Mémoires d’outre-tombe/Quatrième partie/Livre IX

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Garnier (Tome 6p. 365-441).

LIVRE IX[1]

Politique générale du moment. — Louis-Philippe. — M. Thiers. — M. de la Fayette. — Armand Carrel. — De quelques femmes : La Louisianaise. — Madame Tastu. — Madame Sand. — M. de Talleyrand.
Paris, rue d’Enfer, 1837.

Si, passant de la politique de la légitimité à la politique générale, je relis ce que j’ai publié sur cette politique dans les années 1831, 1832 et 1833, mes prévisions ont été assez justes.

Louis-Philippe est un homme d’esprit dont la langue est mise en mouvement par un torrent de lieux communs. Il plaît à l’Europe, qui nous reproche de n’en pas connaître la valeur ; l’Angleterre aime à voir que nous ayons, comme elle, détrôné un roi ; les autres souverains délaissent la légitimité, qu’ils n’ont pas trouvée obéissante. Philippe a dominé les hommes qui se sont approchés de lui ; il s’est joué de ses ministres ; les a pris, renvoyés, repris, renvoyés de nouveau après les avoir compromis, si rien aujourd’hui compromet.

La supériorité de Philippe est réelle, mais elle n’est que relative ; placez-le à une époque où la société aurait encore quelque vie, et ce qu’il y a de médiocre en lui apparaîtra. Deux passions gâtent ses qualités : son amour exclusif de ses enfants, son avidité insatiable d’accroître sa fortune : sur ces deux points il aura sans cesse des éblouissements.

Philippe ne sent pas l’honneur de la France comme le sentaient les aînés des Bourbons ; il n’a pas besoin d’honneur : il ne craint que les soulèvements populaires, comme les craignaient les plus proches de Louis XVI. Il est à l’abri sous le crime de son père ; la haine du bien ne pèse pas sur lui : c’est un complice, non une victime.

Ayant compris la lassitude des temps et la vileté des âmes, Philippe s’est mis à l’aise. Des lois d’intimidation sont venues supprimer les libertés, ainsi que je l’avais annoncé dès l’époque de mon discours d’adieu à la Chambre des pairs, et rien n’a remué ; on a usé de l’arbitraire ; on a égorgé dans la rue Transnonain, mitraillé à Lyon, intenté de nombreux procès de presse ; on a arrêté des citoyens, on les a retenus des mois et des années en prison par mesure préventive, et l’on a applaudi. Le pays usé, qui n’entend plus rien, a tout souffert. Il est à peine un homme qu’on ne puisse opposer à lui-même. D’années en années, de mois en mois, nous avons écrit, dit et fait tout le contraire de ce que nous avions écrit, dit et fait. À force d’avoir à rougir, nous ne rougissons plus ; nos contradictions échappent à notre mémoire, tant elles sont multipliées. Pour en finir, nous prenons le parti d’affirmer que nous n’avons jamais varié, ou que nous n’avons varié que par la transformation progressive de nos idées et par notre compréhension éclairée des temps. Les événements si rapides nous ont si promptement vieillis, que quand on nous rappelle nos gestes d’une époque passée, il nous semble que l’on nous parle d’un autre homme que de nous : et puis, avoir varié, c’est avoir fait comme tout le monde.

Philippe n’a pas cru, comme la branche restaurée, qu’il était obligé pour régner de dominer dans tous les villages ; il a jugé qu’il lui suffisait d’être maître de Paris ; or, s’il pouvait jamais rendre la capitale ville de guerre, avec un roulement annuel de soixante mille prétoriens, il se croirait en sûreté. L’Europe le laisserait faire, parce qu’il persuaderait aux souverains qu’il agit dans la vue d’étouffer la révolution dans son vieux berceau, déposant pour gage entre les mains des étrangers les libertés, l’indépendance et l’honneur de la France. Philippe est un sergent de ville : l’Europe peut lui cracher au visage ; il s’essuie, remercie et montre sa patente de roi. D’ailleurs, c’est le seul prince que les Français soient à présent capables de supporter. La dégradation du chef élu fait sa force ; nous trouvons momentanément dans sa personne ce qui suffit à nos habitudes de couronne et à notre penchant démocratique ; nous obéissons à un pouvoir que nous croyons avoir le droit d’insulter ; c’est tout ce qu’il nous faut de liberté : nation à genoux, nous souffletons notre maître, rétablissant le privilège à ses pieds, l’égalité sur sa joue. Narquois et rusé, Louis XI de l’âge philosophique, le monarque de notre choix conduit dextrement sa barque sur une boue liquide. La branche aînée des Bourbons est séchée sauf un bouton ; la branche cadette est pourrie. Le chef inauguré à la maison de ville n’a jamais songé qu’à lui : il sacrifie les Français à ce qu’il croit être sa sûreté. Quand on raisonne sur ce qui conviendrait à la grandeur de la patrie, on oublie la nature du souverain ; il est persuadé qu’il périrait par les moyens qui sauveraient la France ; selon lui, ce qui ferait vivre la royauté tuerait le roi. Du reste, nul n’a le droit de le mépriser, car tout le monde est au niveau du même mépris. Mais, quelles que soient les prospérités qu’il rêve en dernier résultat, ou lui, ou ses enfants ne prospéreront pas, parce qu’il délaisse les peuples dont il tient tout. D’un autre côté, les rois légitimes, délaissant les rois légitimes, tomberont : on ne renie pas impunément son principe. Si des révolutions ont été un instant détournées de leur cours, elles n’en viendront pas moins grossir le torrent qui cave l’ancien édifice : personne n’a joué son rôle, personne ne sera sauvé.

Puisque aucun pouvoir parmi nous n’est inviolable, puisque le sceptre héréditaire est tombé quatre fois depuis trente-huit années, puisque le bandeau royal attaché par la victoire s’est dénoué deux fois de la tête de Napoléon, puisque la souveraineté de Juillet a été incessamment assaillie, il faut en conclure que ce n’est pas la république qui est impossible, mais la monarchie.

La France est sous la domination d’une idée hostile au trône : un diadème dont on reconnaît d’abord l’autorité, puis que l’on foule aux pieds, que l’on reprend ensuite pour le fouler aux pieds de nouveau, n’est qu’une inutile tentation et un symbole de désordre. On impose un maître à des hommes qui semblent l’appeler par leurs souvenirs, et qui ne le supportent plus par leurs mœurs ; on l’impose à des générations qui, ayant perdu la mesure et la décence sociale, ne savent qu’insulter la personne royale ou remplacer le respect par la servilité.

Philippe a dans sa personne de quoi ralentir la destinée, il n’a pas de quoi l’arrêter. Le parti démocratique est seul en progrès, parce qu’il marche vers le monde futur. Ceux qui ne veulent pas admettre les causes générales de destruction pour les principes monarchiques attendent en vain l’affranchissement du joug actuel d’un mouvement des Chambres ; elles ne consentiront point à la réforme, parce que la réforme serait leur mort. De son côté, l’opposition devenue industrielle ne portera jamais au roi de sa fabrique la botte à fond, comme elle l’a portée à Charles X ; elle remue afin d’avoir des places, elle se plaint, elle est hargneuse ; mais lorsqu’elle se trouve face à face de Philippe, elle recule, car si elle veut obtenir le maniement des affaires, elle ne veut pas renverser ce qu’elle a créé et ce par quoi elle vit. Deux frayeurs l’arrêtent : la frayeur du retour de la légitimité, la frayeur du règne populaire ; elle se colle à Philippe qu’elle n’aime pas, mais qu’elle considère comme un préservatif. Bourrée d’emplois et d’argent, abdiquant sa volonté, l’opposition obéit à ce qu’elle sait funeste et s’endort dans la boue ; c’est le duvet inventé par l’industrie du siècle ; il n’est pas aussi agréable que l’autre, mais il coûte moins cher.

Nonobstant toutes ces choses, une souveraineté de quelques mois, si l’on veut même de quelques années, ne changera pas l’irrévocable avenir. Il n’est presque personne qui n’avoue maintenant la légitimité préférable à l’usurpation, pour la sûreté, la liberté, la propriété, comme pour les relations avec l’étranger, car le principe de notre souveraineté actuelle est hostile au principe des souverainetés européennes. Puisqu’il lui plaisait de recevoir l’investiture du trône du bon plaisir et de la science certaine de la démocratie, Philippe a manqué son point de départ : il aurait dû monter à cheval et galoper jusqu’au Rhin, ou plutôt il aurait dû résister au mouvement qui l’emportait sans condition vers une couronne : des institutions plus durables et plus convenables fussent sorties de cette résistance.

