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Musique et Musiciens/La princesse Jaune

La bibliothèque libre.
P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 193--).


LA PRINCESSE JAUNE

Opéra-comique en un acte de M. louis gallet
musique de M. Camille saint-saëns.


L’Opéra-Comique conviait, le mercredi 18 juin, la critique, à la première représentation d’un nouvel ouvrage en un acte, dû à la collaboration de M. Louis Gallet et de M. Camille Saint-Saëns.

M. Gallet aime l’Orient, il vient de nous le montrer deux fois de suite en écrivant les livrets de Djamileh et de la Princesse Jaune. Il nous le dépeint là, en assez jolis vers, pendant un voyage chimérique au Japon :


      Ce pays vermeil ;
Écrin rayonnant que la terre
      A pris au soleil !


Le public ordinaire de la salle Favart n’est point disciple de Boileau. Loin de penser que le Vrai seul soit aimable, il apprécie fort, au contraire, l’invraisemblable.

Aussi dit-on : paysages d’opéra-comique, paysans d’opéra-comique, brigands d’opéra-comique, etc. Quand à l’Orient, nous savons quels parfums s’en dégagent, quelles pastilles on mange dans les sérails imaginés par Félicien David et ses imitateurs. Aujourd’hui ce n’est pas que je m’en prenne à MM. Gallet et Saint-Saëns de leur Japon, dont on ne voit qu’un intérieur de maison et quelques personnages-muets ; mais l’effort d’imagination que demande au spectacteur le livret de la Princesse jaune dépasse un peu celui qu’on est habitué à faire rue Favart. Qu’on en juge :

Un savant Hollandais, vivant en Hollande, entouré de parents Hollandais, aimé d’une cousine hollandaise, est épris d’une Japonaise de paravent, ornement de son cabinet de travail ! Voilà qui est déjà assez original, bien que M. Gallet ait eu l’attention de nous montrer son héros passionné pour toutes les merveilles du Japon, pour sa langue, pour ses arts, pour ses potiches.

Mais ce n’était pas assez pour limagination très souple des abonnés de l’Opéra-Comique, qu’aucune extravagance ne rebute. Tout d’un coup le savant Kornélis s’avise de fabriquer et de boire un breuvage, dont la composition se trouve indiquée dans le bouquin d’un halluciné, philtre qui doit lui permettre de franchir la limite des mondes et de réaliser tous ses rêves. C’est alors qu’il tombe en extase, circonstance qui permet aux décorateurs et aux machinistes, de transformer avec une habileté magique le cabinet hollandais en un cabinet japonais. Mais ce qu’on ne comprend plus du tout, ce qu’on ne peut pas accepter, même à l’Opéra-Comique, c’est que la cousine du docteur, l’intéressante Léna, lui apparaisse déguisée en Japonaise, puisque son cousin ne l’a pas prévenue du changement de décoration. Il eût fallu ce semble, qu’une autre actrice fut chargée de ce nouveau personnage, tout imaginaire qu’il soit.

M. Gallet ne l’a pas voulu ainsi, et c’est la cousine hollandaise, jalouse de la Japonaise de paravent, qui emprunte son costume, dans l’espoir de conquérir de la sorte le cœur de son savant cousin, espoir que le dénouement justifie.

Mais qu’importent ces extravagances, me direz-vous, si l’on s’y plaît ? Qu’il en soit donc, comme l’ont voulu les auteurs de la Princesse jaune, puisque le public accueille leur pièce avec plaisir.

L’un d’eux, M. Saint-Saëns, est le savant abbé d’une petite chapelle, où les dévotes ne manquent pas. Il s’est acquis, dans le monde musical une réputation méritée d’organiste très-distingué et de virtuose du piano ; et malgré certain défaut que nous lui avons reproché — la sécheresse du toucher, — il n’en marche pas moins de pair avec les Planté, les Ritter et les Delahorde. Harmoniste consommé et disciple de la nouvelle école allemande, M. Saint-Saëns, vient de se manifester tardivement au théâtre. De sérieuses qualités le désignaient à la confiance des directeurs subventionnés, mais on sait combien, jusqu’ici, ils s’étaient montrés récalcitrants à toute nouveauté française.

Je commence par établir que les tendances de M. Saint-Saëns sont cousines-germaines de celles de MM. Paladilhes et Bizet. Comme eux, il donne à la partie instrumentale le pas sur la partie vocale. Chez ces trois musiciens, le système est accusé, et ce que nous critiquons dans le Passant et de Djamileh, nous le reprochons aussi, peut-être à un moindre degré, à la Princesse jaune.

La façon dont certains compositeurs d’aujourd’hui comprennent le drame lyrique est contraire à ses règles fondamentales, et nos observations n’ont pas d’autre but que d’essayer de ramener à la vérité des artistes égarés par des doctrines funestes à l’art lyrique. Loin de les accuser d’impuissance, comme quelques-uns de nos confrères, nous ne voulons voir qu’un égarement dans leurs procédés, égarement qui s’explique par les préventions qui, jusqu’ici, les ont éloignés du théâtre.

