Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome II/VI/Chapitre II

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome ii
1815. — L’Angleterre et la France de 1816 à 1820.
p. 146-154).


CHAPITRE ii


Le corps diplomatique. — La comtesse de Lieven. — La princesse Paul Esterhazy. — Vie des femmes anglaises. — Leur enfance. — Leur jeunesse. — Leur âge mûr. — Leur vieillesse. — Leur mort. — Sort des veuves.

La ligne de démarcation entre les ambassadeurs et les ministres plénipotentiaires est plus marquée à la Cour d’Angleterre qu’à aucune autre. Les ambassadeurs étaient de tout, les ministres de rien.

Je ne pense pas qu’aucun d’entre eux, si ce n’est peut-être le ministre de Prusse et encore bien rarement, ait dîné à Carlton House. Ils n’allaient pas aux soirées de la Reine où l’on admettait pourtant quelquefois les étrangers de distinction qu’ils avaient présentés et, dans les salons, ils ne jouissaient d’aucune prérogative, tandis que les ambassadeurs prenaient le pas sur tout le monde.

Cette grande différence déplaisait à une partie du corps diplomatique, sans nuire pourtant à sa bonne intelligence qui n’a pas été troublée pendant mon séjour en Angleterre. La comtesse de Lieven y tenait la première place : établie depuis longtemps dans le pays, elle y avait une importance sociale et une influence politique toute personnelle qu’on ne pouvait lui disputer.

L’arrivée de la princesse Paul Esterhazy lui avait causé de vives inquiétudes. L’Autriche était alors l’alliée la plus intime du cabinet anglais. Lord Castlereagh subissait l’influence du prince de Metternich. Paul Esterhazy, fort bien traité par le Régent, était dès longtemps très accueilli dans la société. La jeune femme qu’il ramenait se trouvait petite nièce de la Reine, propre nièce de la duchesse de Cumberland, cousine et bientôt favorite de la princesse Charlotte.

C’étaient bien des moyens de succès. La comtesse de Lieven en frémit et ne put cacher son dépit, car, en outre de ses autres avantages, la nouvelle ambassadrice était plus jeune, plus jolie, et avait un impertinent embonpoint qui offusquait la désespérante maigreur de sa rivale. Cependant elle s’aperçut promptement que la princesse ne profiterait pas de sa brillante position. Toute aux regrets d’une absence forcée de Vienne, elle périssait de chagrin à Londres et, au bout de fort peu de mois, elle obtint la permission de retourner en Allemagne. Elle était à cette époque fort gentille et fort bonne enfant ; nous la voyions beaucoup, elle se réfugiait dans notre intérieur contre les ennuis du sien et contre les politesses hostiles et perfides de la comtesse de Lieven. Je dois convenir lui en avoir vu exercer envers la princesse Esterhazy. Pour nous, elle a été uniformément gracieuse et obligeante ; nous n’offusquions en rien ses prétentions.

La France, écrasée par une occupation militaire et les sommes énormes qui lui étaient imposées, avait besoin de tout le monde pour l’aider à soulever quelque peu de ce fardeau et n’était en mesure de disputer le pavé à personne.

La comtesse, devenue princesse de Lieven, a un esprit extrêmement distingué, exclusivement appliqué à la diplomatie plus encore qu’à la politique. Pour elle tout se réduit à des questions de personnes. Un long séjour en Angleterre n’a pu, sous ce point de vue, élargir ses premières idées russes, et c’est surtout cette façon d’envisager les événements qui lui a acquis et peut-être mérité la réputation d’être très intrigante. En 1816, elle était peu aimée mais fort redoutée à Londres. On y tenait beaucoup de mauvais propos sur sa conduite personnelle, et la vieille Reine témoignait parfois un peu d’humeur de la nécessité où elle se trouvait de l’accueillir avec distinction. Madame de Lieven n’aurait pas toléré la moindre négligence en ce genre.

