Musique et prison/16

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MUSIQUE ET PRISON


PRISONS POLITIQUES MODERNES
i

(Suite)

En province, les maisons de force étaient loin d’avoir de telles attentions pour leurs pensionnaires. Les Souvenirs de l’un d’eux, Martin Bernard, nous apprennent que les condamnés politiques étaient soumis à une discipline très sévère dans ces prisons et surtout au Mont-Saint-Michel, que son isolement rendait cependant plus facile à surveiller. Cette solitude dans un des plus beaux sites du monde, au milieu d’une mer souvent irritée, mais toujours impuissante contre le colosse de granit, cette solitude, dis-je, n’eût peut être pas effrayé une âme contemplative ; mais pour des esprits inquiets, agités, remuants, habitués à l’activité des sociétés secrètes et se croyant de bonne foi indispensables au bonheur des peuples, une immobilité qui enchaînait leur initiative était le pire des supplices. Ils durent néanmoins à la musique, comme les Italiens du Spielberg, un de ces éclairs de bonheur qui traversent si rarement le ciel bas et sombre des longues captivités. Martin Bernard nous raconte en termes émus ce doux souvenir :

« Un soir, dit-il, alors que tout reposait dans la forteresse, nous fûmes réveillés de notre premier sommeil par le bruit de chants qui partaient de la grève. Il n’y avait pas à se méprendre sur la destination de ces chants : c’étaient la Marseillaise et le Chant du départ. Oh ! qu’ils furent doux à nos oreilles et à nos âmes ! Nous n’en perdîmes pas une syllabe. Et nous ne pouvions point douter qu’ils ne vinssent de cœurs qui sympathisaient vivement avec notre position. L’illusion pour nous devint si grande, que nous crûmes reconnaître la voix de plusieurs de nos camarades de Paris. Nous lançâmes quelques noms aux échos de notre rocher. Mais, soit que nos mystérieux amis craignissent de nous rendre l’objet des rigueurs de nos geôliers, soit qu’ils ne voulussent pas s’exposer eux-mêmes aux investigations inquisitoriales du commandant de place, exerçant un pouvoir presque discrétionnaire sur les étrangers qui venaient au rocher, les chants cessèrent et nous n’entendîmes plus que ces mots : « Adieu ! Courage ! »  »


Le règlement était tellement précis et formel, qu’en l’absence même d’étrangers pouvant communiquer avec les détenus, ceux-ci avaient rarement l’autorisation de chanter quelques strophes de la Marseillaise, dont l’écho se perdait dans la grande voix de la mer. À Doullens, où Martin Bernard subit le reste de sa peine, la règle était moins rude ; le régime de la vie en commun facilitait les expansions musicales des détenus. Les dates, toujours fêtées, du 14 juillet et du 10 août, servaient de prétexte à un banquet fraternel, aussi copieux et aussi délicat que pouvaient le permettre les tolérances pénitenciaires ; et ces solennités politico-gastronomiques se terminaient, comme on pense bien, par la Marseillaise et le Chant du départ.

À neuf heures du soir, quand sonnait la cloche du couvre-feu, se produisait la mise en scène que nous avons déjà signalée à Sainte-Pélagie. Au milieu de la cour, tête nue et genou en terre, les détenus enlevaient avec une conviction souvent plus robuste que leurs poumons, la fameuse strophe :

Amour sacré de la patrie…

Toutefois, la musique légère n’était pas entièrement bannie des cachots de Doullens. Les prisonniers, pour s’y livrer avec la fantaisie qui naît de l’improvisation, avaient décidé qu’ils célébreraient sur le mode badin leurs anniversaires respectifs. Ils se réunissaient donc, à la chute du jour, dans la chambre de l’un d’eux, et de là, précédés d’un orchestre aussi bruyant que burlesque, ils se rendaient chez le compagnon d’infortune qu’ils voulaient fêter et qui semblait profondément étonné de ce témoignage de cordiale sympathie. Surprise bien jouée, car tout aussitôt, après la réception du bouquet et des compliments d’usage, il distribuait des rafraîchissements commandés depuis le matin au chef cantinier.

Une fois le dernier toast porté, les musiciens montaient sur la table et jouaient des quadrilles auxquels les détenus répondaient par une chorégraphie non moins extravagante que les effusions lyriques de l’orchestre.

ii

Pendant le second empire. — Une promenade chantante à Bicêtre : À bas Béranger ! Vive Pierre Dupont ! — Le journal de Delescluze : la messe au fort Lamalgue. — Souvenir d’un prisonnier d’État : les gondoliers de Corte. — Raffaelle Trabucco et son cor d’harmonie.

Les prisons réservées aux vaincus de la politique, ne chômant pas plus sous le second empire que sous la monarchie de juillet, eurent aussi leurs bardes et leurs rapsodes. Dès le 2 décembre 1851, aux premières heures de la lutte, Bicêtre reçoit une fournée de combattants qui, d’après leur historien Hippolyte Babou, jettent une note gaie dans le sombre asile de la folie.

Ils sont conduits et enfermés dans les casemates noires de ténèbres : au milieu de l’obscurité, un orateur invisible propose une promenade chantante au son de la Marseillaise.

— Bravo ! crie la foule, nous sommes de l’Orphéon de Bicêtre.

Et cent vingt voix entonnent le chant patriotique, « chant d’hygiène, » dit Babou, puis le Chant du départ, les Girondins, la fanfare contemporaine de Jemmapes et de Fleurus :

Bruxelles-en-Brabant
Pas de compliment.
J’entre chez lui tambour battant.

Un artiste inconnu lance sur l’air de Compère Guilleri une boutade contre le héros de Brumaire :

Gai, gai, mes amis,
Soyons réjouis,
Chantons le renom
Du grand Napoléon
C’est le héros des petites-maisons.