On a dit : « M. le duc d’Orléans n’aurait pu rejeter la couronne sans nous plonger dans des troubles épouvantables, » raisonnement des poltrons, des dupes et des fripons. Sans doute des conflits seraient survenus ; mais ils eussent été suivis du retour prompt à l’ordre. Qu’a donc fait Philippe pour le pays ? Y aurait-il eu plus de sang versé par son refus du sceptre, qu’il n’en a coulé pour l’acceptation de ce même sceptre à Paris, à Lyon, à Anvers, dans la Vendée, sans compter ces flots de sang répandus, à propos de notre monarchie élective, en Pologne, en Italie, en Portugal, en Espagne ? En compensation de ces malheurs, Philippe nous a-t-il donné la liberté ? Nous a-t-il apporté la gloire ? Il a passé son temps à mendier sa légitimation parmi les potentats, à dégrader la France en la faisant la suivante de l’Angleterre, en la livrant en otage ; il a cherché à faire venir le siècle à lui, à le rendre vieux avec sa race, ne voulant pas se rajeunir avec le siècle.

Que ne mariait-il son fils aîné à quelque belle plébéienne de sa patrie ? C’eût été épouser la France : cet hymen du peuple et de la royauté aurait fait repentir les rois ; car ces rois, qui ont déjà abusé de la soumission de Philippe, ne se contenteront pas de ce qu’ils ont obtenu : la puissance populaire qui transparaît à travers notre monarchie municipale les épouvante. Le potentat des barricades, pour être complètement agréable aux potentats absolus, devait surtout détruire la liberté de la presse et abolir nos institutions constitutionnelles. Au fond de l’âme, il les déteste autant qu’eux, mais il a des mesures à garder. Toutes ces lenteurs déplaisent aux autres souverains ; on ne peut leur faire prendre patience qu’en leur sacrifiant tout à l’extérieur : pour nous accoutumer à nous faire au dedans les hommes liges de Philippe, nous commençons par devenir les vassaux de l’Europe.

J’ai dit cent fois et je le répéterai encore, la vieille société se meurt. Pour prendre le moindre intérêt à ce qui existe, je ne suis ni assez bonhomme, ni assez charlatan, ni assez déçu par mes espérances. La France, la plus mûre des nations actuelles, s’en ira vraisemblablement la première. Il est probable que les aînés des Bourbons, auxquels je mourrai attaché, ne trouveraient même pas aujourd’hui un abri durable dans la vieille monarchie. Jamais les successeurs d’un monarque immolé n’ont porté longtemps après lui sa robe déchirée, il y a défiance de part et d’autre : le prince n’ose plus se reposer sur la nation, la nation ne croit plus que la famille rétablie lui puisse pardonner. Un échafaud élevé entre un peuple et un roi les empêche de se voir : il y a des tombes qui ne se referment jamais. La tête de Capet était si haute, que les petits bourreaux furent obligés de l’abattre pour prendre sa couronne, comme les Caraïbes coupaient le palmier afin d’en cueillir le fruit. La tige des Bourbons s’était propagée dans les divers troncs qui, se courbant, prenaient racine et se relevaient provins superbes : cette famille, après avoir été l’orgueil des autres races royales, semble en être devenue la fatalité.

Mais serait-il plus raisonnable de croire que les descendants de Philippe auraient plus de chances de régner que le jeune héritier de Henri IV ? On a beau combiner diversement les idées politiques, les vérités morales restent immuables. Il est des réactions inévitables, enseignantes, magistrales, vengeresses. Le monarque qui nous initia à la liberté, Louis XVI, a été forcé d’expier dans sa personne le despotisme de Louis XIV et la corruption de Louis XV ; et l’on pourrait admettre que Louis-Philippe, lui ou sa lignée, ne payerait pas la dette de la dépravation de la régence ? Cette dette n’a-t-elle pas été contractée de nouveau par Égalité à l’échafaud de Louis XVI, et Philippe son fils n’a-t-il pas augmenté le contrat paternel, lorsque, tuteur infidèle, il a détrôné son pupille ? Égalité en perdant la vie n’a rien racheté ; les pleurs du dernier soupir ne rachètent personne : ils ne mouillent que la poitrine et ne tombent pas sur la conscience. Si la branche d’Orléans pouvait régner au droit des vices et des crimes de ses aïeux, où serait donc la Providence ? Jamais plus effroyable tentation n’aurait ébranlé l’homme de bien. Ce qui fait notre illusion, c’est que nous mesurons les desseins éternels sur l’échelle de notre courte vie. Nous passons trop promptement pour que la punition de Dieu puisse toujours se placer dans le court moment de notre existence : la punition descend à l’heure venue ; elle ne trouve plus le premier coupable, mais elle trouve sa race qui laisse l’espace pour agir.

En s’élevant dans l’ordre universel, ce règne de Louis-Philippe, quelle que soit sa durée, ne sera qu’une anomalie, qu’une infraction momentanée aux lois permanentes de la justice : elles sont violées, ces lois, dans un sens borné et relatif ; elles sont suivies dans un sens limité et général. D’une énormité en apparence consentie du ciel, il faut tirer une conséquence plus haute ; il faut en déduire la preuve chrétienne de l’abolition même de la royauté. C’est cette abolition, non un châtiment individuel, qui deviendrait l’expiation de la mort de Louis XVI ; nul ne serait admis, après ce juste, à ceindre le diadème, témoin Napoléon le Grand et Charles X le Pieux. Pour achever de rendre la couronne odieuse, il aurait été permis au fils du régicide de se coucher un moment en faux roi dans le lit sanglant du martyr.

Au reste, tous ces raisonnements, si justes qu’ils soient, n’ébranleront jamais ma fidélité à mon jeune roi ; ne dût-il lui rester que moi en France, je serai toujours fier d’avoir été le dernier sujet de celui qui devait être le dernier roi.

La révolution de Juillet a trouvé son roi ; a-t-elle trouvé son représentant ? J’ai peint à différentes époques les hommes qui, depuis 1789 jusqu’à ce jour, ont paru sur la scène. Ces hommes tenaient plus ou moins à l’ancienne race humaine : on avait une échelle de proportion pour les mesurer. On est arrivé à des générations qui n’appartiennent plus au passé ; étudiées au microscope, elles ne semblent pas capables de vie, et pourtant elles se combinent avec des éléments dans lesquels elles se meuvent ; elles trouvent respirable un air qu’on ne saurait respirer. L’avenir inventera peut-être des formules pour calculer les lois d’existence de ces êtres ; mais le présent n’a aucun moyen de les apprécier.

Sans donc pouvoir expliquer l’espèce changée, on remarque çà et là quelques individus que l’on peut saisir, parce que des défauts particuliers ou des qualités distinctes les font sortir de la foule. M. Thiers[2], par exemple, est le seul homme que la révolution de Juillet ait produit. Il a fondé l’école admirative de la Terreur, école à laquelle il appartient. Si les hommes de la Terreur, ces renieurs et reniés de Dieu, étaient de si grands hommes, l’autorité de leur jugement devrait peser ; mais ces hommes, en se déchirant, déclarent que le parti qu’ils égorgent est un parti de coquins. Voyez ce que madame Roland dit de Condorcet, ce que Barbaroux, principal acteur du 10 août, pense de Marat, ce que Camille Desmoulins écrit contre Saint-Just. Faut-il apprécier Danton d’après l’opinion de Robespierre, ou Robespierre d’après l’opinion de Danton ? Lorsque les conventionnels ont une si pauvre idée les uns des autres, comment, sans manquer au respect qu’on leur doit, avoir une opinion différente de la leur ?

Dans son esprit matériel, le jacobinisme ne s’aperçoit pas que la Terreur a failli, faute d’être capable de remplir les conditions de sa durée. Elle n’a pu arriver à son but, parce qu’elle n’a pu faire tomber assez de têtes ; il lui en aurait fallu quatre ou cinq cent mille de plus ; or, le temps manque à l’exécution de ces longs massacres ; il ne reste que des crimes inachevés dont on ne saurait cueillir le fruit, le dernier soleil de l’orage n’ayant pas fini de le mûrir.

