandant de cette flotte funèbre donnait le signal du départ.

Les vaisseaux s’éloignèrent au milieu des cris de désolation des victimes et des sarcasmes et des jurons des oppresseurs, badinant sur le plaisir qu’ils allaient avoir de débarquer leurs passagers sur les côtes des colonies, depuis Boston jusqu’à la Caroline.

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Fidélia, après le départ des vaisseaux qui emmenaient, sur leur flottante geôle, ce qu’elle avait de plus cher au monde, son père, sa mère et son fiancé, se demanda s’il ne valait pas mieux pour elle se laisser mourir. Ses sentiments chrétiens lui défendaient de mettre fin à ses jours, et de détruire ce qui ne lui appartenait pas.

L’amour surtout, fut en son âme, plus fort que la mort, et contre le désespoir même, elle se prit à espérer.

Trompant la vigilance de ses gardes, qui l’avaient faite prisonnière, elle alla toute la nuit devant elle.

Au lever du jour, elle s’arrêta à l’entrée d’une forêt aux retraites pleines de mystères. Un instant, elle hésita.

Puis, subitement décidée, elle en franchit résolument l’enceinte, et après avoir marché quelque temps, elle se trouva face à face avec deux fugitifs comme elle, qui s’étaient affaissés sur le sol durci, exténués de fatigue et de chagrin.

Après le départ des soldats, plusieurs Acadiens, qui avaient échappé, par la fuite, à la déportation, revinrent à Grand-Pré, et construisirent, à la hâte quelques rustiques cabanes.

Fidélia fut adoptée par deux charitables paysans qui trouvèrent, dans cette jeune vierge, un ange de consolation et de paix.

La fiancée de Réné se revêtit d’habits de deuil dont elle ne se départit plus. Elle devint, si possible, plus pieuse qu’avant, et ne songea plus qu’à prier, à soulager et à consoler.

Chaque jour, elle parcourait le hameau qui commençait à se relever de ses ruines, soignant les malades, instruisant les petits et assistant les vieillards débiles, se faisant bénir de tous, sous le nom d’Ange de la Charité.

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Il faisait nuit.

La neige tombait lentement, à gros flocons irréguliers, fantasques. On eût dit que les anges, là-haut, là-haut, jouant dans les prés célestes, laissaient tomber sur la terre le duvet de fleurs sur le point d’éclore.

Le sol durci était blanc, les arbres étaient blancs, les chaumes étaient blancs, tout était blanc, immaculé.

La plainte de la girouette criarde, le miaulement aigu de quelque chat égaré sur les toits et le hurlement de quelque gros dogue à la chaîne, étaient les seuls bruits qui interrompaient le profond silence de la nuit.

D’un sommeil léthargique, la nature semblait endormie.

Que voulaient dire, cependant, ces pâles rayons que l’on voyait briller à travers les noirs carreaux des habitations ? Que signifiait cette fumée bleuâtre qui s’échappait en spirales des cheminées et allait se perdre dans l’épaisseur de la nuit ? Pourtant, l’heure du couvre-feu devait être sonnée depuis longtemps. Et les habitants de Grand-Pré, debout à la première heure du jour, n’aimaient pas à prolonger leur veille, afin d’être frais et dispos le lendemain.

Là-bas, en haut de la route, assise sur une montée comme une reine dominant, du haut de son trône, ses humbles sujets, est la modeste église. Ses fenêtres vivement éclairées, elle paraît être de loin le phare du salut.

Nous sommes au 25 de décembre. Sous le chaume, les villageois sont réunis autour du foyer, dans lequel des bûches gigantesques donnent et leur chaleur et leur lumière, en réflétant, sur les murs en bois équarri, de folles et capricieuses figures.

Ils font la veillée en attendant l’heure solennelle où le Christ va descendre de son royaume, étincelant de splendeur, pour venir se faire maigre et grelottant petit dans une auge au fond de laquelle un peu de paille a été oubliée par hasard.

Femmes et enfants, peu habitués à ce prolongement de veille, sont surpris dans leur bonne foi et somnolent bénignement sur leurs chaises, comptant pour les réveiller, sur le zèle de la race barbue, qui monte tantôt silencieusement la garde, tantôt en échangeant quelques monosyllabes, tout en fumant la pipe pour ne pas s’endormir, eux aussi, peut-être.

Parfois, un veilleur se lève et jette une bûche à demi couverte de glace dans le brasier, dont la flamme jaillit plus vive en pétillant sous l’action de la glace et de la neige fondantes.

Ridiculeusement drapé dans une mauvaise redingote qui faisait jour de plusieurs côtés, les jambes vacillantes, le dos voûté, les cheveux blancs se confondant avec la neige qui continuait toujours à tomber, un voyageur avançait péniblement.

