Mémoires de Louise Michel/Chapitre IV

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F. Roy, libraire-éditeur (p. 30-39).
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IV


Dans ma carrière d’institutrice, commencée toute jeune dans mon pays, continuée à Paris tant comme sous-maîtresse chez Mme Vollier, 16, rue du Château-d’Eau, qu’à Montmartre, j’ai vu bien des jours de misère ; toutes celles qui ne voulaient pas prêter serment à l’Empire en étaient là.

Mais je fus plus favorisée que bien d’autres, pouvant donner des leçons de musique et de dessin après les classes. Qu’est-ce, du reste, que la souffrance physique, devant la perte de ceux qui nous sont chers ?

Ô mon amie ! ma chère mère ! mes braves compagnons !

En remuant ces souvenirs, je retourne le poignard, cela fait du bien souvent. Si un être quelconque avait inventé la vie, à quelle horrible chaîne on lui devrait d’être attachés !

Je voudrais bien savoir de quoi ceux qui y croient remercient la Providence ; c’est un mot bien commode et bien vide de sens, et l’œuvre de cette toute-puissance serait affreusement criminelle.

Comme on a découvert tant d’autres choses on découvrira les principes de nombre et d’affinités qui groupent les sphères et les êtres ; il faudra bien que cela vienne, que la nature domptée serve l’humanité libre, que la science s’en aille en avant au lieu de s’attarder arrière, arrêtée par toutes les infaillibilités.

Allons, les chasseurs de l’inconnu ! L’étape légendaire qui ouvrira la route ! À bas toutes les forteresses ! Que toutes les portes soient grandes ouvertes et qu’on force tous les mystères ; que tout s’écroule dans les abattoirs, les lazarets où la bêtise humaine nous maintient !

J’oublie toujours que j’écris mes Mémoires !

Où en étais-je ?

Là sont quelques poignées de fragments de mon enfance : j’y prends au hasard.

Voici une description de Vroncourt conservée par ma mère.

À combien de choses a survécu ce bout de papier jauni !


VRONCOURT

C’est au versant de la montagne, entre la forêt et la plaine ; on y entend hurler les loups, mais on n’y voit pas égorger les agneaux. À Vroncourt on est séparé du monde. Le vent ébranle le vieux clocher de l’église et les vieilles tours du château ; il courbe comme une mer les champs de blé mûr ; l’orage fait un bruit formidable et c’est là tout ce qu’on entend. Cela est grand et cela est beau.


L’ouvrage était, non moins que la Haute-Marne légendaire, illustré de charbonnages par le même auteur.

On y voyait la Fontaine aux Dames avec l’ombre des saules sur l’eau et sur cette ombre se détachaient les blanches lavandières (d’après la description de Marie Verdet).

Déye, disait-elle, cé serot pas le peine si va feyiez un live su Vroncot et peu qu’elles y serent mie !

Aussi j’avais mis les trois fantômes sous les saules.

Il y en ai eune que brache le temps passé, disait Marie Verdet, l’autre que gémit lesjés d’auden et l’anté ceux de demain.

Les pâles lavandières qui gémissent sous les branches, l’une sanglotant les jours passés, l’autre pleurant ceux d’aujourd’hui, la troisième ceux de demain, ne rappellent-elles pas les nornes ?

Une autre illustration du même ouvrage représentait la grande diablerie de Chaumont. Ils sont loin ces barbouillages, cherchant à reproduire la sensation produite par les clairs de lune, les forêts, la neige, la nuit ; quelques-uns, personnifiant cette sensation sous des formes spectrales.

Voici un second fragment (le dernier) de la Haute-Marne légendaire ; je le place ici parce qu’il contient la description exacte de ces fêtes septenaires qu’on appelait les Diableries de Chaumont.


Les diableries de Chaumont tiennent de l’histoire, du roman, de la légende.

La diablerie est un rêve qui a existé et dont on voyait encore des traces à la fin du siècle dernier.