Le secret des contradictions des hommes du jour est dans la privation du sens moral, dans l’absence d’un principe fixe et dans le culte de la force : quiconque succombe est coupable et sans mérite, du moins sans ce mérite qui s’assimile aux événements. Derrière les phrases libérales des dévots de la Terreur, il ne faut voir que ce qui s’y cache : le succès divinisé. N’adorez la Convention que comme on adore un tyran. La Convention renversée, passez avec votre bagage de libertés au Directoire, puis à Bonaparte, et cela sans vous douter de votre métamorphose, sans que vous pensiez avoir changé. Dramatiste juré, tout en regardant les Girondins comme de pauvres diables parce qu’ils sont vaincus, n’en tirez pas moins de leur mort un tableau fantastique : ce sont de beaux jeunes hommes marchant, couronnés de fleurs, au sacrifice. Les Girondins, faction lâche, qui parlèrent en faveur de Louis XVI et votèrent son exécution, ont fait, il est vrai, merveille à l’échafaud ; mais qui ne donnait pas alors tête baissée sur la mort ? Les femmes se distinguèrent par leur héroïsme ; les jeunes filles de Verdun montèrent à l’autel comme Iphigénie ; les artisans, sur qui l’on se tait prudemment, ces plébéiens dont la Convention fit une moisson si large, bravaient le fer du bourreau aussi résolûment que nos grenadiers le fer de l’ennemi. Contre un prêtre et un noble, la Convention immola des milliers d’ouvriers dans les dernières classes du peuple[3] : c’est ce dont on ne se veut jamais souvenir.

M. Thiers fait-il état de ses principes ? Pas le moins du monde : il a préconisé le massacre, et il prêcherait l’humanité d’une manière tout aussi édifiante ; il se donnait pour fanatique des libertés, et il a opprimé Lyon, fusillé dans la rue Transnonain, et soutenu envers et contre tout les lois de septembre : s’il lit jamais ceci, il le prendra pour un éloge.

Devenu président du conseil et ministre des affaires étrangères, M. Thiers s’extasie aux intrigues diplomatiques de l’école Talleyrand ; il s’expose à se faire prendre pour un turlupin à la suite, faute d’aplomb, de gravité et de silence. On peut faire fi du sérieux et des grandeurs de l’âme, mais il ne faut pas le dire, avant d’avoir amené le monde subjugué à s’asseoir aux orgies de Grand-Vaux[4].

Du reste, M. Thiers mêle à des mœurs inférieures un instinct élevé ; tandis que les survivants féodaux, devenus cancres, se sont faits régisseurs de leurs terres, lui, M. Thiers, grand seigneur de renaissance, voyage en nouvel Atticus, achète sur les chemins des objets d’art et ressuscite la prodigalité de l’antique aristocratie : c’est une distinction ; mais s’il sème avec autant de facilité qu’il recueille, il devrait être plus en garde contre la camaraderie de ses anciennes habitudes : la considération est un des ingrédients de la personne publique.

Agité par sa nature de vif-argent, M. Thiers a prétendu aller tuer à Madrid l’anarchie que j’y avais renversée en 1823 : projet d’autant plus hardi que M. Thiers luttait avec les opinions de Louis-Philippe. Il se peut supposer un Bonaparte ; il peut croire que son taille-plume n’est qu’un allongement de l’épée napoléonienne ; il peut se persuader être un grand général, il peut rêver la conquête de l’Europe, par la raison qu’il s’en est constitué le narrateur et qu’il fait très inconsidérément revenir les cendres de Napoléon. J’acquiesce à toutes ces prétentions ; je dirai seulement, quant à l’Espagne, qu’au moment où M. Thiers pensait à l’envahir, ses calculs le trompaient ; il aurait perdu son roi en 1836, et je sauvai le mien en 1823. L’essentiel est donc de faire à point ce qu’on veut faire ; il existe deux forces : la force des hommes et la force des choses ; quand l’une est en opposition à l’autre, rien ne s’accomplit. À l’heure actuelle Mirabeau ne remuerait personne, bien que sa corruption ne lui nuirait point : car présentement nul n’est décrié pour ses vices ; on n’est diffamé que pour ses vertus.

M. Thiers a l’un de ces trois partis à prendre : se déclarer le représentant de l’avenir républicain[5] ; ou se percher sur la monarchie contrefaite de Juillet comme un singe sur le dos d’un chameau, ou ranimer l’ordre impérial. Ce dernier parti serait du goût de M. Thiers ; mais l’Empire sans empereur, est-ce possible ? Il est plus naturel de croire que l’auteur de l’Histoire de la Révolution se laissera absorber par une ambition vulgaire : il voudra demeurer ou rentrer au pouvoir ; afin de garder ou de reprendre sa place, il chantera toutes les palinodies que le moment ou son intérêt sembleront lui demander[6] ; à se dépouiller devant le public, il y a audace, mais M. Thiers est-il assez jeune pour que sa beauté lui serve de voile ?

Deutz et Judas mis à part, je reconnais dans M. Thiers un esprit souple, prompt, fin, malléable, peut-être héritier de l’avenir, comprenant tout, hormis la grandeur qui vient de l’ordre moral ; sans jalousie, sans petitesse et sans préjugé, il se détache sur le fond terne et obscur des médiocrités du temps. Son orgueil excessif n’est pas encore odieux, parce qu’il ne consiste point à mépriser autrui. M. Thiers a des ressources, de la variété, d’heureux dons ; il s’embarrasse peu des différences d’opinion, ne garde point rancune, ne craint pas de se compromettre, rend justice à un homme, non pour sa probité ou pour ce qu’il pense, mais pour ce qu’il vaut ; ce qui ne l’empêcherait pas de nous faire tous étrangler, le cas échéant. M. Thiers n’est pas ce qu’il peut être ; les années le modifieront, à moins que l’enflure de l’amour-propre ne s’y oppose. Si sa cervelle tient bon et qu’il ne soit pas emporté par un coup de tête, les affaires révéleront en lui des supériorités inaperçues. Il doit promptement croître ou décroître ; il y a des chances pour que M. Thiers devienne un grand ministre ou reste un brouillon.

M. Thiers a déjà manqué de résolution quand il tenait entre ses mains le sort du monde : s’il eût donné l’ordre d’attaquer la flotte anglaise, supérieurs en force comme nous l’étions dans la Méditerranée, notre succès était assuré ; les flottes turques et égyptiennes, réunies dans le port d’Alexandrie, seraient venues augmenter notre flotte ; un succès obtenu sur l’Angleterre eût électrisé la France. On aurait trouvé à l’instant 150 000 hommes pour entrer en Bavière et pour se jeter sur quelque point de l’Italie, où rien n’était préparé en prévision d’une attaque. Le monde entier pouvait encore une fois changer de face. Notre agression eût-elle été juste ? C’est une autre affaire ; mais nous aurions pu demander à l’Europe si elle avait agi loyalement envers nous dans des traités où, abusant de la victoire, la Russie et l’Allemagne s’étaient démesurément agrandies, tandis que la France avait été réduite à ses anciennes frontières rognées. Quoi qu’il en soit, M. Thiers n’a pas osé jouer sa dernière carte ; en regardant sa vie, il ne s’est pas trouvé assez appuyé, et cependant c’est parce qu’il ne mettait rien au jeu qu’il aurait pu tout jouer. Nous sommes tombés sous les pieds de l’Europe ; une pareille occasion de nous relever ne se présentera peut-être de longtemps.

En dernier résultat, M. Thiers, pour sauver son système, a réduit la France à un espace de quinze lieues qu’il a fait hérisser de forteresses ; nous verrons bien si l’Europe a raison de rire de cet enfantillage du grand penseur.

Et voilà comment, entraîné par ma plume, j’ai consacré plus de pages à un homme incertain d’avenir que je n’en ai donné à des personnages dont la mémoire est assurée. C’est un malheur du trop long vivre : je suis arrivé à une époque de stérilité où la France ne voit plus courir que des générations maigres : Lupa carca nella sua magrezza[7]. Ces mémoires diminuent d’intérêt avec les jours survenus, diminuent de ce qu’ils pouvaient emprunter de la grandeur des événements ; ils se termineront, j’en ai peur, comme les filles d’Achéloüs[8]. L’empire romain, magnifiquement annoncé par Tite-Live, se resserre et s’éteint obscur dans les récits de Cassiodore. Vous étiez plus heureux, Thucydide et Plutarque, Salluste et Tacite, quand vous racontiez les partis qui divisaient Athènes et Rome ! Vous étiez certains du moins de les animer, non seulement par votre génie, mais encore par l’éclat de la langue grecque et la gravité de la langue latine ! Que pourrions-nous raconter de notre société finissante, nous autres Welches, dans notre jargon confiné à d’étroites et barbares limites ? Si ces dernières pages reproduisaient nos rebâchages de tribune, ces éternelles définitions de nos droits, nos pugilats de porte-feuilles, seraient-elles, dans cinquante ans d’ici, autre chose que les inintelligibles colonnes d’une vieille gazette ? Sur mille et une conjectures, une seule se trouverait-elle vraie ? Qui prévoirait les étranges bonds et écarts de la mobilité de l’esprit français ? Qui pourrait comprendre comment ses exécrations et ses engouements, ses malédictions et ses bénédictions se transmuent sans raison apparente ? Qui saurait deviner et expliquer comment il adore et déteste tour à tour, comment il dérive d’un système politique, comment, la liberté à la bouche et le servage au cœur, il croit le matin à une vérité et est persuadé le soir d’une vérité contraire ? Jetez-nous quelques grains de poussière ; abeilles de Virgile, nous cesserons notre mêlée pour nous envoler ailleurs[9].

