Musique et Musiciens/Acis et Galathée et la Fête d’Alexandre

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P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 145--).


ACIS ET GALATÉE

CANTATE DE HANDEL


Il existe à Paris une Société chorale, inconnue du grand public parce qu’elle est encore modeste dans ses moyens d’exécution, mais qui a droit aux sympathies générales que les artistes et un certain nombre d’amateurs lui accordent déjà. Cette Société, fondée il y a peu d’années par M. Bourgault-Ducoudray, grand prix de Rome, dans le but de faire enfin connaître, en France, les œuvres de la grande école de musique chorale, dont S. Bach et Handel sont les plus illustres représentants, n’a trouvé, jusqu’ici, ni patrons puissants ou riches ; elle ne doit son existence qu’aux efforts personnels, à la persévérance de son jeune fondateur, efforts constants que l’État encourageait naguère par une modique allocation qu’il voudra certainement augmenter quand les ressources du budget le lui permettront.

M. Bourgault-Ducoudray nous donnait en 1869 : la Passion ; en 1870 : la Fête d’Alexandre, et mercredi dernier : Acis et Galatée, trois œuvres de Handel.

Bien que composés exclusivement d’amateurs, les chœurs de la Société Bourgnault-Ducoudray n’en ont pas moins déjà conquis le premier rang parmi les sociétés chorales. Aux prises avec les difficultés que rencontre l’exécution de la musique du XVIIIe siècle, ces amateurs, animés du feu sacré, conduits et instruits par un chef ardent, érudit et plein de goût, en ont triomphé ; et c’est vraiment un plaisir singulier que d’entendre chanter et vocaliser ces voix fraîches, jeunes et vigoureuses, dans la langue complexe du contre-point.

Les plus grandes choses ont eu de petits commencements ; aussi ne désespérons-nous pas de voir grandir cette Société si intéressante, unique en France, et de la voir marcher sur les traces de la grande Société-Handel, de Londres. Pour qu’elle parvienne à ce résultat, il faut que les amateurs répondent à l’appel désintéressé de M. Bourgault-Ducoudray, qui consacre sa petite fortune à roxistencc de cette fondation, que le public la connaisse et que l’administration des Beaux-Arts, continue à l’encourager, comme elle vient de le faire.

La musique de Handel qu’il ma été permis d’entendre plusieurs fois, en Angleterre, a quelque chose qui produit sur moi une impression particulière qu’aucune autre ne m’a donnée.

Si Haydn séduit mon oreille, si Mozart et Rossini me charment et m’enchantent, si Beethoven m’émeut et m’emporte dans les plus hautes régions où l’âme humaine se soit élevée, Handel m’entraîne à sa suite par une irrésistible impulsion. Comment en serait-il autrement d’une musique héroïque, dont le rhythme semble frappé par des marteaux de bronze.

Plusieurs fois, nous avons entendu disserter sur la musique de Handel, les uns avec une admiration passionnée, les autres dans des termes plus mesurés. Ceux-ci, et je ne prétends pas qu’ils aient tort, font leurs reserves, et pour l’apprécier, ils s’en prennent aux conditions mêmes de la langue musicale de l’auteur du Messie.

Malgré son génie grandiose, le maître n’a pas échappé, disent-ils, à une certaine monotonie. Mais on doit reconnaître qu’il était pour ainsi dire condamné à cette monotonie parla constitution en quelque sorte mathématique de cette langue. En effet, pas un motif, pas un sujet mélodique, pas un dessin qui ne soit, chez Handel, accompagné de développements obligés, de conséquences forcées qu’un esprit cultivé ne pressente à l’avance. Voilà donc une critique absolument fondée. Handel, pas plus que Bach, pas plus que tous les contrapontistes, n’a pu se soustraire aux exigences d’une forme avec laquelle on ne songeait point à rompre.


À ce point de vue, un critique savant trouvera nombre d’arguments qu’il invoquera contre la musique de Handel. Et, pour ne traiter qu’un seul point, il est certain, par exemple, que la basse continue dans chaque morceau, chez le maître de Halle, présente une persistance qui peut fatiguer à la longue. Nos oreilles modernes, habituées aux éléments chromatiques s’étonnent en entendant une musique d’un genre presque exclusivement diatonique. Cela est vrai. Mais ce qui n’est pas moins vrai, c’est la puissance tonale chez Handel, puissance telle qu’il n’y a jamais d’indécision, de doute pour l’oreille, si bien qu’elle ne s’égare jamais.

