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Musique et Musiciens/Berlioz

La bibliothèque libre.
P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 33-40).


HECTOR BERLIOZ.



L’œuvre musicale et l’œuvre critique de Berlioz tiennent une grande place dans l’histoire de l’art contemporain. La première est considérable, très-variée, embrasse tous les genres : la musique sacrée, la symphonie et le théâtre.

Le grand artiste laisse des messes, des oratorios, des symphonies, desopéras, des cantates, des chœurs, de vastes compositions présentant des difficultés sans nombre d’exécution, même pour ses ouvrages les moins importants. Voilà pourquoi nous craignons que son œuvre presque inconnue ne le soit longtemps encore. Mais, à part quelques mélodies, ou pour mieux dire, quelques poétiques déclamations vocales rassemblées dans des recueils, nulle part il n’a su se réduire. Il ne laisse ni nuisique de piano, ni trios, ni quatuor, ni aucune de ces compositions intimes susceptibles de grouper un public, peu nombreux d’abord, qui bientôt va grossissant et prépare ainsi l’éclosion de la renommée.

En effet, il ne serait pas téméraire de supposer que, sans son œuvre de piano, répandue partout en Europe, la gloire de Beethoven ne serait peut-être, à cette heure qu’à son aurore. Aussi, quand nous nous rappelons les luttes de ce pauvre Berlioz, sommes-nous effrayés en songeant qu’il ne sera peut-être jamais connu. Quel est le directeur qui osera remonter ses opéras ? Quel est l’entrepreneur de concerts qui tentera jamais l’aventure avec, des partitions exigeant des frais si énormes ? L’avenir sera-t-il donc pour Berlioz aussi cruel que le passé ? Nous ne pouvons dissimuler nos craintes à cet égard.

Encore si l’auteur des Troyens s’était créé de nombreuses sympathies dans le public et chez les ai’tistes, on pourrait espérer un retour en sa faveur mais le caractère de Berlioz, la rudesse de ses expressions, qu’il n’a jamais su adoucir, n’étaient pas de nature à lui créer beaucoup d’adeptes. Si le nmsicien s’est toujours placé en travers des idées de son temps, il faut dire aussi que l’écrivain a été presque toujours bien ironique et bien injuste dans ses appréciations. Que de sévérités et que d’erreurs dans les premières années de sa critique ! Qui ne se souvient encore, par exemple, de son jugement sur Zampa ?

« Autant disait-il, le poëme qui a inspiré Mozart est vrai, d’une allure rapide, élégant et noble, autant celui de M. Mellesville est taux, entaché de lieux communs et de vulgarisme… Eh bien ! continue le critique, la musique d’Hérold n’a guère plus d’élévation dans la pensée, de vérité dans l’expression, ni de distinction dans la forme… La musique d’Hérold ressemble fort à ces produits industriels confectionnés à Paris d’après des procédés inventés ailleurs et légèrement modifiés… Quant à l’instrumentation de Zampa, on n’en saurait rien dire, sinon qu’elle est insuffisante en général, mais qu’à la coda les coups de grosse caisse sont tellement multipliés, rapides et furibonds, qu’on est tenté de rire ou de s’enfuir. »

Les erreurs passionnées de ce genre sont malheureusement trop nombreuses chez Berlioz.

Plus enclin à signaler ce qui lui déplaît chez certains auteurs qu’à confesser ses jouissances artistiques, on le voit s’acharner sans cesse contre les formes italiennes, et passer sous silence les beautés que plus que tout autre il était capable de comprendre. Combien de fois est-il revenu sur l’allegro final du grand air de dona Anna ? Que de plaisanteries n’a-t-il pas débitées sur le Matrimonio secreto ? « De la musique de bonne femme ! » s’écriait-il. Le Barbier de Séville lui-même n’est point à l’abri de ses sarcasmes, jusqu’au jour, toutefois, où le révolutionnaire, adouci par les circonstances, par les désillusions, par les déboires, pleurait tout près de moi, en écoutant avec délices ce Barbier, par lui-même persifflé naguère.

Aucun critique musical n’a eu, en France, une importance plus légitime que Berlioz ; aucun aussi ne s’est plus souvent déjugé, excepte sur lui-même bien entendu. On ne peut s’expliquer ses admirations excessives, ses dédains, ses retours d’opinions, qu’en étudiant le tempérament de l’homme. Avec une volonté de fer, Berlioz a su combattre la délicatesse de son organisation physique. Mais depuis le premier jusqu’à son dernier jour, Berlioz fut toujours maladif.