Si par hasard il se remue encore quelque chose de grand ici-bas, notre patrie demeurera couchée. D’une société qui se décompose, les flancs sont inféconds ; les crimes mêmes qu’elle engendre sont des crimes mort-nés, atteints qu’ils sont de la stérilité de leur principe. L’époque où nous entrons est le chemin de halage par lequel des générations fatalement condamnées tirent l’ancien monde vers un monde inconnu.

En cette année 1834, M. de La Fayette vient de mourir[10]. J’aurais jadis été injuste en parlant de lui ; je l’aurais représenté comme une espèce de niais à double visage et à deux renommées ; héros de l’autre côté de l’Atlantique, Gille de ce côté-ci[11]. Il a fallu plus de quarante années pour que l’on reconnût dans M. de La Fayette des qualités qu’on s’était obstiné à lui refuser. À la tribune, il s’exprimait facilement et du ton d’un homme de bonne compagnie. Aucune souillure n’est attachée à sa vie ; il était affable, obligeant et généreux. Sous l’Empire, il fut noble et vécut à part ; sous la Restauration, il ne garda pas autant de dignité ; il s’abaissa jusqu’à se laisser nommer le vénérable des ventes du carbonarisme, et le chef des petites conspirations ; heureux qu’il fut de se soustraire à Béfort à la justice, comme un aventurier vulgaire. Dans les commencements de la Révolution, il ne se mêla point aux égorgeurs ; il les combattit à main armée, et voulut sauver Louis XVI ; mais, tout en abhorrant les massacres, tout obligé qu’il fut de les fuir, il trouva des louanges pour des scènes où l’on portait quelques têtes au bout des piques.

M. de La Fayette s’est élevé parce qu’il a vécu : il y a une renommée échappée spontanément des talents, et dont la mort augmente l’éclat en arrêtant les talents dans la jeunesse ; il y a une autre renommée, produit de l’âge, fille tardive du temps ; non grande par elle-même, elle l’est par les révolutions au milieu desquelles le hasard l’a placée. Le porteur de cette renommée, à force d’être, se mêle à tout ; son nom devient l’enseigne ou le drapeau de tout : M. de La Fayette sera éternellement la garde nationale. Par un effet extraordinaire, le résultat de ses actions était souvent en contradiction avec ses pensées ; royaliste, il renversa en 1789 une royauté de huit siècles ; républicain, il créa en 1830 la royauté des barricades : il s’en est allé donnant à Philippe la couronne qu’il avait enlevée à Louis XVI. Pétri avec les événements, quand les alluvions de nos malheurs se seront consolidées, on retrouvera son image incrustée dans la pâte révolutionnaire.

Son ovation aux États-Unis[12] l’a singulièrement rehaussé : un peuple, en se levant pour le saluer, l’a couvert de l’éclat de sa reconnaissance. Everett[13] termine par cette apostrophe le discours qu’il prononça en 1824 :

« Sois le bienvenu sur nos rives, ami de nos pères ! Jouis d’un triomphe tel qu’il ne fut jamais le partage d’aucun monarque ou conquérant de la terre. Hélas ! Washington, l’ami de votre jeunesse, celui qui fut plus que l’ami de son pays, gît tranquille dans le sein de la terre qu’il a rendue libre. Il repose dans la paix et dans la gloire sur les rives du Potomac. Vous reverrez les ombrages hospitaliers du Mont-Vernon ; mais celui que vous vénérâtes, vous ne le retrouverez plus sur le seuil de sa porte. À sa place et en son nom, les fils reconnaissants de l’Amérique vous saluent. Soyez trois fois le bienvenu sur nos rives ! Dans quelque direction de ce continent que vous dirigiez vos pas, tout ce qui pourra entendre le son de votre voix vous bénira. »

Dans le nouveau monde, M. de La Fayette a contribué à la formation d’une société nouvelle ; dans le monde ancien, à la destruction d’une vieille société : la liberté l’invoque à Washington, l’anarchie à Paris.

M. de La Fayette n’avait qu’une seule idée, et malheureusement pour lui elle était celle du siècle ; la fixité de cette idée a fait son empire ; elle lui servait d’œillère, elle l’empêchait de regarder à droite et à gauche ; il marchait d’un pas ferme sur une seule ligne ; il s’avançait sans tomber entre les précipices, non parce qu’il les voyait, mais parce qu’il ne les voyait pas ; l’aveuglement lui tenait lieu de génie : tout ce qui est fixe est fatal, et ce qui est fatal est puissant.

Je vois encore M. de La Fayette, à la tête de la garde nationale, passer, en 1790, sur les boulevards pour se rendre au faubourg Saint-Antoine ; le 22 mai 1834, je l’ai vu, couché dans son cercueil, suivre les mêmes boulevards. Parmi le cortège, on remarquait une troupe d’Américains ayant chacun une fleur jaune à la boutonnière. M. de La Fayette avait fait venir des États-Unis une quantité de terre suffisante pour le couvrir dans sa tombe, mais son dessein n’a point été rempli.

Et vous demanderez pour la sainte relique
Quelques urnes de terre au sol de l’Amérique,
Et vous rapporterez ce sublime oreiller,
Afin qu’après la mort, sa dépouille chérie
Puisse du moins avoir six pieds dans sa patrie
  De terre libre où sommeiller.

Au moment fatal, oubliant à la fois ses rêves politiques et les romans de sa vie, il a voulu reposer à Picpus auprès de sa femme vertueuse : la mort fait tout rentrer dans l’ordre.

À Picpus sont enterrées des victimes de cette révolution commencée par M. de La Fayette ; là s’élève une chapelle où l’on dit des prières perpétuelles en mémoire de ces victimes. À Picpus j’ai accompagné M. le duc Mathieu de Montmorency, collègue de M. de La Fayette à l’Assemblée constituante ; au fond de la fosse, la corde tourna la bière de ce chrétien sur le côté, comme s’il se fût soulevé sur le flanc pour prier encore.

J’étais dans la foule, à l’entrée de la rue Grange-Batelière, quand le convoi de M. de La Fayette défila : au haut de la montée du boulevard, le corbillard s’arrêta ; je le vis, tout doré d’un rayon fugitif du soleil, briller au-dessus des casques et des armes : puis l’ombre revint et il disparut.

La multitude s’écoula ; des vendeuses de plaisirs crièrent leurs oublies, des vendeurs d’amusettes portèrent çà et là des moulins de papier qui tournaient au même vent dont le souffle avait agité les plumes du char funèbre.

À la séance de la Chambre des députés du 20 mai 1834, le président[14] parla : « Le nom du général La Fayette, dit-il, demeurera célèbre dans notre histoire .  .  .  .  .   En vous exprimant les sentiments de condoléance de la Chambre, j’y joins, monsieur et cher collègue (Georges La Fayette), l’assurance particulière de mon attachement. » Auprès de ces paroles, le rédacteur de la séance met entre parenthèses : (Hilarité).

Voilà à quoi se réduit une des vies les plus sérieuses. Que reste-t-il de la mort des plus grands hommes ? Un manteau gris et une croix de paille, comme sur le corps du duc de Guise, assassiné à Blois.