Ce grand musicien est bien d’un temps qui ne connaissait ni nos rêves, ni nos mélancolies, ni nos aspirations compliquées, et encore moins nos mièvreries sentimentales. Sa langue est donc bien l’expression nécessaire aux sentiments simples, francs, sains, forts, naturels, la langue qui répond le mieux aux idées définies.

Le romantisme en musique n’était pas né alors, et au point de vue de l’histoire de l’art, on ne doit pas le regretter ; car nous n’aurions pas la jouissance d’y trouver la symphonie avec chœur de Beethoven, après la Fête d’Alexandre, de Handel, et la Passion de S. Bach, œuvre sublimes, écrites dans deux langues différentes, mais qui toutes deux ont leurs beautés.

L’inspiration héroïque, grandiose, architecturale de Handel est sortie de la science, de l’harmonie elle-même ; la fugue, dont il est un des grands maîtres, est sous sa main puissante, la forme nécessaire où résonnent le mieux les masses vocales, les voix du chœur antique, la voix populaire dans toute sa vérité, dans toute sa force, avec ses élans, avec ses prières, avec ses clameurs.

Il y a certainement dans Handel de beaux soli, de beaux fragments d’airs et de duos, mais c’est dans le chœur qu’il demeure vainqueur et qu’il trône. Il en avait le génie plus, peut-être, que son rival, S. Bach, et que peut-on dire de plus ? Tous deux, d’ailleurs, sont les premiers du genre. De leur temps, l’orchestre était très-restreint ; donc ils furent conduits à traiter les voix pour ainsi dire symphoniquement en tirant des effets que l’instrumentation moderne aurait tort d’absorber.

J’arrive maintenant à l’exécution d’Acis et Galatée, dont on ne saurait trop féliciter M. Bourgault-Ducoudray, non-seulement à cause de la perfection qu’il lui a donnée, mais surtout pour le respect dont il l’a entourée. Ce n’est pas l’œuvre, réorchestrée par Mozart ou par l’irrévérencieux M. Costa, l’habile chef d’orchestre anglais, mais Handel lui-même, son œuvre, telle qu’il l’a conçue et écrite. Et malgré le sceau qu’a voulu imprimer Mozart à l’œuvre de l’un de ses prédécesseurs, nous n’inclinons pas moins à penser que les chefs-d’œuvre doivent être, avant tout, respectés, et par conséquent que M. Bourgault-Ducoudray fait bien de nous donner l’instrumentation même de l’auteur. Notre avis est que c’est un sacrilège de surcharger l’élément vocal, traité dans toute sa pureté, dans toute sa puissance et, comme je l’ai dit, symphoniquement par Handel, de sonorités instrumentales dont il peut se passer.

La pastorale d’Acis et Galatée, traduite par M. Sylvain Saint-Étienne, est l’une des œuvres légères du maître ; son exécution, dirigée par le bras entraînant de M. Bourgault-Ducoudray, confiée à l’orchestre de M. Dambé et au piano de M. Saint-Saëns, remplaçant l’orgue, n’a rien laissé à désirer. Les soli étaient interprétés par Mmes Barthe-Banderali Isaac et peu MM. Leroy et J…, amateur distingué. Ces quatre solistes ont chanté leur partie avec beaucoup de soin et de goût. Les applaudissements chaleureux de l’auditoire, adressés surtout aux deux cantatrices, les en ont remerciés.

La partition d’Acis et Galatée se compose de trente morceaux, y compris l’ouverture, qui offre peu d’intérêt ; c’est une page de facture de l’école du temps. Les chœurs occupent, comme toujours chez Handel, dans cette partition, le premier rang, au point de vue de la valeur musicale ; parmi les plus beaux chœurs, citons le no 14, un merveilleux chef-d’œuvre ; le no 26, le no 27, où l’on remarque un charmant dialogue entre le hautbois et le violoncelle. Ces chœurs ont été rendus en perfection et tous les traits vocalises entendus distinctement et chantés, chose difficile et rare, en canto legato.