Parmi les institutions bizarres disparues avec le moyen âge, la diablerie de Chaumont est de celles qui, le plus longtemps, survécurent à leur époque.

Le pavillon flotte encore quand le navire est submergé.

Tous les sept ans, disent les chroniqueurs de la Champagne, douze hommes vêtus en diables, comme l’on suppose que s’habillaient les diables, avec des friperies de l’enfer où se trouvent tous les déguisements, voire même celui de Jéhovah, — les diables de Chaumont trouvent le leur chez la vieille Anne Larousse, à l’enseigne Brac et joie : immense paire de cornes et une cagoule noire ; — ils accompagnaient la procession du dimanche des Rameaux, pour honorer le ciel en y représentant l’enfer. Après avoir ainsi figuré pour l’amour de Dieu, nos seigneurs les diables se répandaient dans les campagnes qu’ils avaient le droit de piller à cœur joie pour l’amour du diable.

Pourquoi avait-on choisi ce nombre de douze ? Les chroniqueurs disent que c’était en l’honneur des douze Apôtres, quoique cette manière de les honorer ne dût pas leur être infiniment agréable ; les savants prétendaient qu’ils signifiaient les douze signes du zodiaque, d’autres encore qu’ils étaient l’image des fils de Jacob, mais aucune de ces suppositions n’était généralement adoptée ; il s’élevait à chaque diablerie entre les savants, clercs et astrologues de la bonne ville de Chaumont nombre de querelles qui, se vidant à coups de plume, faisaient telle dépense de parchemin qu’une multitude d’âmes payaient de leur vie ces combats.


Toujours est-il que messieurs les Diables chantaient Quis est iste rex gloriæ avec autant d’entrain qu’auraient pu le faire ceux dont ils portaient le costume mais avec moins d’ensemble, le diable ayant l’oreille essentiellement musicale.

La diablerie de Chaumont durait du dimanche des Rameaux à la Nativité de saint Jean, et se terminait par les principales actions de la vie de ce saint représentées sur dix théâtres exposés à la dévotion des fidèles.

La fête se terminait par un supplice. (Point de bonne fête sans cela à ces époques-là et même à la nôtre !)

Le supplice n’était d’ordinaire que figuré — l’âme d’Hérode qu’on brûlait étant un mannequin.

Mais la dernière année qu’on fit ces saintes orgies eut lieu un événement qui hâta leur fin.

Cet événement (non relaté dans les chroniques écrites) ne faisait pas, pour Marie Verdet, l’ombre d’un doute.

Son grand-père tenait du sien, qui le tenait d’une arrière-aïeule, que cette fois l’âme d’Hérode avait si bellement gesticulé que les assistants s’en esbattaient plein le val des escholiers ; tout à coup l’ombre se prit à gémir, on cria : Au miracle ! d’autant plus facilement qu’il y avait des os calcinés dans la cendre du bûcher.

Mais, si on trouva des os dans la cendre, on ne trouvait plus le beau chanteur de lays Nicias Guy ; c’est lui qui, par vengeance d’amour, avait été si méchamment occis.

Lors même qu’il n’y aurait pas eu un peu d’atavisme dans ma facilité à rimer, qui ne serait pas devenu poète, dans ce pays de Champagne et Lorraine, où les vents soufflent en bardits de révolte et d’amour ! Par les grandes neiges d’hiver, dans les chemins creux pleins d’aubépines au printemps et dans les bois profonds et noirs aux chênes énormes, aux trembles, aux troncs pareils à des colonnes, on suit encore les chemins pavés des Romains dominateurs, dépavés en larges places par les invaincus de la Gaule chevelue.

Oui, tout le monde est un peu poète. Nanette et Joséphine, ces filles des champs, l’étaient à la façon de la nature.

Après bien du temps, à travers bien des flots, une de leurs chansons, l’âgé na du bas (l’oiseau noir du bois) me revenait dans les cyclones.