À la portée du crieur public qui vendait pour un sou, aux grilles du château des Tuileries, la nouvelle de la mort de Napoléon, j’ai entendu deux charlatans sonner la fanfare de leur orviétan ; et, dans le Moniteur du 21 janvier 1793, j’ai lu ces paroles au-dessous du récit de l’exécution de Louis XVI :

« Deux heures après l’exécution, rien n’annonçait que celui qui naguère était le chef de la nation venait de subir le supplice des criminels. » À la suite de ces mots venait cette annonce : « Ambroise, opéra-comique[15]. »

Dernier acteur du drame joué depuis cinquante années, M. de La Fayette était demeuré sur la scène ; le chœur final de la tragédie grecque prononce la morale de la pièce : « Apprenez, ô aveugles mortels, à tourner les yeux sur le dernier jour de la vie. » Et moi, spectateur assis dans une salle vide, loges désertées, lumières éteintes, je reste seul de mon temps devant le rideau baissé, avec le silence et la nuit.

Armand Carrel[16] menaçait l’avenir de Philippe comme le général La Fayette poursuivait son passé. Vous savez comment j’ai connu M. Carrel[17] ; depuis 1832 je n’ai cessé d’avoir des rapports avec lui jusqu’au jour où je l’ai suivi au cimetière de Saint-Mandé.

Armand Carrel était triste ; il commençait à craindre que les Français ne fussent pas capables d’un sentiment raisonnable de liberté ; il avait je ne sais quel pressentiment de la brièveté de sa vie : comme une chose sur laquelle il ne comptait pas et à laquelle il n’attachait aucun prix, il était toujours prêt à risquer cette vie sur un coup de dés. S’il eût succombé dans son duel contre le jeune Laborie, à propos de Henri V[18], sa mort aurait eu du moins une grande cause et un grand théâtre ; vraisemblablement ses funérailles eussent été honorées de jeux sanglants ; il nous a abandonnés pour une misérable querelle qui ne valait pas un cheveu de sa tête.

Il se trouvait dans un de ses accès naturels de mélancolie, lorsqu’il inséra à mon sujet, dans le National, un article auquel je répondis par ce billet :

« Paris, 5 mai 1834.

« Votre article, monsieur, est plein de ce sentiment exquis des situations et des convenances qui vous met au-dessus de tous les écrivains politiques du jour. Je ne vous parle pas de votre rare talent ; vous savez qu’avant d’avoir l’honneur de vous connaître, je lui ai rendu pleine justice. Je ne vous remercie pas de vos éloges ; j’aime à les devoir à ce que je regarde à présent comme une vieille amitié. Vous vous élevez bien haut, monsieur ; vous commencez à vous isoler comme tous les hommes faits pour une grande renommée ; peu à peu la foule, qui ne peut les suivre, les abandonne, et on les voit d’autant mieux qu’ils sont à part.

« Chateaubriand. »

Je cherchai à le consoler par une autre lettre du 31 août 1834, lorsqu’il fut condamné pour délit de presse. Je reçus de lui cette réponse ; elle manifeste les opinions, les regrets et les espérances de l’homme :

À Monsieur le Vicomte de Chateaubriand,
« Monsieur,

« Votre lettre du 31 août ne m’a été remise qu’à mon arrivée à Paris. J’irais vous en remercier, d’abord, si je n’étais forcé de consacrer à quelques préparatifs d’entrée en prison le peu de temps qui pourra m’être laissé par la police informée de mon retour. Oui, monsieur, me voici condamné à six mois de prison par la magistrature, pour un délit imaginaire et en vertu d’une législation également imaginaire, parce que le jury m’a sciemment renvoyé impuni sur l’accusation la plus fondée et après une défense qui, loin d’atténuer mon crime de vérité dite à la personne du roi Louis-Philippe, avait aggravé ce crime en l’érigeant en droit acquis pour toute la presse de l’opposition. Je suis heureux que les difficultés d’une thèse si hardie, par le temps qui court, vous aient paru à peu près surmontées par la défense que vous avez lue et dans laquelle il m’a été si avantageux de pouvoir invoquer l’autorité du livre dans lequel vous instruisiez, il y a dix-huit ans, votre propre parti des principes de la responsabilité constitutionnelle.

« Je me demande souvent avec tristesse à quoi auront servi des écrits tels que les vôtres, monsieur, tels que ceux des hommes les plus éminents de l’opinion à laquelle j’appartiens moi-même, si de cet accord des plus hautes intelligences du pays dans la constante défense des droits de discussion, il n’était pas résulté enfin, pour la masse des esprits en France, un parti désormais pris de vouloir sous tous les régimes, d’exiger de tous les systèmes victorieux, quels qu’ils soient, la liberté de penser, de parler, d’écrire, comme condition première de toute autorité légitimement exercée. N’est-il pas vrai, monsieur, que lorsque vous demandiez, sous le dernier gouvernement, la plus entière liberté de discussion, ce n’était pas pour le service momentané que vos amis politiques en pouvaient tirer dans l’opposition contre des adversaires devenus maîtres du pouvoir par intrigue ? Quelques-uns se servaient ainsi de la presse, qui l’ont bien prouvé depuis ; mais vous, monsieur, vous demandiez la liberté de discussion pour le bien commun, l’arme et la protection générale de toutes les idées vieilles ou jeunes ; c’est là ce qui vous a mérité, monsieur, la reconnaissance et le respect des opinions auxquelles la révolution de Juillet a ouvert une lice nouvelle. C’est pour cela que notre œuvre se rattache à la vôtre, et que, lorsque nous citons vos écrits, c’est moins comme admirateurs du talent incomparable qui les a produits, que comme aspirant à continuer de loin la même tâche, jeunes soldats que nous sommes d’une cause dont vous êtes le vétéran le plus glorieux.

« Ce que vous avez voulu depuis trente ans, monsieur, ce que je voudrais, s’il m’est permis de me nommer après vous, c’est d’assurer aux intérêts qui se partagent notre belle France une loi de combat plus humaine, plus civilisée, plus fraternelle, plus concluante que la guerre civile. Quand donc réussirons-nous à mettre en présence les idées à la place des partis, et les intérêts légitimes et avouables à la place des déguisements, de l’égoïsme et de la cupidité ? Quand verrons-nous s’opérer par la persuasion et par la parole ces inévitables transactions que le duel des partis et l’effusion du sang amènent aussi par épuisement, mais trop tard pour les morts des deux camps, et trop souvent sans profit pour les blessés et les survivants ? Comme vous le dites douloureusement, monsieur, il semble que bien des enseignements aient été perdus et qu’on ne sache plus en France ce qu’il en coûte de se réfugier dans un despotisme qui promet silence et repos. Il n’en faut pas moins continuer de parler, d’écrire, d’imprimer ; il sort quelquefois des ressources bien imprévues de la constance. Aussi, de tant de beaux exemples que vous avez donnés monsieur, celui que j’ai le plus constamment sous les yeux est compris dans un mot : Persévérer.

« Agréez, monsieur, les sentiments d’inaltérable affection avec lesquels je suis heureux de me dire

« Votre plus dévoué serviteur,
« A. Carrel.

« Puteaux, près Neuilly, le 4 octobre 1834. »

M. Carrel fut enfermé à Sainte-Pélagie ; j’allais le voir deux ou trois fois par semaine : je le trouvais debout derrière la grille de sa fenêtre. Il me rappelait son voisin, un jeune lion d’Afrique au Jardin des Plantes : immobile aux barreaux de sa cage, le fils du désert laissait errer son regard vague et triste sur les objets du dehors ; on voyait qu’il ne vivrait pas. Ensuite nous descendions, M. Carrel et moi ; le serviteur de Henri V se promenait avec l’ennemi des rois dans une cour humide, sombre, étroite, encerclée de hauts murs comme un puits. D’autres républicains se promenaient aussi dans cette cour : ces jeunes et ardents révolutionnaires, à moustaches, à barbes, aux cheveux longs, au bonnet teuton ou grec, au visage pâle, aux regards âpres, à l’aspect menaçant, avaient l’air de ces âmes préexistantes au Tartare avant d’être parvenues à la lumière ; ils se disposaient à faire irruption dans la vie. Leur costume agissait sur eux comme l’uniforme sur le soldat, comme la chemise sanglante de Nessus sur Hercule : c’était un monde vengeur caché derrière la société actuelle et qui faisait frémir.