Parmi les soli, citons l’air de Galatée : « Oiseaux ne chantez plus ainsi, » où les flûtes jouent la partie principale. Ces oiseaux charmants, qu’on entend dans l’orchestre, arrachés au bocage dès leurs premiers jours, ont, sans doute, fait leur éducation musicale sur le toit ou aux fenêtres de quelque maîtrise, car, dans leurs joyeux gazouillements on retrouve la cadence et les formules de l’école. Aussi peut-on dire que les oiseaux qui chantent dans la Pastorale de Beethoven, n’ont jamais hahité que les hois, tandis que ceux de Handel sont de véritables oiseaux savants.

Je citerai l’air d’Acis : « Où te trouver, ma fleur d’amour ? » un air de Galatée : « Quand la Tourtelle, » d’un naturel et d’une grâce qui font déjà pressentir Haydn : l’air de Polyphème : « J’enrage » avec son beau récit, véritable chant d’amour d’un cyclope à la fois bouffe et sauvage ; l’air de Damon : « Ô beau berger, » dont les triolets ont été exécutés avec charme et une remarquable agilité par Mme Isaac ; le trio de Galatée, d’Acis et de Polyphème ; enfin le dernier air de Galatée, sur un délicieux accompagnement d’un rhythme ostinato, que Mme Barthe-Banderali a rendu dans des accents très-poétiques.

Si les morceaux de cette pastorale n’ont pas tous la même valeur, tous ont de la valeur. Il est bien à désirer qu’on les réentende l’année prochaine, que ces auditions se multiplient, qu’elles reviennent à époques fixes pour qu’enfin il se forme un public de musique chorale, comme il s’en est trouvé un pour la symphonie.

1872

P. S. — J’ai dit que M. Bourgault-Ducoudray nous avait fait entendre, en 1870, la Fête d’Alexandre. Il nous a rendu cet oratorio en 1873 et le succès en a été plus considérable encore qu’à la première audition.

La Fête d’Alexandre est une œuvre conçue dans les proportions les plus grandioses. La partie chorale y joue le principal rôle. Les voix y sont traitées, dans leur naturel registre. L’air circule à travers toutes les parties, si savamment ordonnées. Jamais l’on n’y rencontre la moindre confusion ; nulle part on ne trouve plus d’expression et plus d’éclat.

Ce qui caractérise tout particulièrement le génie de Handel, c’est la puissance de ses rhythmes. On a vu, l’autre soir, l’effet magique, entraînant, qu’a produit Le Réveil d’Alexandre, bissé avec enthousiasme. L’esprit a peine ci concevoir comment, avec un orchestre aussi restreint que celui de son temps, il ait pu arriver à de tels effets. Quelles sonorités électrisantes n’a-t-il pas tirées des contre-basses, des timbales et des trompettes ! C’est superbe, grandiose, titanesque ! Il faut entendre ces oratorios à Londres exécutés par douze cents c’îanteurs et instrumentistes ? C’est admirable ! Et cependant nous prétendons que les Anglais ne sont pas musiciens ! Si leurs banquiers, leurs lords, ne disent pas à tout propos qu’ils adorent la musique, en revanche, ils la protègent !

Tous les chœurs de la Fête d’Alexandre, malgré leurs difficultés, ont été dits en perfection par les cent vingt choristes de M. Bourgault-Ducoudray. Deux des solistes, MM. Bosquin et Bouhy, méritaient les applaudissements qu’on leur a prodigués, le premier dans l’ode à Bacchus et dans l’air du Combat ; le second dans les récits et les deux airs du ténor. Voilà déjà plusieurs fois qu’il m’est donné d’entendre M. Bosquin dans la musique classique, où il fit avec succès ses débuts au théâtre Lyrique (l’Iphigénie de Gluck). Je dois dire qu’il semble fait pour l’interpréter. Sa voix, qui résonne peu dans la musique moderne, se développe, au contraire, dans les mouvements lents des chants des vieux maîtres. Le talent et le style de l’artiste, s’agrandissent au contact du Beau : aussi ne serions-nous pas surpris si, quelques jours, M. Bosquin obtenait un véritable succès dans les airs de l’Armide de Gluck, le jour où l’on voudra bien remettre au répertoire de l’Opéra.