Musique et prison/17

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Heugel (no 37p. 3-4).

MUSIQUE ET PRISON

(Suite)

PRISONS POLITIQUES MODERNES
iii

Sous la troisième République. — Le Casino joyeux devenu le cabaret joyeux. — Une revue à Fort-Bayard en 1872. — Une Variante de la Marseillaise. — Une vie de Bénédictin à Clairveaux : Chants anarchistes. — Le Kyrie des Moines à Sainte-Pélagie.

En 1867, le préfet de police Pietri, obéissant peut-être à des ordres venus de haut, voulut soumettre les détenus politiques à une discipline plus sévère. Heures de récréation, visites, repas, correspondance, réception de livres et de journaux, tout fut réglementé de nouveau et dans le sens le moins libéral. Sainte-Pélagie ne s’en émut pas autrement. Ce que ses habitués appelaient le « Casino joyeux » devint le « cabaret joyeux. » Au lieu de se réunir en commun, quand ils avaient des invités du dehors, les prisonniers les recevaient dans leur cellule et faisaient eux-même leur cuisine. Aussi, à certaines heures du jour, n’était-ce plus, du premier au dernier étage, qu’un immense concert vocal et instrumental. Un solo de clarinette ou de piston, ou bien encore une chansonnette de l’Eldorado était devenu l’accompagnement obligé d’un discours révolutionnaire ou d’un toast subversif.

La chute de l’empire amena, bien entendu, la chute du règlement, mais ne ferma pas les prisons. Elles ne tardèrent pas au contraire à s’ouvrir toutes grandes pour recevoir les vaincus de l’insurrection communaliste. Certains, condamnés à la déportation, durent attendre leur départ pour la Nouvelle-Calédonie dans les casemates de Fort-Bayard. Deux gens d’esprit, Henri Baüer et Georges Cavalier, (Pipe-en-Bois), avaient conservé dans leur infortune un fonds inaltérable de gaîté. Ils mirent en commun leur belle humeur ; et de cette collaboration sortit une revue, mêlée de chant, qui fut jouée à Fort-Bayard sous le titre de la Commune à Nouméa.

Mais tous n’acceptaient pas leur sort avec une aussi philosophique sérénité. L’ancien officier de marine Lullier avait trop d’exaltation pour être un résigné. Condamné à mort, il avait vu sa peine commué en celle des travaux forcés à perpétuité. Cette mesure de clémence acheva de l’exaspérer.

Résolu à mourir plutôt qu’à se laisser conduire au bagne, il s’enferma dans sa cellule, et s’arma d’une barre de fer, menaçant d’assommer le premier qui porterait la main sur lui. Entre-temps, il écrivait au président de la République une lettre de protestation contre la décision de la commission des grâces ; et comme pour mieux s’encourager à la résistance, il ne cessait de chanter une strophe de la Marseillaise qu’il avait ainsi défigurée pour les besoins de sa cause :

Que veut cette horde d’exaltés
De traîtres, de royalistes conjurés ?
Pour qui ces ignobles entraves
Et ces fers dès longtemps préparés ?

Le député Cochin mit fin à une situation qui menaçait de s’éterniser, en obtenant à Lullier le bénéfice d’un mandat de transfert pour Clairvaux.

À plus de vingt ans de distance, nous retrouvons dans cette même maison centrale un autre détenu politique, qui fait de la musique non plus une arme de résistance, mais un instrument de propagande. Dans cet intervalle de vingt ans, les idées ont singulièrement marché. Le babouvisme, dont nous avions signalé l’infiltration dans les couches populaires en 1830, les a depuis complètement imprégnées. Et maintenant il ne leur suffit même plus. Le chant de la République des égaux leur semblerait trop fade et trop incolore. Le répertoire à la hauteur de la situation se compose de : Au temps d’Anarchie, l’Antipatriote, les Iconoclastes. Seulement, il en coûte de le chanter au grand soleil.