Le soir, ils se rassemblaient dans la chambre de leur chef Armand Carrel ; ils parlaient de ce qu’il y aurait à exécuter à leur arrivée au pouvoir, et de la nécessité de répandre du sang. Il s’élevait des discussions sur les grands citoyens de la Terreur : les uns, partisans de Marat, étaient athées et matérialistes ; les autres, admirateurs de Robespierre, adoraient ce nouveau Christ. Saint Robespierre n’avait-il pas dit, dans son discours sur l’Être suprême, que la croyance en Dieu donnait la force de braver le malheur, et que l’innocence sur l’échafaud faisait pâlir le tyran sur son char de triomphe ? Jonglerie d’un bourreau qui parle avec attendrissement de Dieu, de malheur, de tyrannie, d’échafaud, afin de persuader aux hommes qu’il ne tue que des coupables, et encore par un effet de vertu ; prévision des malfaiteurs, qui, sentant venir le châtiment, se posent d’avance en Socrate devant le juge, et cherchent à effrayer le glaive en le menaçant de leur innocence !

Le séjour à Sainte-Pélagie fit du mal à M. Carrel : enfermé avec des têtes ardentes, il combattait leurs idées, les gourmandait, les bravait, refusant noblement d’illuminer le 21 janvier ; mais en même temps il s’irritait des souffrances, et sa raison était ébranlée par les sophismes du meurtre qui retentissaient à ses oreilles.

Les mères, les sœurs, les femmes de ces jeunes hommes, les venaient soigner le matin et faire leur ménage. Un jour, passant dans le corridor noir qui conduisait à la chambre de M. Carrel, j’entendis une voix ravissante sortir d’une cabine voisine : une belle femme sans chapeau, les cheveux déroulés, assise au bord d’un grabat, raccommodait le vêtement en lambeaux d’un prisonnier agenouillé, qui semblait moins le captif de Philippe que de la femme aux pieds de laquelle il était enchaîné.

Délivré de sa captivité, M. Carrel venait me voir à son tour. Quelques jours avant son heure fatale, il était venu m’apporter le numéro du National dans lequel il s’était donné la peine d’insérer un article relatif à mes Essais sur la littérature anglaise, et où il avait cité avec trop d’éloges les pages qui terminent ces Essais. Depuis sa mort, on m’a remis cet article écrit tout entier de sa main, et que je conserve comme un gage de son amitié. Depuis sa mort ! quels mots je viens de tracer sans m’en rendre compte !

Bien que supplément obligé aux lois qui ne connaissent pas des offenses faites à l’honneur, le duel est affreux, surtout lorsqu’il détruit une vie pleine d’espérances et qu’il prive la société d’un de ces hommes rares qui ne viennent qu’après le travail d’un siècle, dans la chaîne de certaines idées et de certains événements. Carrel tomba dans le bois qui vit tomber le duc d’Enghien : l’ombre du petit-fils du grand Condé servit de témoin au plébéien illustre et l’emmena avec elle. Ce bois fatal m’a fait pleurer deux fois : du moins je ne me reproche point d’avoir, dans ces deux catastrophes, manqué à ce que je devais à mes sympathies et à ma douleur.

M. Carrel, qui, dans ses autres rencontres, n’avait jamais songé à la mort, y pensa avant celle-ci : il employa la nuit à écrire ses dernières volontés, comme s’il eût été averti du résultat du combat. À huit heures du matin, le 22 juillet 1836, il se rendit, vif et léger, sous ces ombrages où le chevreuil joue à la même heure.

Placé à la distance mesurée, il marche rapidement, tire sans s’effacer, comme c’était sa coutume ; il semblait qu’il n’y eût jamais assez de péril pour lui[19]. Blessé à mort et soutenu sur les bras de ses amis, comme il passait devant son adversaire lui-même blessé, il lui dit : « Souffrez-vous beaucoup, monsieur ? » Armand Carrel était aussi doux qu’intrépide.

Le 22, j’appris trop tard l’accident ; le 23 au matin, je me rendis à Saint-Mandé : les amis de M. Carrel étaient dans la plus extrême inquiétude. Je voulais entrer, mais le chirurgien me fit observer que ma présence pourrait causer au malade une trop vive émotion et faire évanouir la faible lueur d’espérance qu’on avait encore. Je me retirai consterné. Le lendemain 24, lorsque je me disposais à retourner à Saint-Mandé, Hyacinthe, que j’avais envoyé devant moi vint m’apprendre que l’infortuné jeune homme avait expiré à cinq heures et demie, après avoir éprouvé des douleurs atroces : la vie dans toute sa force avait livré un combat désespéré à la mort.

Les funérailles eurent lieu le mardi 26. Le père et le frère de M. Carrel étaient arrivés de Rouen. Je les trouvai renfermés dans une petite chambre avec trois ou quatre des plus intimes compagnons de l’homme dont nous déplorions la perte. Ils m’embrassèrent, et le père de M. Carrel me dit : « Armand aurait été chrétien comme son père, sa mère, ses frères et sœurs : l’aiguille n’avait plus que quelques heures à parcourir pour arriver au même point du cadran. » Je regretterai éternellement de n’avoir pu voir Carrel sur son lit de mort : je n’aurais pas désespéré, au moment suprême, de faire parcourir à l’aiguille l’espace au delà duquel elle se fut arrêtée sur l’heure du chrétien.

Armand Carrel n’était pas aussi antireligieux qu’on l’a supposé : il avait des doutes ; quand de la ferme incrédulité on passe à l’indécision, on est bien près d’arriver à la certitude. Peu de jours avant sa mort, il disait : « Je donnerais toute cette vie pour croire à l’autre. » En rendant compte du suicide de M. Sautelet, il avait écrit cette page énergique :

« J’ai pu conduire par la pensée ma vie jusqu’à cet instant, rapide comme l’éclair, où la vue des objets, le mouvement, la voix, le sentiment m’échapperont et où les dernières forces de mon esprit se réuniront pour former l’idée : je meurs ; mais la minute, la seconde qui suivra immédiatement, j’ai toujours eu pour elle une indéfinissable horreur ; mon imagination s’est toujours refusée à en deviner quelque chose. Les profondeurs de l’enfer sont mille fois moins effrayantes à mesurer que cette universelle incertitude :

To die, to sleep,
To sleep ! perchance to dream !

« J’ai vu chez tous les hommes, quelle que fût la force de leurs caractères ou de leurs croyances, cette même impossibilité d’aller au delà de leur dernière impression terrestre, et la tête s’y perdre, comme si, en arrivant à ce terme, on se trouvait suspendu au dessus d’un précipice de dix mille pieds. On chasse cette effrayante vue pour aller se battre en duel, livrer l’assaut à une redoute ou affronter une mer orageuse ; on semble même faire fi de la vie ; on se trouve un visage assuré, content, serein ; mais c’est que l’imagination montre le succès plutôt que la mort ; c’est que l’esprit s’exerce bien moins sur les dangers que sur les moyens d’en sortir[20]. »

Ces paroles sont remarquables dans la bouche d’un homme qui devait mourir en duel.

En 1800, lorsque je rentrai en France, j’ignorais que sur le rivage où je débarquais il me naissait un ami[21]. J’ai vu, en 1836, descendre cet ami au tombeau sans ces consolations religieuses dont je rapportais le souvenir dans ma patrie la première année du siècle.

Je suivis le cercueil depuis la maison mortuaire jusqu’au lieu de la sépulture ; je marchais auprès du père de M. Carrel et donnais le bras à M. Arago : M. Arago a mesuré le ciel que j’ai chanté.

Arrivé à la porte du petit cimetière champêtre, le convoi s’arrêta ; des discours furent prononcés. L’absence de la croix m’apprenait que le signe de mon affliction devait rester renfermé au fond de mon âme.

Il y avait six ans qu’aux journées de Juillet, passant devant la colonnade du Louvre, près d’une fosse ouverte, j’y rencontrai des jeunes gens qui me rapportèrent au Luxembourg, où j’allais protester en faveur d’une royauté qu’ils venaient d’abattre ; après six ans, je revenais, à l’anniversaire des fêtes de Juillet, m’associer aux regrets de ces jeunes républicains, comme ils s’étaient associés à ma fidélité. Étrange destinée ! Armand Carrel a rendu le dernier soupir chez un officier de la garde royale[22] qui n’a point prêté serment à Philippe ; royaliste et chrétien, j’ai eu l’honneur de porter un coin du voile qui recouvre de nobles cendres, mais qui ne les cachera point.

Beaucoup de rois, de princes, de ministres, d’hommes qui se croyaient puissants, ont défilé devant moi : je n’ai pas daigné ôter mon chapeau à leur cercueil ou consacrer un mot à leur mémoire. J’ai trouvé plus à étudier et à peindre dans les rangs intermédiaires de la société que dans ceux qui font porter leur livrée ; une casaque brochée d’or ne vaut pas le morceau de flanelle que la balle avait enfoncé dans le ventre de Carrel.

