Musique et Musiciens/Djamileh

La bibliothèque libre.
P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 187--).


DJAMILEH.

Opéra-comique en un acte de MM. Louis Gallet et Georges Bizet.


L’Opéra-Comique vient de donner un nouvel ouvrage en un acte du à la collaboration de MM. Louis Gallet et Georges Bizet. C’est une scène d’un orientalisme très-niiligé. Il s’agit d’un pacha égyptien auquel son précepteur Splendiano n’a pas enseigné toutes les vertus, qu’entre parenthèse il ne possédait pas lui-même. Quoique fort jeune encore, Haroun est déjà blasé sur tous les plaisirs, à la manière d’un « petit crevé » du boulevard des Italiens. Aussi faut-il que, chaque mois, Splendiano lui découvre une nouvelle favorite.

La dernière agréée, Djamileh, qui donne son nom à l’opéra de M. Bizet, pour être esclave, n’en a pas moins un cœur qu’elle abandonne au volage Haroun. La pensée d’une séparation prochaine la désespère, et elle a recours au stratagème pour essayer de garder les bonnes grâces de son maître. Servie par Splendiano, qui en est amoureux, elle prend la place d’une aimée présentée par un marchand au pacha. Celui-ci finit par la reconnaître sous ses longs voiles et se laisse enfin toucher par l’amour. Splendiano a tiré les marrons du feu pour son maître, comme il convient, d’ailleurs à un bon serviteur, et Haroun entraîne Djamileh dans les profondeurs de son palais voué aux plaisirs.

À part quelques expressions d’un genre médiocre et par trop parisiennes pour être acceptées sur les bords du Nil, le livret de M. Gallet est soigné et renferme de jolis vers.

Sur la donnée que nous venons d’exposer, M. Georges Bizet a écrit une partition qui, par ses tendances, nous le craignons pour le succès de son œuvre, s’adresse plutôt aux artistes aux dilettantes raffinés qu’au public habituel de l’Opéra-Comique.

M. Bizet n’est pas un nouveau venu ; il est connu dans le monde des arts, où son talent est fort apprécié, par des mélodies et par de la musique de piano généralement estimées. Le public, aussi, n’a point oublié ses deux opéras : le Pêcheur de perles et la Jolie fille de Perth, donnés au Théâtre-Lyrique sous la direction de M. Carvalho, ni ses fragments symphoniques exécutés par l’orchestre de M. Pasdeloup.

Il est l’un des musiciens les plus distingués de cette jeune école qui, en ôtant aux voix l’intérêt mélodique pour le donner à l’orchestre tend à s’éloigner de plus en plus des traditions de l’opéra tel que les maîtres et le public l’ont compris jusqu’à ce jour. En persévérant dans cette voie récoltera-t-elle les fruits de son labeur ? — je ne voudrais pas l’affirmer. Toutefois c’est faire preuve de vaillance artitisque que de chercher des sentiers nouveaux, surtout en sachant combien sont rares pour nos compositeurs les occasions de se faire entendre au théâtre.

La partition de M. Bizet, dépasse sous tous les rapports les proportions ordinaires d’un ouvrage en un acte ; et c’est là, peut-être, son défaut capital. L’art, en effet, n’est pas de vouloir tout dire à la fois, mais il consiste, selon le précepte d’Horace, à dire ce qu’il faut, à ne dire que ce qu’il faut, et à le dire comme il faut.

L’abondance des éléments nouveaux, la recherche constante des harmonies curieuses et des variétés de timbres tiennent une trop grande place dans l’instrumentation de Djamileh et nuisent parfois à l’idée principale. Préoccupant outre mesure l’oreille de l’auditeur, ces recherches la fatiguent et l’empêchent de saisir distinctement les sentiments que l’auteur a voulu rendre ; car celui-ci ne doit jamais oublier que le drame lui-même doit passer avant toute autre préoccupation. C’est aux voix qu’est réservé le rôle d’exprimer les sentiments des personnages, et M. Wagner est dans le faux lorsqu’il soutient qu’au théâtre la voix humaine ne doit pas avoir plus d’importance qu’une partie de clarinette ou de basson.

Mais laissons là, pour l’instant, les folles théories de l’auteur de Tannhauser pour ne nous occuper que de Djamileh.

Autant qu’on peut en juger après une seule audition d’une œuvre aussi consciencieusement travaillée, et étant données des tendances qui choquent mes idées sur l’opéra je reconnais que l’ouvrage de M. Bizet contient des passages intéressants et bien traités. Je citerai notamment : la marche égyptienne et l’ouverture, qu’on retrouve avec plaisir dans la scène de l’aimée ; le chœur d’introduction, chanté dans la coulisse d’une inspiration charmante ; un trio où l’on remarque les couplets de Djamileh : « Nour-Eddin, roi de Lahore, » écrits dans la manière de Schumann, mais sans imitation directe ; le chœur : « Salut, salut, Haroun ! » franchement original, les airs de danse et enfin les couplets de Splendiano, très-bien chantés par M. Potel.

Nous voudrions faire un semblable compliment à Mme Prelly ; mais son interprétation est de tous points défectueuse. Cette chanteuse ne peut décidément prétendre qu’à des succès de beauté. M. Duchesne a chanté tant bien que mal le rôle difficile d’Haroun. Les chœurs et l’orchestre méritent tous les éloges.

La mise en scène est fort soignée : décors, costumes, accessoires sont d’une vérité, d’un goût exquis. Nous félicitons la direction de l’Opéra-Comique des soins dont elle a entouré l’opéra de MM. Gallet et Bizet, dans l’espoir que les représentations ne seront pas interrompues aussi brusquement que celles du Passant, de MM. Copée et Paladilhes.

1872