Musique et Musiciens/Il Matrimonio segreto

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P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 135-144).


IL MATRIMONIO SEGRETO.



Il matrimonio Segreto, qu’on vient de reprendre à la salle Ventadour pour la rentrée si longtemps et si vivement désirée de Mme Alboni, est l’un des chefs-d’œuvre d’un des plus grands compositeurs de l’école napolitaine. Cette école fameuse inventa le genre bouffe, dont l’un des premiers représentants fut Fioravanti, maître inconnu à notre génération, et auquel le Théâtre-Italien ferait bien d’emprunter un ouvrage.

Cimarosa écrivit à Vienne en 1792, le Mariage secret. L’effet en fut tel que l’empereur Léopold ayant donné à souper aux chanteurs et aux musiciens de Torchestre, à l’issue de la première représentation, les renvoya ensuite au théâtre afin qu’ils recommençassent la pièce pour lui seul et sa Cour. L’année suivante, Cimarosa retournait à Naples où le Mariage secret fut joué soixante fois de suite ; c’est l’un des succès les plus éclatants qu’ait enregistré l’histoire de l’opéra italien.

Une telle musique vocale ne pouvait être inspirée que par ces merveilleux : virtuoses qui, pendant un siècle, enchantèrent l’Italie et l’Allemagne elle-même, où la musique italienne était en grande vogue.

On ne pourrait pas davantage concevoir que Beethoven eût écrit ses prodigieuses symphonies, si les orchestres allemands d’alors n’eussent point été capables de les exécuter à son gré. C’est qu’en effet, ’excellence des interprètes aide puissamment à la conception des œuvres. Aussi devons-nous faire de grands efforts aujourd’hui pour reconstituer une école de chant et pour maintenir la supériorité de nos orchestres, si nous voulons parler à l’imagination des compositeurs.

Il matrimonio segreto n’est pas seulement une œuvre scénique d’une vérité d’expression frappante, c’est encore l’un des chefs-d’œuvre de la musique vocale. Certes, c’est un grand art que celui de l’instrumentation ; connaître les mille ressources de cette réunion d’instruments qu’on pourrait nommer un orgue humain ; savoir les faire parler tantôt avec puissance, tantôt avec délicatesse ; fondre tous les timbres, les faire résonner en soli ou les réunir les envelopper dans des combinaisons dont la variété est infinie ; les broyer pour ainsi dire comme le peintre broye ses couleurs, pour en former une palette de sonorité avec laquelle le musicien projette la lumière et les ombres, d’où sortira, plus saisissante encore, l’idée musicale dans toute sa parure ; je le répète, c’est là un grand art.

C’est celui qu’ont préféré les musiciens poëtes, ceux dont l’imagination plane sans cesse dans un monde de sensations infinies et toujours renaissantes.

Mais, l’art de faire chanter la voix humaine, souffle sonore et interprète sublime de nos sentiments, celui-là est grand aussi. Et si le timbre d’une clarinette, d’un basson ou d’un cor, les cordes d’une basse, d’un violon ou d’une harpe sont des éléments précieux entre les mains d’un artiste, qui pourrait dire que la voix de l’homme ne l’emporte pas sur eux, en beauté et en expression positive ? Ce don charmant de faire chanter les voix, l’école italienne l’a possédé presque seule, et à un degré tel que, du jour où il cessa de grandir, il ne put que s’affaiblir. Pourquoi donc faut-il que les compositeurs modernes l’aient négligé dans l’opéra ?

L’élément symphonique introduit au théâtre par les Beethoven, les Cherubini, les Weber, les Meyerbeer, sont assurément des progrès inœntestables, des richesses admirables qui viennent ajouter encore à l’expression générale et au coloris du drame, à la condition, toutefois, que cet élément nouveau n’étouffera pas les voix. Aussi ceux qui, privés de ce don merveilleux de bien chanter, déplacent l’intérêt musical, l’enlèvent à la scène pour le mettre dans Torchesire, ceux-là ne commettent pas seulement une faute contre la logique, il montrent encore leur impuissance à comprendre et à rendre les sentiments que, seule, la musique vocale peut exprimer, parce qu’elle emprunte à l’homme la parole elle-même.

Peut-être dira-t-on que ces considérations seraient mieux à leur place s’il s’agissait de Fidelio ou de Guillaume Tell mais nous soutenons, nous, qu’elles trouvent aussi leur application dans cet opéra buffa qui s’appelle : Il Matrimonio segreto. Je sais qu’il fait sourire certains musiciens qui le trouvent démodé dans ses formes. Néanmoins on ne saurait trop les engager à l’étudier de plus près. Ils verront là un admirable exemple de la phrase mélodique dans son « sujet » et dans ses développements naturels. Là, rien de brisé, de haché ; toute phrase s’y enchaîne à l’autre dans une homoginéité parfaite ; c’est le souffle pur de la pensée musicale, jaillissant d’un jet, sans le moindre effort.

Il serait trop long d’analyser les nombreux morceaux de cet opéra, et nous nous contenterons d’en citer quelques-uns, parce qu’ils sont autant de modèles qu’on ne saurait trop imiter, et que de petits esprits ou des ignorants peuvent seuls dédaigner. Au premier acte, le duo entre Paolino et Carolina, commençant ainsi : Cara, cara ; le trio des trois femmes : le Faccio un inchino, l’air de Fildama : E vero che in casa io sono, le quintetto : Sento in petto un freddo gelo ; le duo entre Paolino et le comte. Au deuxième acte, l’air célèbre de ténor : Prio che spunti ; le récitatif et l’air de Carolina, servant d’introduction au quintette : Deh ! lasciate chio respiri, récit d’un pathétique qui n’est égalé que par les accents de dona Anna dans Don Juan ; enfin le duetto de la fuite entre Paolino et Carolina : Deh ! ti confortato cara !