Carrel, qui se souvient de vous ? les médiocres et les poltrons que votre mort a délivrés de votre supériorité et de leur frayeur, et moi qui n’étais pas de vos doctrines. Qui pense à vous ? Qui se souvient de vous ? Je vous félicite d’avoir d’un seul pas achevé un voyage dont le trajet prolongé devient si dégoûtant et si désert, d’avoir rapproché le terme de votre marche à la portée d’un pistolet, distance qui vous a paru trop grande encore et que vous avez réduite en courant à la longueur d’une épée.

J’envie ceux qui sont partis avant moi : comme les soldats de César à Brindes, du haut des rochers du rivage je jette ma vue sur la haute mer et je regarde vers l’Épire si je ne vois point revenir les vaisseaux qui ont passé les premières légions, pour m’enlever à mon tour.

Après avoir relu ceci en 1839, j’ajouterai qu’ayant visité, en 1837, la sépulture de M. Carrel, je la trouvai fort négligée, mais je vis une croix de bois noir qu’avait plantée auprès du mort sa sœur Nathalie. Je payai à Vaudran le fossoyeur, dix-huit francs qui restaient dus pour des treillages ; je lui recommandai d’avoir soin de la fosse, d’y semer du gazon et d’y entretenir des fleurs. À chaque changement de saison, je me rends à Saint-Mandé pour m’acquitter de ma redevance et m’assurer que mes intentions ont été fidèlement remplies[23].

Prêt à terminer mes recueils et faisant la revue autour de moi, j’aperçois des femmes que j’ai involontairement oubliées ; anges groupés au bas de mon tableau, elles sont appuyées sur la bordure pour regarder la fin de ma vie.

J’ai rencontré jadis des femmes différemment connues ou célèbres. Les femmes ont aujourd’hui changé de manière : valent-elles mieux, valent-elles moins ? Il est tout simple que j’incline au passé ; mais le passé est environné d’une vapeur à travers laquelle les objets prennent une teinte agréable et souvent trompeuse. Ma jeunesse, vers laquelle je ne puis retourner, me fait l’effet de ma grand’mère ; je m’en souviens à peine et je serais charmé de la revoir.

Une Louisianaise m’est arrivée du Méchascebé : j’ai cru voir la vierge des dernières amours. Célestine m’a écrit plusieurs lettres : elles pourraient être datées de la Lune des fleurs ; elle m’a montré des fragments de mémoires qu’elle a composés dans les savanes de l’Alabama. Quelque temps après, Célestine m’écrivit qu’elle était occupée d’une toilette pour sa présentation à la cour de Philippe : je repris ma peau d’ours. Célestine s’est changée en crocodile du puits des Florides : que le ciel lui fasse paix et amour, autant que ces choses-là durent !

Il y a des personnes qui, s’interposant entre vous et le passé, empêchent vos souvenirs d’arriver jusqu’à votre mémoire ; il en est d’autres qui se mêlent tout d’abord à ce que vous avez été. Madame Tastu[24] produit ce dernier effet. Sa façon de dire est naturelle ; elle a laissé le jargon gaulois à ceux qui croient se rajeunir en se cachant dans les casaques de nos aïeux. Favorinus disait à un Romain qui affectait le latin des douze Tables : « Vous voulez converser avec la mère d’Évandre. »

Puisque je viens de toucher à l’antiquité, je dirai quelques mots des femmes de ses peuples en redescendant l’échelle jusqu’à notre temps. Les femmes grecques ont quelquefois célébré la philosophie ; le plus souvent elles ont suivi une autre divinité : Sapho est demeurée l’immortelle sibylle de Gnide ; on ne sait plus guère ce qu’a fait Corinne après avoir vaincu Pindare ; Aspasie avait enseigné Vénus à Socrate :

« Socrate, sois docile à mes leçons. Remplis-toi de l’enthousiasme poétique : c’est par son charme puissant que tu sauras attacher l’objet que tu aimes ; c’est au son de la lyre que tu l’enchaîneras, en portant jusqu’à son cœur, par son oreille, l’image achevée de la passion. »

Le souffle de la Muse passant sur les femmes romaines sans les inspirer vint animer la nation de Clovis, encore au berceau. La langue d’Oyl eut Marie de France ; la langue d’Oc la dame de Die, laquelle, dans son chastel de Vaucluse, se plaignait d’un ami cruel.

« Voudrois connaître, mon gent et bel ami, pourquoi m’êtes tant cruel et tant sauvage. »

Per que m’etz vos tan fers, ni tan salvatge.

Le moyen âge transmit ces chants à la renaissance. Louise Labé[25] disait :

Oh ! si j’étois en ce beau sein ravie
De celui-là pour lequel vais mourant !

Clémence de Bourges, surnommée la Perle orientale, qui fut enterrée le visage découvert et la tête couronnée de fleurs à cause de sa beauté, les deux Marguerite[26] et Marie Stuart, toutes trois reines, ont exprimé de naïves faiblesses dans un langage naïf.

J’ai eu une tante à peu près de cette époque de notre Parnasse, madame Claude de Chateaubriand ; mais je suis plus embarrassé avec madame Claude qu’avec mademoiselle de Boisteilleul. Madame Claude, se déguisant sous le nom de l’Amant, adresse ses soixante-dix sonnets à sa maîtresse. Lecteurs, pardonnez aux vingt-deux années de ma tante Claude : parcendum teneris. Si ma tante de Boisteilleul était plus discrète, elle avait quinze lustres et demi lorsqu’elle chantait, et le traître Trémigon[27] ne se présentait plus à son ancienne pensée de fauvette que comme un épervier. Quoi qu’il en soit, voici quelques rimes de madame Claude, elles la placent bien parmi les anciennes poètesses :

SONNET LXVI.

Oh ! qu’en l’amour je suis étrangement traité.
Puisque de mes désirs le vrai je n’ose peindre,
Et que je n’ose à toi de ta rigueur me plaindre
Ni demander cela que j’ai tant souhaité !

Mon œil donc meshuy me servira de langue
Pour plus assurément exprimer ma harangue.
Oi, si tu peux, par l’œil ce que par l’œil je dy.

Gentille invention, si l’on pouvait apprendre
De dire par les yeux et par les yeux entendre
Le mot que l’on n’est pas de prononcer hardy !

Lorsque la langue fut fixée, la liberté de sentiment et de pensée se resserra. On ne se souvient guère, sous Louis XIV, que de madame Deshoulières, tour à tour trop vantée et trop dépréciée. L’élégie se prolongea par le chagrin des femmes, sous le règne de Louis XV, jusqu’au règne de Louis XVI, où commencent les grandes élégies du peuple ; l’ancienne école vient mourir à madame de Bourdic, aujourd’hui peu connue, et qui pourtant a laissé sur le Silence une ode remarquable[28].

La nouvelle école a jeté ses pensées dans un autre moule : madame Tastu marche au milieu du chœur moderne des femmes poètes, en prose ou en vers, les Allart[29], les Waldor[30], les Valmore[31], les Ségalas[32], les Révoil[33], les Mercœur[34], etc., etc. : Castalidum turba. Faut-il regretter qu’à l’exemple des Aonides, elle n’ait point célébré cette passion qui, selon l’antiquité, déride le front du Cocyte, et le fait sourire aux soupirs d’Orphée ? Aux concerts de madame Tastu, l’amour ne redit que des hymnes empruntés à des voix étrangères. Cela rappelle ce que l’on raconte de madame Malibran[35] : lorsqu’elle voulait faire connaître un oiseau dont elle avait oublié le nom, elle en imitait le chant.

George Sand, autrement madame Dudevant[36], ayant parlé de René dans la Revue des Deux Mondes[37], je la remerciai ; elle ne me répondit point. Quelque temps après, elle m’envoya Lélia[38], je ne lui répondis point. Bientôt une courte explication eut lieu entre nous.

« J’ose espérer que vous me pardonnerez de n’avoir pas répondu à la lettre flatteuse que vous avez bien voulu m’écrire, lorsque j’ai parlé de René à l’occasion d’Oberman. Je ne savais comment vous remercier de toutes les expressions bienveillantes que vous aviez employées à l’égard de mes livres.

« Je vous ai envoyé Lélia, et je désire vivement qu’elle obtienne de vous la même protection. Le plus beau privilège d’une gloire universellement acceptée comme la vôtre est d’accueillir et d’encourager à leur début les écrivains inexpérimentés pour lesquels il n’y a pas de succès durable sans votre patronage.