Soudain, il s’arrêta.

— Je ne puis pas, gémit-il, je ne puis pas aller plus loin !

Faisant un effort, il s’écria en versant un torrent de larmes :

— Non, ce n’est pas ici que je veux mourir. C’est en cet endroit que je la vis pour la dernière fois, et mon tombeau, ici, serait trop triste, oh oui ! bien trop triste…

Le piéton fit encore quelques arpents et s’affaissa sur la neige, exténué de fatigue et de douleur.

— Enfin, dit-il, mon pèlerinage est fini et je serai bien, ici, pour mourir. Ce tombeau tout blanc, sera au moins un soulagement à la longue série de mes infortunes.

C’est ici que je baisai, pour la première et dernière fois, ses lèvres, plus pures que cette neige, qui va me servir de linceul. Depuis cinq ans que dure mon exil, mes travaux, mes souffrances, mes tourments, tout a été rempli de son souvenir.

Son serment était pour moi le baume vivifiant et salutaire versé sur mes cuisantes blessures ; le phare qui m’éclairait dans la nuit de ma solitude.

Et ces cheveux, qui recouvrent aujourd’hui ma tête, ne sont-ils pas le muet témoin de mon long martyre et de la foi que je lui ai gardée intacte.

Mais elle est morte, aujourd’hui, morte, ou elle appartient peut-être à un autre, sort plus affreux pour moi.

Elle morte, mon pèlerinage accompli, que me reste-t-il en partage, sinon la mort.

Adieu, hameau que je chérissais ; adieu, parents que je vénérais ; adieu, vous tous qui m’estimiez ; adieu Fidélia, que j’adorais et que j’adore encore aujourd’hui dans la mort !

Et il étendit dans la neige, ses membres bleuis par la bise.

Pleine d’allégresse, la cloche du temple saint chantait joyeusement dans les cieux :


Il est né le divin enfant,
Jouez hautbois, résonnez musettes,
Il est né le divin enfant,
Chantons tous cet avènement !


Des voix d’anges semblaient se faire entendre dans les airs, entonnant : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté… »

Le village se réveillait, s’animait, se réjouissait.

Un par un, deux par deux, quatre par quatre, les fidèles, bien enveloppés dans de chaudes pelisses et d’épaisses fourrures, sortaient de leurs foyers et glissaient comme des ombres sur la route lactée de l’église.

Soudain, le mourant s’appuya sur un coude, et écouta.

Il écouta, il vit, il comprit et il pleura.

Fermant les yeux, il vit passer, dans une vision rapide, les plus belles années de sa vie, celles où, lui aussi, il se rendait à la messe de minuit, en compagnie de Fidélia, qui, au retour de la cérémonie, s’asseyait à ses côtés au réveillon pris en commun par les deux familles voisines réunies.

— Je ne veux pas, non, je ne veux pas mourir ! s’écria-t-il.

Et il voulut se lever.

Mais il retomba, comme une masse inerte, sur sa couche glaciale.

Un cri de désespoir sortit de sa gorge, qui râlait.

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— Qui que vous soyez, passant malheureux et battu par la tourmente, vous ne mourrez pas, dit une voix douce comme la harpe touchée par la main du Roi-Prophète.

Fidélia se rendait, en compagnie de ses parents adoptifs, à la messe de Noël.

Elle hâtait le pas, le livre de prières entre ses mains jointes et le chapelet de buis roulé entre ses doigts.

Mais sa charité, toujours en éveil, avait entendu le cri de l’infortuné. Accourir à ses côtés fut, pour l’Acadienne pieuse, l’affaire d’un instant.

Et maintenant, elle soutenait, dans ses bras, le corps du jeune homme, car la jeunesse ne s’était pas encore enfuie de ses traits. Elle le réchauffait du souffle de son cœur débordant de charité.

Il ouvrit les yeux et darda ses noires prunelles éteintes sur le visage de la jeune fille, penchée sur le sien et réflétant encore les traces d’une grande beauté, malgré sa pâleur et sa maigreur.

Tout à coup, il poussa un cri d’effroi et de surprise.

— Es-tu, dit-il, l’ombre de ma Fidélia, que j’ai aimée jusqu’à la mort ?

La jeune vierge muette de stupeur ne put proférer une parole, puis, subitement, une exclamation de délirant bonheur retentit dans la nuit, comme le joyeux écho d’un clairon au timbre argentin, en se mêlant à l’hymne de la cloche qui chantait Noël.

 

Un mois plus tard, la bonne vieille cloche du bon vieux clocher sonnait de nouveau à toute volée, mais cette fois, c’était pour convier les paisibles villageois à être témoins de l’union éternelle de la perle de Grand-Pré, avec le plus beau et le plus brave des enfants du hameau.