Aller au contenu

Myrtes et Cyprès/Dolor

La bibliothèque libre.
Librairie des Bibliophiles (p. --183).


DOLOR


 
Ed yo tutte le mattine
Riaprendro gli occhi al pianto

Tommaso Grossi.

De quoi vous parlerai-je encore ?
Pour moi le jour s’est envolé,
Mon âme a perdu son aurore,
Mon vers, hélas ! n’est plus ailé !

Dois-je parler de la nature,
Qui rit au milieu de mon deuil ?…
Ô le doux ruisseau qui murmure
Près d’une fosse et d’un cercueil !


Je sais qu’il est encore au monde
D’autres chagrins, d’autres soucis,
Des abîmes que l’on ne sonde
Qu’au péril des joies et des ris.

Mais, au fond de ce vaste gouffre
Où succombe le genre humain,
Ma voix sanglote en vain… Je souffre…
Le passant poursuit son chemin.

Comprendrez-vous que ma pauvre âme
Déborde, vase empli de fiel,
Que je pleure comme une femme
Et que j’ose douter du ciel ;

Que, lorsqu’un enfant et son père
Attirent mes regards perdus,
Au prêtre qui me dit : « Espère ! »
Je réponds : « Dieu ne m’entend plus » ?


C’était donc chose nécessaire
Pour lui, le souverain puissant,
D’arracher au toit solitaire
La mère berçant son enfant,

Le père qui le faisait lire
Dans tes œuvres, ô Dieu jaloux !
De tuer déjà le sourire
Sur un front innocent et doux,

Pour en faire une ombre, un atome,
Un grain de sable que le vent
Jette par son souffle de gnome
Aux vagues du désert mouvant ?


Granges (Suisse), 1866.