Voilà ces modèles dont nous ne saurions trop conseiller l’étude aux jeunes compositeurs ; modèles de grâce, de sentiment et d’expression vraie ; car c’est une erreur de dire que la musique se trouve ici en désaccord avec les paroles, erreur dont on accuse toute la musique italienne ; bien loin de là, la musique se montre au contraire en concordance parfaite avec le texte.

Ô farceurs, inventeurs de l’incompréhensible, extracteurs de bizarreries, entassez rhythmes sur rhythmes, accords sur accords, sonorités sur sonorités, modulations sur modulations ; tourmentez votre esprit, déchirez-nous l’oreille, comme vous nous en menacez dans certaine préface, vous ne trouverez jamais rien de comparable aux beautés du Matrimonio segreto. Et je vous mets au défi de créer seize mesures d’un seul souffle, allant, pour seule modulation, de la tonique à la dominante, seize mesures qui s’approchent de cette grâce, de cette élégance, de ce naturel qui caractérisent les mélodies de Cimarosa. Ce simple procédé harmonique, cette horreur de la cadence parfaite, que vous dédaignez, on sait pourquoi, c’est celui sur lequel ont le plus spéculé les Haydn, les Mozart et les Cimarosa.

Oui, la vraie difficulté est là dans le simple, et non dans la torture que vous infligez à la langue. Aussi, votre agitation est-elle le plus souvent stérile. Considérez les cocasseries littéraires funambulesques, les épithètes baroques, les rimes curieuses ; les césures brisées de nos poétaillons du jour, et dites-moi si elles sont un progrès sur la langue de Lafontaine. Ce même naturel du fabuliste, qu’avaient en musique ces grands génies, est un don de la nature et vous ne l’avez pas reçu.

Ces considérations vous paraîtront probablement surannées, comme les principes que je défends et que vous ne trouvez pas plus jeunes. Je sais que vous ne tenterez pas l’épreuve, car elle signalerait trop haut votre impuissance dans l’art de créer le beau chant. Vous resterez les amoureux du vague, du bizarre et du laid ! Cultivez-les donc, aussi bien vous ne sauriez produire autre chose. Faites de la « poussière musicale ». le mot est de vous, et qu’elle vous emporte au diable !

Quant à Cimarosa, tant qu’il y aura des admirateurs du naturel, de l’esprit de la grâce et du sentiment, de tout ce qui en un mot constitue le Beau ; tant qu’il existera des âmes honnêtes, pourrai-je dire, il ne manquera pas de partisans. Cimarosa restera dans l’histoire comme le trait-d’union lumineux qui relie Mozart à Rossini.

Nous glisserons sur l’interprétation du Matrimonio segreto aux Italiens, dans cette saison laborieuse de 1872. Plusieurs morceaux ont été supprimés, entre autres le beau duo entre le comte et Paolino, le trio si comique entre les deux soprani et la basse : Cosa fareti via superlate. On a trouvé, sans doute, que ce dernier morceau, qui dure à peine deux minutes, « faisait longueur. » Par sa verve comique, il est d’un effet certain, aussi est-il toujours et partout bissé. Ajoutons que, précédant le récitatif dramatique de Carolina, il double l’effet de celui-ci. C’est une faute de supprimer ce trio, en même temps qu’une irrévérence. Quand donc les metteurs en scène et les artistes voudront-ils bien ne pas préjuger des goûts du public ! Se trouvera-t-il toujours dans les théâtres de ces Polonius, comme les appelait Berlioz, qui coupent, tranchent à droite et à gauche, sans savoir ce qu’ils font. Vous verrez qu’un jour il s’en rencontrera un qui proposera de retrancher le duo du quatrième acte des Huguenots, sous prétexte qu’il fait longueur ! c’est l’expression consacrée.

La voix de M. Gardoni s’éteint, hélas ! Ne pouvant plus chanter le rôle, il l’a murmuré avec talent et distinction. M. Borella, la basse, possède une certaine verve ; il en a peut-être trop. Il prend pour de la gaieté ce qui n’est que bruit et agitation. Le personnage du comte de Robinson exige une basse chantante, c’est-à-dire qui sache chanter ; or, j’en suis fâché pour nous et pour M. Monari-Rozza, mais il n’a ni voix, ni art. Mlle Rubini fait ce qu’elle peut, mais son jeu laisse encore beaucoup à désirer.

Sur Mmes Alboni et Penco retombait donc tout le poids de cette première représentation. Toutes deux Font supporté à leur gloire. Mme Alboni joue et chante le rôle de Fidalma comme il ne le sera plus après elle. Mme Penco déploie dans celui de Carolina toutes les ressources de son talen si souple. Obligée de lutter contre le diapason constamment très-élevé dans ce rôle, elle n’en a pas moins triomphé des obstacles avec une rare adresse, et l’on s’est à peine aperçu de ses efforts.

Le public paraissait surpris en écoutant cette ravissante partition, moins brillante certainement, mais d’un style plus élevé peut-être, que son pendant : Il Barbiere. Cet étonnement du public s’explique par le fait que les interprètes n’en connaissent plus l’accent et que l’instrumentation dle-même, si fine, si discrète, si spirituelle, si élégante et par certains côtés si scénique, est plutôt effleurée que rendue.

Heureux ceux qui ont entendu le Mariage secret au beau temps de la salle Ventadour ! Ah ! pourquoi faut-il qu’un révolutionnaire bruyant soit venu rompre la tradition de cette charmante école italienne ! Comment, en effet, chanterait-on les chefs-d’œuvre dans leur style, au lendemain du jour où l’on s’est égosillé à chanter Il Trovatore ?

23 avril 1872.