La voici, et voici la mienne, faite là-bas, au fond de la mer ; on y trouvera la même corde, la corde noire, qui vibre au fond de la nature.

La leur est plus mystérieuse et plus douce ; on y sent les roses de l’églantier des haies ; mais, d’une même haleine, l’oiseau du champ fauvé égrène ses notes mélancoliques et gronde le flot frappant les écueils.


L’AGÉ NA DEU CHAMP FAUVÉ

Dans l’champ fanné c’etot
Un bel âgé chantot,
Teut na il étot
Il fo y brâchot.
Ka ki dijot l’âgé,
L’âgé eu champ fauvé ?

C’étot pa les échos
Sous les âbres du bos,
Li bise pleurut
Deven lu brâchot
Ce que dijot l’âgé
L’âgé den champ fauvé ?


Traduction mot à mot :


L’OISEAU NOIR DU CHAMP FAUVE

Dans le champ fauve c’était,
Un bel oiseau chantait.
Tout noir il était.
Si fort il sanglotait !
Que disait-il l’oiseau
L’oiseau du champ fauve ?

C’était par les échos
Sous les arbres du bois
La bise pleurait,
Avec lui sanglotait
Ce que disait l’oiseau
L’oiseau du champ fauve.


Est-ce la peine, après cela, de mettre mes strophes ? Que le lecteur les passe s’il lui plaît. Elles ne sont là qu’à cause du lien qui existe entre elles et les couplets de l’oiseau noir du champ fauve.


AU BORD DES FLOTS

Voix étranges de la nature,
Souffles des brises dans les bois,
Souffle du vent dans la mâture
Force aveugle ! puissante voix !
Tempêtes, effluves d’orages,
Que dites-vous, gouffres des âges,
Souffles des brises dans les bois ?


Le cyclone hurle, la mer gronde,
Le ciel a crevé ; toute l’onde
Se verse dans le noir tombeau.
La mer échancre le rivage,
Soufflez, soufflez, ô vents d’orage,
La nuit emplit la terre et l’eau.

La terre frémit, le sol fume,
Au milieu de la grande nuit.
La mer, de ses griffes d’écume,
Monte aux rochers avec grand bruit.
Un jour, pour ses œuvres suprêmes,
L’homme prendra tes forces mêmes,
Nature, dans la grande nuit.

Toute ta puissance, ô nature,
Et tes fureurs et ton amour,
Ta force vive et ton murmure,
On te les prendra quelque jour.
Comme un outil pour son ouvrage,
On portera de plage en plage
Et tes fureurs et ton amour.


J’ai peur de faire trop longue cette première partie de ma vie où si calme d’événements, si tourmentée de songes, sont les jours d’autrefois ; des choses puériles s’y trouveront, il en est dans les premières années de toute existence humaine (et même dans tout le cours de l’existence). Je la terminerai promptement (mais j’y reviendrai, amenée par une chose ou l’autre dans le cours du récit).

En écrivant, comme en parlant, je m’emballe souvent ! Alors, la plume ou la parole s’en va poursuivant son but à travers la vie comme à travers le monde.

J’ai parlé d’atavisme. Là-bas, tout au fond de ma vie, sont des récits légendaires, morts avec ceux qui me les disaient. Mais aujourd’hui encore, pareils à des sphinxs, je vois ces fantômes, sorcières corses et filles des mers, aux yeux verts ; — bandits féodaux ; — Jacques ; — Teutons, aux cheveux roux ; — paysans gaulois, aux yeux bleus, à la haute taille ; — et tous, des bandits corses aux juges au parlement de Bretagne, amoureux de l’inconnu.

Tous transmettant à leurs descendants (légitimes ou bâtards) l’héritage des bardes.

Peut-être est-il vrai que chaque goutte de sang transmise par tant de races diverses fermente et bout au printemps séculaire ; mais à travers tant de légendes racontées sans que pas une ait été écrite, qu’y a-t-il de sûr ?