Musique et Musiciens/Rienzi

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P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 19-32).


RIENZI.

Opéra en 5 actes, de M. Richard Wagner.


Il y a tout juste vingt ans que j’entendais à Dresde, patrie de M. Wagner, l’opéra de l’ex-maître de chapelle du roi de Saxe. Rienzi, écrit à Paris même, était destiné à la scène française, qui n’en voulut pas. Si la direction de l’Opéra eut alors raison de repousser la musique militaire du musicien saxon, son roi fit une bonne action en décidant que le Rienzi serait joué au théâtre, jadis dirigé par Weber. Là-bas, il ne suffit pas, comme ici, de porter un nom étranger pour trouver toutes les portes, toutes les caisses ouvertes, on se soutient et on s’aide entre compatriotes.

C’est cette protection royale, que M. Wagner ne paya plus tard que par la plus noire ingratitude, qui permit au nmsicien de se relever un peu avec son Tannhauser. En effet, ce dernier opéra montre un véritable progrès sur le coup d’essai qu’on vient de soumettre au jugement français, audace dont les résultats serviront de leçon, il faut l’espérer du moins, à ceux qui tiennent entre leurs mains nos destinées artistiques.

Dans une lettre adressée à Mme Mendès, M. Wagner prenait soin, selon sa coutume, de parer à toutes les éventualités. Des termes de cette lettre il résulte que si Rienzi réussit, on ne le reniera pas ; si, au contraire, il tombe, c’est que cette œuvre de jeunesse — quelle jeunesse tapageuse — taillée encore, dit le musicien, sur les anciens patrons de l’Opéra, devait subir le triste sort réservé à Don Juan, aux Huguenots, à Guillaume Tell, enfin à tous les chefs-d’œuvre dramatiques !

Ce procédé, M. Wagner et ses amis l’avaient déjà employé lors de l’exécution du Tannhauser à Paris. À entendre les dévots de l’église wagnérienne, l’œuvre qu’on exécute dans le moment, n’est jamais absolument l’expression, je ne dirai pas du génie, mais du système de « l’avenir ». Que demain, dans son engouement germanique, M. Pasdeloup entreprenne de monter Lohengrin ou même le Vaisseau-Fantôme, et vous entendrez les séides du Saxon dire que ce n’est pas encore la réalisation de l’idéal poursuivi par le réformateur.

On le sait, l’ouvrage typique, le dernier mot du système, c’est Tristan et Yseult, qui, malgré les plus grands efforts des princes allemands, dont M. Wagner cherchait jadis à renverser les trônes, et dont en fin de compte il accepte journellement les faveurs, n’a jamais pu être représenté au-delà du Rhin. À la suite de répétitions nombreuses, d’essais infructueux, deux ténors sont, dit-on, restés sur le carreau.

L’un y perdit la vie et l’autre la raison ! Et, bien que nous n’appelions pas de telles catastrophes sur la tête de nos ténors et sur celle de M. Monjauze en particulier, nous demandons qu’on renonce aux restrictions, aux faux-fuyants, aux préparations plus ou moins habiles, et qu’on nous serve enfin du véritable Jean-Marie Farina. Nous demandons que la question soit définitivement tranchée, et surtout qu’on ne nous parle plus des malheurs de l’auteur de Rienzi, de ses prétendues persécutions dont personne n’est la dupe, et qui, à bien prendre, ne sont que les moyens dont il se sert pour se créer en Europe un prestige que ses œuvres ne justifient pas.

Nous appelons l’expérience de toutes nos forces, et avec cette espérance que la question étant à tout jamais jugée, résolue, l’administration supérieure cessera de permettre aux théâtres subventionnés de n’avoir de convictions, de courage, d’audace et d’argent que pour les musiciens étrangers.

Il demeure donc entendu que Rienzi ne contient que de la musique écrite d’après les errements anciens. C’est l’auteur lui-même qui le déclare, en ajoutant que c’est le seul de ses ouvrages qui soit à la portée des intelligences françaises. Nous sommes donc en droit de lui demander les conditions d’art sur lesquelles il prétend s’être appuyé.

Je m’arrête pour me rendre au Théâtre-Lyrique.