Je ne saurais dire ce qu’est monsieur de Lieven, certainement homme de fort bonne compagnie et de très grandes manières, parlant peu mais à propos, froid mais poli. Quelques-uns le disent très profond, le plus grand nombre le croient très creux. Je l’ai beaucoup vu et j’avoue n’avoir aucune opinion personnelle. Il était complètement éclipsé par la supériorité incontestée de sa femme qui affectait cependant de lui rendre beaucoup et semblait lui être également soumise et attachée. On ne la voyait presque jamais sans lui : à pied, en voiture, à la ville, à la campagne, dans le monde, partout on les trouvait ensemble ; et pourtant personne ne croyait à l’union sincère de ce ménage.

Le prince Paul Esterhazy, grand seigneur, bon enfant, ne manque ni d’esprit, ni de capacité dans les affaires. Il est infiniment moins nul qu’un rire assez niais a autorisé ses détracteurs à le publier pendant longtemps. Il est difficile de se présenter dans le monde avec autant d’avantages de position sans y exciter des jalousies.

Parmi les hommes du corps diplomatique, le comte Palmella était le seul remarquable. Il a joué un assez grand rôle dans les vicissitudes du royaume de Portugal pour que l’histoire se charge du soin d’apprécier tout le bien et tout le mal que les partis en ont dit. Je n’ai aucun renseignement particulier sur lui : on m’a souvent avertie qu’il avait beaucoup d’esprit ; je n’en ai jamais été frappée. Il était joueur et menait à Londres une vie désordonnée qui l’éloignait de l’intimité de ses collègues et lui causait du malaise vis-à-vis d’eux.

Je me retrouvai à peu près étrangère dans le monde anglais ; la société s’était presque entièrement renouvelée. La mort y avait fait sa cruelle récolte ; beaucoup de mes anciennes amies avaient succombé. Un assez grand nombre voyageaient sur le continent que la paix avait enfin rouvert à l’humeur vagabonde des insulaires britanniques ; d’autres étaient établies à la campagne. Les plus jeunes se livraient aux soins de l’éducation de leurs enfants ; celles plus âgées subissaient la terrible corvée de mener leurs filles à la quête d’un mari.

Je ne connais pas un métier plus pénible. Il faut beaucoup d’esprit pour pouvoir y conserver un peu de dignité ; aussi est-il assez généralement admis que les mères peuvent en manquer impunément dans cette phase de leur carrière.

La vie des anglaises est mal arrangée pour l’âge mûr ; cette indépendance de la famille dont le poète a si bien peint le résultat :

That independence Briton’s prize so high,
Keeps man from man, and breaks the social tye
,


pèse principalement sur les femmes.

L’enfance, très soignée, est ordinairement heureuse ; elle est censée durer jusqu’à dix-sept ou dix-huit ans. À cet âge, on quitte la nursery ; on est présenté à la Cour ; le nom de la fille est gravé sur la carte de visite de la mère ; elle est menée en tout lieu et passe immédiatement de la retraite complète à la plus grande dissipation. C’est le moment de la chasse au mari.

Les filles y jouent aussi leur rôle, font des avances très marquées et ordinairement ont grand soin de tomber amoureuses, selon l’expression reçue, des hommes dont la position sociale leur paraît la plus brillante. S’il joint un titre à une grande fortune, alors tous les cœurs de dix-huit ans sont à sa disposition.

L’habileté du chaperon consiste à laisser assez de liberté aux jeunes gens pour que l’homme ait occasion de se laisser séduire et engager, et pas assez pour que la demoiselle soit compromise, si on n’obtient pas de succès. Toutefois, le remède est à côté du mal. Un homme qui rendrait des soins assidus à une jeune fille pendant quelques mois et qui se retirerait sans proposer, comme on dit, serait blâmé, et, s’il répétait une pareille conduite, trouverait toutes les portes fermées.