Où donc, d’ailleurs, auraient-ils appris cet art de la scène qui ne s’acquiert que par la pratique, les portes de nos théâtres étant depuis longtemps fermées pour eux ?

Nous l’avons dit et redit, lorsque l’homme est en scène, lorsque les sentiments du drame ont pour interprètes la voix et la parole humaine, l’instrumentation, la fusion curieuse des timhres doivent, non pas disparaître, mais s’effacer un peu devant l’élément scénique. Transporter dans l’opéra, pour leur donner la prééminence, les élégances harmoniques des pianistes compositeurs, des Schumann et des Chopin, c’est s’abuser, se tromper, sur les conditions d’existence du drame lyrique, c’est caresser une chimère, dont les compositeurs auxquels nous faisons allusion reviendront un jour ou l’autre.

L’erreur du moment, et cela dans tous les arts, c’est de sacrifier le principal à l’accessoire. N’est-ce pas la rime qui préocupe avant tout nos jeunes poètes ? Les détails du tableau n’absorbent-ils pas aussi la pensée de nos peintres, à ce point que la figure du sujet disparaît presque à nos yeux ?

Chez certains de nos musiciens, c’est l’orchestre qui est l’objet de toute leur attention, c’est le coloris auquel ils sacrifient la belle et pure mélodie se déroulant en longues périodes chantantes. Ce mouvement qui s’opère parallèlement dans tous les arts, repose sur une erreur que la critique ne saurait trop combattre, car c’est le triomphe de la matière sur le sentiment. Or détruire le sentiment en musique, c’est supprimer la musique elle-même. Le grand, l’éternel modèle que tous doivent avoir devant les yeux, Beethoven, n’a-t-il pas dépensé d’admirables et d’inépuisables richesses d’harmonie dans Fidelio, ? Et cependant, on ne citerait pas quatre mesures dans ce chef-d’œuvre où le sentiment du drame ne domine tout autre préoccupation.

Combien il serait triste de voir des jeunes gens pleins de talent spéculer sans cesse avec des sons, au lieu de nous exprimer ce qu’ils ont dans le cœur ! Mais nous ne voulons pas croire qu’il en sera toujours ainsi, car le public s’est prononcé et le théâtre ne peut exister sans public. Que M. Saint-Saëns ne voie pas dans nos observations une critique qui lui soit personnelle ; elles s’adressent à tout un groupe dont il est de notre devoir de combattre les tendances anti-théâtrales.

Sur le livret de M. Gallet, M. Saint-Saëns a écrit une musique pittoresque et colorée ; mais à force de peindre, elle ne chante plus assez par moments. La Princesse Jaune, riche en détails charmants, est l’œuvre d’un véritable artiste.

L’ouverture, dont les deux motifs sont enq)runtés à l’opéra, est traitée de main de maître. L’allegro des couplets de Léna, sur les paroles : « Quel est ton pouvoir ? » manque de distinction, contrairement aux habitudes de l’auteur.

Le premier air de Kornélis : « J’aime ses sons, lointains mystères », est une très-poétique inspiration musicale. Un charme extrême l’enveloppe tout entier. J’en dirai autant de la plainte de Lena dont Mlle Ducasse rend bien l’inspiration émue.

La ravissante mélodie qui court dans toute l’évocation de Kornelis frappe par une grande distinction et par son accompagnement, où l’on remarque un trait de violons en triolet d’uni ; rare élégance.

Une mélopée habilement traitée sert à préparer le changement de décor. Le chœur qu’on entend ensuite dans la coulisse, accompagné de clochettes et du kong, sorte de petit tam-tam, produit un effet délicieux.

Le duo qui suit nous à paru tourmenté et trop dialogué. Les idées mélodiques en sont peu saillantes, et l’on regrette qu’une des scènes capitales de l’ouvrage manque d’effets. Le duo final, au contraire, doit être loué pour sa grâce et son charme.

On le voit, nous ne sommes pas de ceux qui refusent à l’opéra de M. Saint-Saëns toute inspiration. Notre principale critique porterait sur un autre point : Kornélis étant, dans son rêve, transportée de Hollande au Japon, il eut fallu que la musique de ce rêve contrastât davantage avec les autres parties de l’ouvrage. L’opposition ne se fait pas suffisamment sentir. Avec plus de simplicité dans les moyens, au début, le musicien eut évité, je crois, une monotonie qu’on lui reproche.

Cette épreuve du théâtre n’est point défavorable à M. Saint-Saëns et nous y voulons voir une promesse pour l’avenir. Plus heureux que M. Bizet, pour sa Djamileh, il a rencontré une excellente interprétation.

Mlle Ducasse tient tout ce que nous attendions d’elle comme comédienne et comme chanteuse. La nature ne lui a cependant départi qu’une voix fort limitée et d’une qualité médiocre ; mais une intelligence très-fine et un instinct musical qui se trahissent dans tous ses rôles en font une artiste toujours agréable à voir et à entendre. Jamais, chez elle, de gestes faux et de notes fausses ; tout est étudié, bien compris et justement rendu. Elle a le sentiment de la scène, qu’elle occupe sans prétention, s’y faisant remarquer par les gens de goût.