Donc, cette littérature musicale, doublée de publications telles que le Père Peinard, le Chambard, etc., etc., conduisit à Clairvaux les anarchistes Grave, Breton, Fortuné Henry, ce dernier le frère d’Émile, de tragique mémoire. Le séjour de la prison leur fut cependant ce qu’une maison de convalescence est pour les cerveaux surexcités. Leur existence, au dire de l’Écho de Paris, qui fit interviewer Fortuné Henry, s’écoula douce et paisible.

Tous trois occupaient deux chambres immenses, dont l’une leur servait de salle à manger et l’autre de chambre à coucher. Elles prenaient jour sur la route par six grandes fenêtres.

Entièrement libres de leur temps, les détenus se levaient à huit heures et trouvaient leur café tout prêt, un café exquis, paraît-il. Puis ils descendaient au jardin faire une partie de quilles et remontaient déjeuner.

« Nous faisions ensuite notre courrier, dit Fortuné Henry ; nous lisions. Parfois on jouait au piquet jusqu’à quatre heures, heure de la soupe. Après, nouvelle partie de quilles ; et enfin, jusqu’à deux heures du matin souvent, on travaillait, ou, nos petits lits rapprochés de la table, on lisait à la lueur du gaz, car nous étions éclairés au gaz… Quelquefois, je chantais des chansons anarchistes… Alors, on m’entendait de la route… »


Quelle impression musicale s’en dégageait pour les auditeurs ? Ce seraient peut-être les Mémoires de ceux-ci — s’il en existait — qui seraient les plus intéressants à consulter. Qui sait si, parmi ces passants, il ne se trouvait pas quelque pauvre diable, traînant sur les chemins sa faim et ses guenilles, qui n’eût troqué sa liberté misérable contre l’esclavage opulent de ces digestions fortunées… comme le nom du chanteur.

Les détenus politiques de Sainte-Pélagie ne sont actuellement ni plus maltraités, ni moins joyeux. Lisez plutôt les Souvenirs de Gegout et de Malato. Le calme reposant de leur vie quotidienne n’est jamais troublé que par leurs querelles intestines. Et c’est surtout à l’issue du banquet des Pelagiens — leur repas de corps — que surgissent ces tempêtes. Aussi, pour les prévenir, Malato entonnait-il, dès qu’il entendait gronder l’orage, le Kyrie des Moines, un vrai chant de circonstance.

LA DÉPORTATION

La plus ancienne et la plus moderne des pénalités. — La relégation d’Ovide. — L’expatriation des Saxons par Charlemagne. — Exilés sibériens et convicts d’Australie. — Les fructidorisés à Cayenne : les vaudevilles d’Ange Pitou ; Barbé-Marbois luthier, ses expériences et son dilettantisme. — Le poète Lachambeaudie et le journaliste Ribeyrolles. — Concert franco-italo-russe en Sibérie. — La déportation en Nouvelle-Calédonie : à bord de la Danaé  ; le théâtre de Numbo ; les virtuoses de l’île des Pins ; le dimanche au camp de Saint-Louis ; chants et danses arabes.

De toutes les peines que peuvent faire encourir les disgrâces de la politique, il n’en est pas de plus cruelles, après la mort, que la déportation.

Tant qu’il ne quitte pas le sol de la mère-patrie, le détenu, même soumis à la plus dure des captivités, conserve toujours une lueur d’espoir. Il peut croire qu’une évasion couronnée de succès, qu’un changement de gouvernement ou bien encore la clémence du vainqueur, abrégera sa peine. Lors même que cette perspective lui serait retirée, il lui resterait encore la consolation de voir ses amis et ses parents, de s’entretenir avec eux ; il respire toujours l’air natal, dans lequel passe par moments le souffle de la liberté ; son oreille, habile à saisir, dans le tumulte du jour ou dans le silence de la nuit, les bruits les plus lointains et les moins perceptibles, y croit reconnaître l’écho d’une voix aimée qui lui crie : « Courage ».