On a accusé quelques jeunes gens à la mode d’avoir su proposer avec une telle adresse qu’il était impossible d’accepter; mais cela est rare. Ordinairement, les assiduités, pour me servir toujours du vocabulaire convenu, amènent une déclaration d’amour en forme à la demoiselle et, par suite, une demande en mariage aux parents.

C’est pour arriver à ces assiduités qu’il faut souvent jeter la ligne plusieurs campagnes de suite. Cela est tellement dans les mœurs du pays que, lorsqu’une jeune fille a atteint ses dix-huit ans et que sa mère, pour une cause quelconque, ne peut la mener, on la confie à une parente, ou même à une amie, pour la conduire à la ville, aux eaux, dans les lieux publics, en un mot là où elle peut trouver des chances. Les parents qui s’y refuseraient seraient hautement blâmés comme manquant à tous leurs devoirs. Il est établi qu’à cet âge une demoiselle entre en vente et qu’on doit la diriger sur les meilleurs marchés. J’ai entendu une tante, ramenant une charmante jeune nièce qu’elle avait conduite à des eaux très fréquentées, dire à la mère devant elle : « We have had no bite as yet this season, but several glorious nibbles », et proposer de l’y ramener l’année suivante, si l’hameçon n’avait pas réussi ailleurs.

Comme on est toujours censé se marier par amour, et qu’ordinairement il y en a un peu, du moins d’un côté, les premières années de mariage sont celles où les femmes vivent le plus dans leur intérieur. Si leur mari a un goût dominant, et les anglais en professent presque toujours, elles s’y associent. Elles sont très maîtresses dans leur ménage, et souvent, à l’aide de quelques phrases banales de soumission, dominent même la communauté.

Les enfants arrivent. Elles les soignent admirablement ; la maison s’anime. Le mari, l’amour passé, conserve quelque temps encore les habitudes casanières. L’ennui survient à son tour. On va voyager. Au retour, on se dit qu’il faut rétablir des relations négligées, afin de produire dans le monde plus avantageusement les filles qui grandissent. C’est là le moment de la coquetterie pour les femmes anglaises, et celui où elles succombent quelquefois. C’est alors qu’on voit des mères de famille, touchant à la quarantaine, s’éprendre de jeunes gens de vingt-cinq ans et fuir avec eux le domicile conjugal où elles abandonnent de nombreux enfants.

Lorsqu’elles ont échappé à ce danger, et assurément c’est la grande majorité, arrive ce métier de promeneuse de filles qui me paraît si dur. Pour les demoiselles, la situation est supportable ; elles ont des distractions. La dissipation les amuse souvent ; elles y prennent [goût] naturellement et gaiement. Mais, pour les pauvres mères, on les voit toujours à la besogne, s’inquiétant de tous les bons partis, de leurs allures, de leurs habitudes, de leurs goûts, les suivant à la piste, s’agitant pour les faire rencontrer à leurs filles. Leur visage s’épanouit quand un frère aîné vient les prier à danser ; si elles causent avec un cadet, en revanche, les mères s’agitent sur leurs banquettes et paraissent au supplice.

Sans doute les plus spirituelles dissimulent mieux cet état d’anxiété perpétuel, mais il existe pour toutes. Et qu’on ne me dise pas que ce n’est que dans la classe vulgaire de la société, c’est dans toutes.

En 1816, aucune demoiselle anglaise ne valsait. Le duc de Devonshire arriva d’un voyage en Allemagne ; il raconta un soir, à un grand bal, qu’une femme n’était complètement à son avantage qu’en valsant, que rien ne la faisait mieux valoir. Je ne sais si c’était malice de sa part, mais il répéta plusieurs fois cette assertion. Elle circula et, au bal prochain, toutes les demoiselles valsaient. Le duc les admira beaucoup, dit que cela était charmant et animait parfaitement un bal, puis ajouta négligemment que, pour lui, il ne se déciderait jamais à épouser une femme qui valserait.