C’était une étrange nature morale. Sensible à l’excès, gouailleur à outrance, ardent au travail, enthousiaste pour le beau et le grand, pleurant aux vers de Virgile, pleurant aux tragédies de Shakespeare qu’il connaissait et qu’il déclamait mieux que personne, pleurant aux accents de Gluck, pleurant en lisant une simple fable du bon Lafontaine et se pâmant d’aise en débitant des calembours par à peu près.

Dans les derniers temps, il ne pouvait plus retenir ses larmes ; il pleurait à tout, signe évident de la destruction d’un pauvre corps surmené et brisé bien avant la mort. Un soir, des amis, qui le savaient à une des répétitions des Troyens, l’attendaient avec anxiété. Il arrive enfin, pâle, l’œil éteint, les cheveux en désordre, les bras pendants et les jambes tremblantes. La maîtresse de la maison se lève à cette apparition, court à lui, présumant une défaite.

— Mon Dieu ! que vous est-il arrivé ? dit-elle. Ne venez-vous pas de la répétition des Troyens ?

— Oui, répondit Berlioz d’une voix éteinte.

— Eh bien ?

— C’est superbe, s’écria-t-il, en tombant sur un canapé ! Superbe ! superbe ! répétait-il toujours en sanglotant….

Que faut-il croire des succès de Berlioz à l’étranger, racontés si complaisamnient par lui-même dans ses Mémoires ? On nous a souvent assure qu’il en fallait rabattre. Ce que nous pouvons dire, c’est que dans son pays, à part quelques succès partiels, la valeur des compositions de Berlioz a toujours été contestée.

Nul plus que lui n’a été discuté, ce qui est très légitime. Cependant, nous ne nous sommes jamais associé aux poursuites acharnées de ses détracteurs. Qui ne se rappelle les diatribes de feu Scudo, ses colères, ce parti pris de tout blâmer, et avec une rage qui faisait pressentir la triste fin du malheureux critique ?

Aucune amertume naura été épargnée à Berlioz. Au moment où le demi-succès des Troyens pouvait faire présager un revirement dans l’opinion, un autre musicien révolutionnaire, M. Richard Wagner, vint arrêter par l’éclat de sa chute le courant d’opinion qui allait sans doute entr’ouvrir pour notre compatriote des horizons meilleurs.

Berlioz fut le premier à tracer les voies nouvelles dans lesquelles nous ne voyons pas sans crainte s’égarer aujourd’hui l’art musical. Berlioz, M. Wagner et M. Lizt depuis longtemps unis par une même pensée : détruire pour reconstruire, se séparèrent aux dernières heures. En ce mouient, Berlioz, malgré l’incontestable supériorité de son imagination sur ses deux rivaux semble désormais distancé par le premier.

Avant de terminer, qu’on nous permette d’esquisser le cadre de cette défaite.

Il s’est produit deux mouvements contraires dans la carrière de ces grands musiciens. Tandis que M. Richard Wagner étudiait la forme dans ce que l’école allemande, a de plus pur et de plus grandiose, Berlioz, élève récalcitrant de Réicha, avait commencé depuis longtemps la réforme. Le moment devait arriver où Wagner, bon gré, mal gré, mettrait un ordre relatif dans un système désordonné. Moins bien préparé aux secrets de son art que son terrible adversaire, Berlioz devait souffrir plus tard de sa répugnance pour les études classiques. Aussi est-ce par la forme que son œuvre est surtout attaquable.

Wagner commençait par Rienzi, œuvre désavouée maintenant par lui, aboutissait à Tristan et Iseult, l’apogée du système, tandis que Berlioz débutant par la Symphonie fantastique pour unir par Béatrix et Bénédict et par les Troyens, c’est-à-dire par un certain retour vers les formes normales de l’art, retour tardif dont il ne fut pas récompensé par le public et que ses amis lui reprochèrent connue une défection.

Berlioz fut le Girondin de la musique révolutionnaire ; il était donc fatalement condamné. Ses diatribes à l’avénement de Wagner à Paris n’ont fait encore qu’accélérer sa chute. En se séparant de ses adeptes, Berlioz en était arrivé à augmenter le nombre de ses ennemis, et à faire douter même de sa sincérité.

Quel sera le résultat de ces luttes, où tant d’efforts, de talent, de courage et de résignation ont été prodigués ? Il n’est pas douteux pour nous que, si l’art doit profiter de quelques-unes des hardiesses de ces novateurs, le bon sens fera justice de l’exagération de leurs partis pris et de leurs systèmes.

(au lendemain de la mort de Berlioz.)
1869