. . . . . . . . . . . . . . .

1 heure du matin.


Plus que jamais, je pense que M. Wagner a bien fait d’écrire, en parlant de cet opéra : « Aussi suis-je loin aujourd’hui d’attribuer à cet ouvrage aucune importance particulière. » Oui, c’est une œuvre de jeunesse, et de jeunesse fort tapageuse, jeunesse qui entraînait M. Wagner à révolutionner son pays et à tenter de renverser le trône de son bienfaiteur ! Depuis lors, les rois ont montré à M. Wagner qu’ils étaient sans rancune, et s’ils ont donné des tabatières à leur enfant prodigue, le dernier fera bien d’en envoyer une à M. Monjauze, qui risque fort de perdre sa voix dans les nombreux combats qu’il va livrer sous la cuirasse de Cola de Rienzi.

Il serait difficile de tirer un plus mauvais parti d’un sujet historique plus dramatique et plus émouvant que celui qu’offrent les destinées du dernier des tribuns romains. Ce rôle, si mouvementé, si dramatique, si grand, se borne avec M. Wagner, qui, comme l’on sait, fabrique tout ensemble musique et paroles, à déclarer dans tous les actes de son livret que Rome est délivrée. Cette déclaration se fait invariablement à grand renfort de grosse caisse, de tambours et de trompettes. La seule variante qui m’ait frappé, c’est que le discours se prononce tantôt à pied, tantôt à cheval, avec costumes appropriés à la circonstance.

Une personne qui doit être bien ennuyée à la fin de la pièce, c’est cette pauvre Irène, la sœur de Rienzi, à laquelle le musicien-poëte a complètement oublié de donner un rôle. Elle ne quitte pas la scène pendant cinq heures durant, et n’a que quelques morceaux à chanter dans les ensembles. Et notez que c’est le personnage féminin le plus important ! Il y a bien un contralto, un certain Adrien Colonna qui, dans l’histoire, est amoureux d’Irène, ami de Rienzi, et le trait d’union entre le tribun et les nobles de Rome ; mais dans la pièce de M. Wagner, cet aimable et sensible gentilhomme ne décolère pas une minute, soit contre les siens, soit contre sa fiancée, soit contre le fr"ère de celle-ci.

En somme, Rienzi n’est pas du vrai Wagner ; c’est du Wagner première manière. M. Pasdeloup qui est Tami, l’admirateur et le vulgarisateur du compositeur saxon, lui a joué, avec les meilleures intentions, un assez mauvais tour, ainsi qu’à l’Allemagne musicale. Cette partition est un mélange de tendances italiennes et de procédés à la Meyerbeer maladroitement employés. On y rencontre rarement de mélodies et de déclamations nobles bien accentuées, bien prosodiées, ; mais, en revanche, du bruit et toujours du bruit. M. Wagner ne se rattache nullement, comme on le voit à Gluck, qu’il a la prétention, très mal fondée d’ailleurs, de continuer.

Ce que je vois de plus clair dans cette affaire, c’est que la direction du Théâtre-Lyrique a dépensé beaucoup d’argent sans bénéfice pour la gloire de M. Wagner, et sans profit pour les compositeurs français, qui attendent toujours qu’on joue les œuvres qu’ils ont en portefeuille. Car il faut convenir que la mise en scène est fort belle, et qu’on n’a rien ménagé pour donner tout l’éclat possible à l’ouvrage du protégé du roi de Bavière.


Écrit au lendemain de la première représentation.

En lisant dernièrement le roman de Lytton-Bulwer, nous comprenions qu’un musicien fut séduit et tenté par l’histoire de Rienzi, le dernier des tribuns romains. Tous les sentiments de l’âme humaine, ont trouvé une expression, une personnification sous la plume du romancier anglais. Avec lui on s’intéresse à cette lutte entre les praticiens et le peuple de Rome, lutte sanglante, pleine de péripéties, éminemment dramatique, et qui devait conduire Cola de Rienzi au Capitole, sous l’égide même d’un cardinal, puis bientôt, après de nombreuses tentatives d’assassinats et de renversements, faire tomber le tribun sous le fer des assassins.