Il n’en va pas de même du déporté. Si sa course quotidienne est moins bornée et si la surveillance qui l’enveloppe paraît se faire plus discrète, c’est qu’il est séparé de la patrie par des abîmes infranchissables. Mais aussi, il est seul et bien seul sur cette terre inconnue, et trop souvent ennemie : car il semble que tous les éléments et toutes les forces de la nature s’y rencontrent pour sa perte. Le sol infertile, l’air empesté, le ciel brûlant, les animaux farouches, les indigènes, plus cruels encore, que de périls toujours renaissants pour un être isolé, déjà miné par la maladie ou la douleur, la plupart du temps sans armes, sans énergie, sans ressources !

Eh bien ! au milieu de ces terribles angoisses, au plus fort de la crise suprême, à l’heure même où il paraît succomber sous le poids de ses misères, il suffit d’une simple phrase mélodique douce et touchante, offrant quelque vague ressemblance avec l’air préféré du sol natal, pour que ce corps abattu se ranime, pour que cette âme affaissée retrouve sa vigueur.

On sait l’effet produit par des chants nationaux sur des pâtres suisses ou des highlanders écossais éloignés de leur pays. Combien plus vive cette émotion, chez l’homme condamné à ne plus revoir le sien !

Exil éternel ! Ainsi le veut la déportation, cette pénalité qui est en même temps la plus ancienne et la plus moderne de toutes.

En effet, nous la trouvons aux premiers âges du monde. Le peuple hébreu, emmené en captivité à Babylone, n’était-il pas, de ce fait même, déporté ? Le conquérant, pour lui enlever tout espoir de retour, entreprit de l’assimiler aux sujets de son vaste empire. Peine perdue ! la nation juive fut éternellement réfractaire à la fusion des races. Pendant sa longue captivité elle se lamenta, elle « suspendit ses harpes aux saules du rivage », et elle attendit. Mais il ne faut se fier qu’à demi au prestigieux éclat des métaphores orientales. Les Israélites aimaient et pratiquaient trop volontiers la musique dans leur pays pour l’avoir négligée pendant soixante-dix ans à l’étranger. Des auteurs ont prétendu démontrer, à l’aide de l’épigraphie, que les Hébreux avaient adopté les instruments et les procédés musicaux des Assyriens leurs vainqueurs. En tout cas ils n’avaient pas renoncé au chant, puisque les fameuses strophes, dont le super flumina est la traduction, furent l’œuvre de leur triste esclavage.

Les empereurs romains appliquèrent aux individus le mode de transportation qu’avaient imaginé les despotes de l’Asie pour les peuples qu’ils voulaient dépayser. L’exil d’Ovide dans la province du Pont est encore une forme de la déportation. Auguste relégua sur cette terre ingrate ce courtisan trop curieux et trop indiscret, sans se préoccuper de ses tristesses et de ses larmes. Et cependant le doux poète trouva encore le moyen de chanter et de jouer du luth sous ces latitudes barbares.

Charlemagne, qui avait repris, comme empereur d’Occident, les traditions de la Rome des Césars, remit également en vigueur les mœurs et les coutumes de l’Orient : il déporta en masse les Saxons qui méconnaissaient son autorité.

Puis, neuf siècles s’écoulent avant que cette pénalité, tombée en désuétude, soit adoptée de nouveau. Et alors ce sont deux peuples de caractère et de gouvernement essentiellement antipathiques qui la pratiquent en même temps. La Russie, soumise au régime despotique, envoie ses criminels, quels qu’ils soient, en Sibérie ; la libre Angleterre peuple l’Australie de ses convicts.

Mais, coïncidence autrement suggestive, la Révolution française, dont le nom seul semble synonyme de tous les progrès et de toutes les libertés, ira emprunter à ces deux nations, ses plus formidables ennemies, une peine que ses propres enfants flétrissent su sobriquet de « guillotine sèche ». Et jamais mot ne fut mieux justifié. La plupart des déportés de la première République, jetés sur les sables brûlants ou dans les marais pestilentiels de la Guyane, y succombèrent. Ce fut surtout après le coup d’État du 18 Fructidor que ces tristes convois furent dirigés sur Cayenne. Et combien, qui ne purent survivre à l’exil où les rancunes du Directoire avaient compris jacobins et royalistes, cherchèrent et trouvèrent des consolations dans le culte de la musique !

(À suivre.)

Paul d’Estrée.