M. Lhérie, lui non plus, n’a pas beaucoup de voix, mais il sait s’en servir. C’est avec sentiment qu’il a joué et chanté son rôle. Aussi les applaudissements ne lui font-ils pas défaut.

La mise en scène de la Princesse jaune ne laisse rien à désirer aux plus difficiles.

18 juin 1873.

P. S. — M. C. Saint-Saëns a vu deux de ses œuvres symphoniques exécutées, cette année, l’une à la Société des concerts et l’autre aux Concerts populaires. Elles n’ont pas rencontré un succès égal à celui qui accueillait tout dernièrement les œuvres de MM. Franck, Massenet et Guiraud. Les deux publics sont restés froids. La chose ne nous a point étonnée dans la salle du Conservatoire, dont les abonnés sont, en général, rebelles aux nouveautés ; mais nous avons été surpris que le public si hospitalier du Cirque national n’ait pas fait meilleur accueil à l’œuvre de M. Saint-Saëns.

Quelles peuvent bien être les causes, nous ne dirons pas de ces chutes, car il n’y a rien là de pareil, mais de cette froideur unanime, constatée par nous, à huit jours d’intervalle, rue Bergère et sur le boulevard, en présence de deux œuvres différentes ?


Quant au Conservatoire nous venons de le dire, son public se roidit presque toujours à l’audition d’une nouveauté. En second lieu, le Comité de la Société a peut-être eu le tort de ne pas donner, dans son entier, la symphonie qu’il avait choisie. Il est, en effet, difficile de saisir la pensée d’un auteur dans des pages détachées.

Mais nous pensons qu’il y a d’autres raisons encore à cette froideur. Ne seraient-ce pas les tendances et la nature même du talent de M. Saint-Saëns qui entraînent de pareils résultats ! Nous avons entendu souvent la musique de ce compositeur virtuose dont la notoriété est justement établie, et toujours elle a fait naître chez nous et autour de nous des objections que nos lecteurs vont apprécier.

Ils savent qu’il n’y a jamais de parti pris dans nos appréciations, que nous aimons le Beau sous toutes ses formes, de même que nos sympathies, nos efforts en faveur des jeunes auteurs sont connus. Les remerciments qu’ils veulent bien nous adresser en des termes qui nous touchent, les résultats déjà obtenus et qui s’agrandiront encore, nous dédommagent des hostilités de ceux qui, dans un intérêt mercantile, ne veulent rien risquer en vue des progrès de la musique nationale.

M. Saint-Saëns ne saurait donc nous en vouloir si, tout en rendant justice à ses qualités, nous signalons ici les objections que son talent soulève.

Dans ses œuvres vocales ou instrumentales, on regrette de rencontrer une surabondance d’ornementation qui étouffe l’idée, le sujet principal du morceau, de même que dans certain monument gothique, l’ornementation dérobe la ligne. La musique de M. Saint-Saëns est surchargée ; la pensée n’y est pas toujours mise en relief ; elle échappe à l’attention la plus soutenue sous les arabesques dont il l’enveloppe, et il en résulte que l’accessoire devient le principal. Il s’entrave lui-même, et comme à plaisir, dans des complications sans nombre, et, en suivant les nombreux méandres de son laborieux travail, on est tenté de dire avec le fabuliste :


Mais le moindre grain de mil
Ferait bien mieux mon affaire.


Nous ne sommes pas de ceux qui dédaignent les effets scientifiques de la musique ; mais elle est aussi l’art des hautes régions de l’idéal, l’art des émotions, des sentiments, un art dont le propre est de parler à l’imagination et au cœur de l’homme, alors que la parole devient impuissante. Cette propriété, cette faculté, cet avantage, ce don, le musicien doit les considérer comme le plus précieux de son art.

Quand il lui préfère les spéculations de l’esprit, il se condamne le plus souvent à l’impuissance, et l’auditeur, alors, peut se demander si, sous ses ricbhes parures, il y a un corps, il y a une âme ?

Où donc M. Saint-Saëns, travailleur infatigable, qui a lu les maîtres, qui les connaît par cœur, a-t-il trouvé cette sorte de pléthore de la forme ? Au théâtre, est-ce dans Gluck ? Dans la symphonie, est-ce dans Beethoven ? Est-ce que l’expression des sentiments qu’ils veulent peindre n’est pas l’objet principal des préoccupations de ces génies grandioses ? Ce serait rétrograder de ne pas tenir compte de la révolution musicale qu’ils ont opérée, en dégageant l’idée mélodique des complications inutiles, nuisibles même à l’expression de la pensée, et ce serait reculer aussi que de nous ramener, en la colorant d’un certain romantisme, à une imitation modernisée du contre-point.

M. Saint-Saëns est un véritable artiste, un chercheur consciencieux, et nous pensons que ces considérations, loin de le blesser, lui montreront les périls de la voie où il s’engage. Peut-être ne fera-t-il aucun cas de nos opinions, partagées cependant, il faut bien le dire, par le plus grand nombre ; mais il est du devoir de la critique de parler franchement aux artistes qu’elle estime.