Dans la pièce de M. Wagner, toutes les situations tournent dans le même cercle ; c’est une bataille perpétuelle dont le musicien-poëte sera la première victime.

Si M. Wagner a la prétention d’avoir réalisé une œuvre lyrique de la famille des opéras du répertoire européen — il se trompe absolument.

En effet, dans son Rienzi, vous êtes toujours en face des mêmes émotions. De là une monotomie fatigante. L’amour s’y montre à peine ; aussi point de pathétique, point de rêverie, aucune grâce, aucune tendresse dans cette musique.

Pendant cinq heures, sans repos, ni trêve, vous êtes en présence et sous l’impression d’un seul effet musical : la force ! Et quelle force ! Une force véhémente, d’une sonorité à outrance. Vous êtes perpétuellement exposé au feu, sans jamais trouver d’omhre. L’art des contrastes, est inconnu à M. Wagner. Rien dans son opéra ne vient reposer. L’oreille, abassourdie dès la première heure, ne perçoit plus qu’un bruit toujours croissant.

Qu’on ne vienne pas nous vanter cette instrumentation bruyante et brutale de Rienzi. Que nous importent les dessins et les complications de la musique si le tout y est écrasé entre le sifflement des chanterelles, le hurlement des cuivres et le roulement des tambours ?

En résumé, la langue des dieux, que vous ne parvenez pas même à bégayer, M. Wagner, est, dites-vous, incapable de produire des effets nouveaux, et vous voulez la réformer. Nous ne demandons pas mieux que vous l’enrichissiez cette langue, mais à la condition absolue que ce que vous nous donnerez aura une valeur au moins égale à ce que vous prétendez détruire, et que le monde que vous nous ouvrez ; vaudra celui que vous voulez nous faire quitter.

Pour ma part, je le déclare si l’opéra devait désormais marcher dans les voies que vous prétendez lui ouvrir, rompant avec les habitudes de toute ma vie, je préférerais ne jamais remettre les pieds dans un théâtre lyrique.


Huit jours après.

Il y a presque unanimité dans les jugements dé la presse, au sujet de Rienzi. Mes impressions immédiates, données au lendemain de la représentation, ont été partagées depuis, successivement, par mes confrères. Les plus favorables à la musique de M. Wagner, M. Théophile Gautier, dans le Journal officiel, et M. Weber dans le Temps, font comme moi de nombreuses réserves. Quant au poëme, cependant très-bien traduit par M. Nuitter, il est condamné par tout le monde. Les principales feuilles nmsicales, telles que la Revue et Gazette musicale, le Ménestrel, l’Art musical, abondent toutes trois dans mon sens.

M. Paul de Saint-Victor cherche à nous montrer que ses sens très-délicats n’ont pas été trop désagréablement surpris à l’audition deRienzi, mais il m’a semble peu persuasif. L’éminent critique de la Liberté déclare tout net au début de son article que « personne » plus que lui ? « n’est hostile de tempérament et de conviction au système musical de M. Wagner ! » Il ne se rallie « qu’à la musique du passé » de l’ex-maître de chapelle saxon. M. de Lauzières dans la Patrie, M. Prévost dans un excellent article de la France, M. Azedevo dans l’Opinion nationale, traitent l’homme et le musicien comme il le mérite, c’est-à-dire comme « le précurseur de la décadence. » La meilleure critique de Rienzi, est, à notre avis, celle de M. Xavier Aubryet, dans le Journal officiel du soir.

« À proprement parler, dit-il, Rienzi est moins un opéra qu’un choral perpétuel mêlé de marches militaires, et Wagner se flatte quand il déclare procéder, dans l’inspiration de cette œuvre, des vieux maîtres de la scène. Meyerbeer, dont il fait fi, lui aurait appris le secret de la variété dans l’unité. À côté même du Crociato, son pendant naturel, Rienzi paraît d’une insupportable monotonie.