L’auditoire s’amuse fort du timbre suraigu du chanteur, qui a des acuités de fifre.

Mais le virtuose n’a-t-il pas la malencontreuse idée de continuer par le Vieux Caporal et les Souvenirs du peuple ; tous alors de siffler ; on crie même : « À bas Béranger ! » et on réclame le Chant des ouvrier de Pierre Dupont, que le chœur répète jusqu’aux premières lueurs de l’aube.

Cette gaîté fébrile et un peu forcée devait avoir de tristes lendemains. L’ère des commissions mixtes s’ouvrit ; et bientôt de longues théories de déportés partaient, soit pour la terre d’Afrique, soit pour les forteresses de l’Océan et de la Méditerranée. Parmi les condamnés se trouvait Delescluze, qui publia plus tard le Journal de sa captivité, récit très animé, très vivant, d’un bon style et d’un chaud coloris. Entre autres souvenirs se rattachant à notre sujet, celui d’une messe militaire au fort Lamalgue mérite d’être rapporté :

« Autant qu’il m’en souvient, écrit Delscluze, les messes militaires ont l’immense mérite de s’expédier au galop ; mais au fort Lamalgue c’est bien différent. À défaut d’orgue et de serpent il y avait un orchestre vocal, composé d’une dizaine de prisonniers militaires. Pendant les vingt-cinq ou trente minutes que dura l’office, j’entendis exécuter une foule de cantiques dont je ne peux pas critiquer l’intention, mais dont je puis le dire, un tas de rapsodies du dernier commun, habillées d’airs mondains empruntés aux opéras et aux chansons en vogue, et bravement enlevées par des choristes en pantalon rouge. »


Le mot de Buffon : « Le style est l’homme même, » trouve ici sa pleine et entière justification. Nature sèche et revêche, autoritaire et atrabilaire, Delescluze était encore la personnification de cet autre aphorisme, passé à l’état de proverbe :

Cet homme assurément n’aime pas la musique,

non pas que celle du fort Lamalgue, nous semble susceptible de réhabilitation, mais la tournure d’esprit particulière à Delescluze lui interdisait tout sens musical.

Combien en diffère un de ses coreligionnaires politiques, non moins intransigeant que lui, mais d’une âme plus ardente, plus expansive, plus ouverte aux sentiments généreux et aux nobles inspirations qui font la gloire ou la consolation de l’humanité ! Nous voulons parler du sergent Boichot, mort depuis quelques mois seulement. Revenu furtivement d’exil en 1854, il s’était laissé surprendre à Paris, et son imprudence avait été payée de la détention à Belle-Isle-en-Mer. Certes il n’abandonne rien de ses rancunes ni de ses revendications dans le livre qu’il a laissé sous le titre de Souvenirs d’un prisonnier d’État ; mais il donne librement carrière aux grandes aspirations de sa nature rêveuse et poétique, que semblent élargir encore ses sensations musicales. Ces sensations, Boichot les trouve et les éprouve partout. Tantôt c’est la chanson de Pierre Dupont qui vibre à son oreille avec son vers puissant et sa mélodie fruste, symbole musical du socialisme sous la seconde république ; tantôt c’est le mugissement de la tempête dont il cherche la tonalité ; puis le chant des oiseaux qui le transporte et le ravit. Toutes ces impressions, d’ordre varié, sont notées au jour le jour. Boichot est avec ses compagnons d’infortune sur le bâtiment qui les emporte à Belle-Isle.

« Pendant la traversée, écrit-il, la plupart des détenus entonnèrent les chants de Dupont, la Marseillaise et d’autres airs républicains, qui, chose étrange, eurent un immense succès parmi les hommes de l’escorte… »


Dans la forteresse, « le son de la flûte de notre collègue commissaire se mêle au bruit de la rafale et forme un concert plein d’une étrange et fantastique harmonie »

Des ordres de l’administration déplacent les prisonniers, qui seront transportés en Algérie. Mais le vent les arrête trois jours en vue de Corte, dont la population, à qui Boichot reconnaît « l’instinct des idées et des institutions républicaines », accueille les exilés avec une touchante compassion :

« À l’heure du crépuscule, nos amis et leurs familles, montés sur des espèces de gondole, vinrent stationner aux limites établies par la police, et chantèrent en chœur des airs patriotiques du pays. L’écho de ces sérénades, se mêlant aux symphonies de la mer, nous arrivait plein de charme et de poésie et nous prouvait que nous étions chez un peuple ami de la liberté. »


Tous ces conspirateurs, quelque discutable que fût leur opinion ou leur cause, avaient un caractère épique. Il me souvient de l’un d’eux, un musicien précisément, un certain Rafaëlle Trabuco, qui était professeur de cor d’harmonie et qui passait même pour avoir du talent. Il s’était trouvé impliqué dans un complot mazzinien contre la vie de l’empereur. Or, c’était en 1863, au moment où je cessais d’être étudiant. Un de mes camarades, jeune avocat stagiaire, me fit entrer dans la salle d’audience, à l’heure psychologique des plaidoiries, du résumé — il existait encore — et du verdict. J’étais juste en face de Trabuco, une manière de petit homme, un peu épais, mais très remuant, dont la face rondelette disparaissait sous une touffe de poils d’ébène.

il fut condamné, avec la plupart de ses complices, à la détention perpétuelle ; et comme le président, demandant à Trabuco, pour paraître atténuer la rigueur de la sentence, s’il n’avait pas quelque requête à présenter à l’empereur :

— Qu’il me rende mon cor ! s’écria d’une voix tragique le musicien, qui se révélait là tout entier.

(À suivre.)

Paul d’Estrée.