C’est à la duchesse de Richemond et à Carlton House qu’il fit cette révélation. La pauvre duchesse, la plus maladroite de ces mères à projets, pensa tomber à la renverse. Elle la répéta à ses voisines qui la redirent aux leurs ; la consternation gagna de banquette en banquette. Les rires des personnes désintéressées et malveillantes éclatèrent. Pendant tout ce temps, les jeunes ladys valsaient en sûreté de conscience ; les vieilles enrageaient ; enfin la malencontreuse danse s’acheva.

Avant la fin de la soirée, la bonne duchesse de Richemond avait établi que ses filles éprouvaient une telle répugnance pour la valse qu’elle renonçait à obtenir d’elles de la surmonter. Quelques jeunes filles plus fières continuèrent à valser ; le grand nombre cessa. Les habiles décidèrent qu’on valsait exclusivement à Carlton House pour plaire à la vieille Reine qui aimait cette danse nationale de son pays. Il est certain que, malgré son excessive pruderie, elle semblait prendre grand plaisir à retrouver ce souvenir de sa jeunesse.

La rude tâche de la mère se prolonge, plus ou moins, selon le nombre de ses filles et la facilité qu’elle trouve à les placer. Une fois mariées, elles lui deviennent étrangères, au point qu’on s’invite réciproquement à dîner, par écrit, huit jours d’avance. En aucun pays le précepte de l’Évangile : Père et mère quitteras pour suivre ton mari, n’est entré plus profondément dans les mœurs.

D’un autre côté, dès que le fils aîné a atteint ses vingt et un ans, son premier soin est de se faire un établissement à part. Cela est tellement convenu que le père s’empresse de lui en faciliter les moyens. Quant aux cadets, la nécessité de prendre une carrière, pour acquérir de quoi vivre, les a depuis longtemps éloignés de la maison paternelle.

Suivons la mère. La voilà rentrée dans son intérieur devenu complètement solitaire, car, pendant le temps de ces dissipations forcées, le mari a pris l’habitude de passer sa vie au club. Que fera-t-elle ? Supportera-t-elle cet isolement dans le moment de la vie où on a le plus besoin d’être entouré ? On ne saurait l’exiger. Elle ira augmenter ce nombre de vieilles femmes qui peuplent les assemblées de Londres, se parant chaque jour, veillant chaque nuit, jusqu’à ce que les infirmités la forcent à s’enfermer dans sa chambre, où personne n’est admis, et à mourir dans la solitude.

Qu’on ne reproche donc pas aux femmes anglaises de courir après les plaisirs dans un âge assez avancé pour que cela puisse avoir l’apparence d’un manque de dignité. Les mœurs du pays ne leur laissent d’autre alternative que le grand nombre ou la solitude, l’extrême dissipation ou l’abandon. Si elles perdent leur mari, leur sort est encore bien plus cruel car une pénurie relative, suivant leur condition, vient l’aggraver. La belle-fille arrive, accompagnant son mari, prend immédiatement possession du château, donne tous les ordres. La mère s’occupe de faire ses paquets et, au bout de fort peu de jours, se retire dans un modeste établissement que souvent la sollicitude du feu lord lui a préparé.

Il est rare que son revenu excède le dixième de celui qu’elle a été accoutumée à partager, et elle voit son fils hériter, de son vivant, de la fortune qu’elle-même a apportée. C’est la loi du pays : à moins de précautions prises dans le contrat de mariage, la dot de la femme appartient tellement au mari que ses héritiers y ont droit, même pendant la vie de la veuve dont généralement toutes les prétentions se résolvent en une pension viagère.

Nos demoiselles françaises ne doivent pas trop envier à leurs jeunes compagnes anglaises la liberté dont elles jouissent et leurs mariages soi-disant d’inclination. Cette indépendance de la première jeunesse a pour résultat de les laisser sans protection contre la tyrannie d’un mari s’il veut l’exercer, et de leur assurer l’isolement de l’âge mûr si elles y arrivent.

S’il est permis de se servir de cette expression, les anglaises me semblent avoir un nid plutôt qu’un intérieur, des petits plutôt que des enfants.