La loi des contrastes n’est pas un caprice de la critique, elle est une nécessité pour une œuvre de longue haleine. »

En effet, dirons-nous à notre tour, est-ce ainsi que Mozart, que Weber, que Gluck, que Rossini, que Meyerbeer ont compris le grand art qui a fait leur gloire ? Quels contrastes dans les différentes parties de ces œuvres admirables ! Les épouvantements de Don Juan ne succèdent-ils pas aux grâces champêtres de Zerline, au comique de Leporello ? Le fantastique du Freyscutz n’accompagne-t-il pas la poétique rêverie d’Agathe ? Les clameurs de l’enfer dans Orphée ne touchent-elles pas aux tendresses d’Eurydice, et aux suavités des Champs-Élysées ? L’élan patriotique de Guillaume Tell et des siens ne trouve-t-il pas comme contraste les tendresses du sentiment de Mathilde et d’Arnold ? Le massacre des Huguenots ne succède-t-il pas aux élégances de lacour de Chenonceaux, au calme et aux douceurs du beau pays de Touraine ?

Et après une impuissance si manifeste, inpuissance créatrice mal dissimulée par un tapage effroyable, vous venez insulter au génie fécond d’un Mendelssohn ou d’un Meyerbeer ! Mais c’est de la rage ! Vous venez nous dire que Mozart faisait « de la musique de table ! » « En écoutant le divin Mozart, il vous semble entendre le bruit d’une table royale qu’on sert et qu’on dessert ! « Mais c’est de la folie !

Je mets entre guillemets cette insulte au génie, afin que le lecteur, ignorant de ces monstruosités, connaisse l’homme du Rienzi, ce mirmidon écrasé par les Titans qu’il cherche à atteindre de ses injures, après avoir vainement essayé de monter jusqu’aux cimes, d’où ils aperçoivent à peine leur blasphémateur impuissant.

M. Théophile Gauthier nous dit que M. Wagner inaugure en musique le règne du romantisme. Mon confrère oublie que le romantisme date de Beethoven et de Weber. Et je ne sais trop ce qu’ont à faire Beethoven et Weber avec le système wagnérien !

Qu’ont de commun tant de chefs-d’œuvre, dont nous faisons nos délices, leurs dispositions si admirables d’airs, de duos, de trios, de morceaux d’ensemble et de chœurs, avec ce Rienzi qui ne nous offre guère, en définitive, que des chœurs succédant à des chœurs ? Car en vérité, ce qui se chante dans les intervalles, si je puis employer cette expression en parlant de la musique de M. Wagner, ces récitatifs mal faits, sans sonorité lorsqu’ils ne crient pas, n’offrent rien qui puisse intéresser et encore moins toucher. Echos récents d’Iphigénie, vous nous avez déjà vengés !

Je ne reviendrai pas sur le rôle joué à Dresde par M. Wagner, à l’époque de la révolution. Mme Judith Mendès nous assure, dans la Liberté, que M. Wagner, dont elle fait une sorte de Grand-Lama, « que l’ami sincère du roi Louis de Bavière, a conservé intacte l’indépendance de la pensée. » Cela voudrait-il dire, par hasard, que, le cas échéant, M. Wagner élèverait des barricades à Munich, comme il le fit à Dresde en 1848 ? J’avoue que cette doctrine de lingralitude érigée en principe et dont on veut faire l’indépendance du cœur, ne me paraît pas faite pour rallier les honnêtes gens à la cause de l’auteur de Rienzi.

Dans le même article, Mme Mendès, dont j’apprécie l’enthousiasme juvénil, nous dit que « la simplicité du système préconisé par M. Wagner, n’est égalé que par sa beauté. » La fille de Théophile Gauthier rappelle également que le musicien révolutionnaire a dit cent fois : « La mélodie est toute la musique. »

Personne ne peut être dupe de ces prétentions que rien ne justifie dans l’œuvre de M. Wagner. En effet, il faut se méfier de la sincérité et de la réalité de sentiments ainsi affichés. Eugène Delacroix ne parlait-il pas toujours avec grande admiration de la simplicité de l’art grec ? Quant à la fameuse « mélodie de la forêt » on sait ce qu’elle vaut. Baudelaire est mort évidemment trop tôt, puisque Mme Mendès nous apprend qu’il allait sans cesse répétant : « Où pourrais-je bien entendre, ce soir, de la musique de Wagner ! »

En somme, mauvaise campagne pour « la musique de l’avenir » première et dernière manière !


8 avril 1869.