« Agréez l’assurance de ma haute admiration, et croyez-moi, monsieur, un de vos croyants les plus fidèles.

« George Sand. »

À la fin du mois d’octobre[39], madame Sand me fit passer son nouveau roman, Jacques : j’acceptai le présent.

« 30 octobre 1834.

« Je m’empresse, madame, de vous offrir mes remercîments sincères. Je vais lire Jacques dans la forêt de Fontainebleau ou au bord de la mer. Plus jeune, je serais moins brave ; mais les années me défendront contre la solitude, sans rien ôter à l’admiration passionnée que je professe pour votre talent et que je ne cache à personne. Vous avez, madame, attaché un nouveau prestige à cette ville des songes d’où je partis autrefois pour la Grèce avec tout un monde d’illusions : revenu au point de départ, René a promené dernièrement au Lido ses regrets et ses souvenirs, entre Childe Harold qui s’était retiré, et Lélia prête à paraître.

« Chateaubriand. »

Madame Sand possède un talent de premier ordre ; ses descriptions ont la vérité de celles de Rousseau dans ses Rêveries[40], et de Bernardin de Saint-Pierre dans ses Études. Son style franc n’est entaché d’aucun des défauts du jour. Lélia, pénible à lire, et qui n’offre pas quelques-unes des scènes délicieuses d’Indiana et de Valentine[41], est néanmoins un chef-d’œuvre dans son genre : de la nature de l’orgie, il est sans passion, et il trouble comme une passion ; l’âme en est absente, et cependant il pèse sur le cœur ; la dépravation des maximes, l’insulte à la rectitude de la vie, ne sauraient aller plus loin ; mais sur cet abîme l’auteur fait descendre son talent. Dans la vallée de Gomorrhe, la rosée tombe la nuit sur la mer Morte.

Les ouvrages de madame Sand, ses romans, poésie de la matière, sont nés de l’époque. Malgré sa supériorité, il est à craindre que l’auteur n’ait, par le genre même de ses écrits, rétréci le cercle de ses lecteurs. George Sand n’appartiendra jamais à tous les âges. De deux hommes égaux en génie, dont l’un prêche l’ordre et l’autre le désordre, le premier attirera le plus grand nombre d’auditeurs : le genre humain refuse des applaudissements unanimes à ce qui blesse la morale, oreiller sur lequel dort le faible et le juste ; on n’associe guère à tous les souvenirs de sa vie des livres qui ont causé notre première rougeur, et dont on n’a point appris les pages par cœur en descendant du berceau ; des livres qu’on n’a lus qu’à la dérobée, qui n’ont point été nos compagnons avoués et chéris, qui ne se sont mêlés ni à la candeur de nos sentiments, ni à l’intégrité de notre innocence. La Providence a renfermé dans d’étroites limites les succès qui n’ont pas leur source dans le bien, et elle a donné la gloire universelle pour encouragement à la vertu.

Je raisonne ici, je le sais, en homme dont la vue bornée n’embrasse pas le vaste horizon humanitaire, en homme rétrograde, attaché à une morale qui fait rire ; morale caduque du temps jadis, bonne tout au plus pour des esprits sans lumière, dans l’enfance de la société. Il va naître incessamment un Évangile nouveau fort au-dessus des lieux communs de cette sagesse de convention, laquelle arrête les progrès de l’espèce humaine et la réhabilitation de ce pauvre corps, si calomnié par l’âme. Quand les femmes courront les rues ; quand il suffira, pour se marier, d’ouvrir une fenêtre et d’appeler Dieu aux noces comme témoin, prêtre et convive : alors toute pruderie sera détruite ; il y aura des épousailles partout et l’on s’élèvera, de même que les colombes, à la hauteur de la nature. Ma critique du genre des ouvrages de madame Sand n’aurait donc quelque valeur que dans l’ordre vulgaire des choses passées ; ainsi j’espère qu’elle ne s’en offensera pas : l’admiration que je professe pour elle doit lui faire excuser des remarques qui ont leur origine dans l’infélicité de mon âge. Autrefois j’eusse été plus entraîné par les Muses ; ces filles du ciel jadis étaient mes belles maîtresses ; elles me tiennent le soir compagnie au coin du feu, mais elles me quittent vite ; car je me couche de bonne heure, et elles vont veiller au foyer de madame Sand.

Sans doute madame Sand prouvera de la sorte son omnipotence intellectuelle, et pourtant elle plaira moins parce qu’elle sera moins originale ; elle croira augmenter sa puissance en entrant dans la profondeur de ces rêveries sous lesquelles on nous ensevelit nous autres déplorables vulgaires, et elle aura tort ; car elle est fort au-dessus de ce creux, de ce vague, de cet orgueilleux galimatias. En même temps qu’il faut mettre une faculté rare, mais trop flexible, en garde contre des bêtises supérieures, il faut aussi la prévenir que les écrits de fantaisie, les peintures intimes (comme cela se jargonne), sont bornés, que leur source est dans la jeunesse, que chaque instant en tarit quelques gouttes, et qu’au bout d’un certain nombre de productions, on finit par des répétitions affaiblies.

Est-il bien sûr que madame Sand trouvera toujours le même charme à ce qu’elle compose aujourd’hui ? Le mérite et l’entraînement des passions de vingt ans ne se déprécieront-ils point dans son esprit, comme les ouvrages de mes premiers jours sont baissés dans le mien ? Il n’y a que les travaux de la Muse antique qui ne changent point, soutenus qu’ils sont par la noblesse des mœurs, la beauté du langage et la majesté de ces sentiments départis à l’espèce humaine entière. Le quatrième livre de l’Énéide reste à jamais exposé à l’admiration des hommes, parce qu’il est suspendu dans le ciel. La flotte qui apporte le fondateur de l’empire romain ; Didon fondatrice de Carthage se poignardant après avoir annoncé Annibal :

Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor[42] ;

l’Amour faisant jaillir de son flambeau la rivalité de Rome et de Carthage, mettant le feu avec sa torche au bûcher funèbre dont Énée fugitif aperçoit la flamme sur les vagues, c’est toute autre chose que la promenade d’un rêvasseur dans un bois, ou la disparition d’un libertin qui se noie dans une mare. Madame Sand associera, je l’espère, son talent à des sujets aussi durables que son génie.

Madame Sand ne peut se convertir que par la prédication de ce missionnaire à front chauve et à barbe blanche, appelé le Temps. Une voix moins austère enchaîne maintenant l’oreille captive du poète. Or, je suis persuadé que le talent de madame Sand a quelque racine dans la corruption ; elle deviendrait commune en devenant timorée. Autre chose fût arrivé si elle était toujours demeurée au sanctuaire infréquenté des hommes ; sa puissance d’amour, contenue et cachée sous le bandeau virginal, eût tiré de son sein ces décentes mélodies qui tiennent de la femme et de l’ange. Quoi qu’il en soit, l’audace des doctrines et la volupté des mœurs sont un terrain qui n’avait point encore été défriché par une fille d’Adam, et qui, livré à une culture féminine, a produit une moisson de fleurs inconnues. Laissons madame Sand enfanter de périlleuses merveilles jusqu’à l’approche de l’hiver ; elle ne chantera plus quand la bise sera venue ; en attendant, souffrons que, moins imprévoyante que la cigale, elle fasse provision de gloire pour le temps où il y aura disette de plaisir. La mère de Musarion lui répétait : « Tu n’auras pas toujours seize ans. Chæréas se souviendra-t-il toujours de ses serments, de ses larmes et de ses baisers[43] ? »

Au reste, maintes femmes ont été séduites et comme enlevées par leurs jeunes années ; vers les jours d’automne, ramenées au foyer maternel, elles ont ajouté à leur cithare la corde grave ou plaintive sur laquelle s’exprime la religion ou le malheur. La vieillesse est une voyageuse de nuit ; la terre lui est cachée, elle ne découvre plus que le ciel brillant au-dessus de sa tête.

Je n’ai point vu madame Sand habillée en homme ou portant la blouse et le bâton ferré du montagnard : je ne l’ai point vue boire à la coupe des bacchantes et fumer indolemment assise sur un sofa comme une sultane ; singularités naturelles ou affectées qui n’ajouteraient rien pour moi à son charme ou à son génie.

Est-elle plus inspirée, lorsqu’elle fait monter de sa bouche un nuage de vapeur autour de ses cheveux ? Lélia est-elle échappée du cerveau de sa mère à travers une bouffée brûlante, comme le péché, au dire de Milton, sortit de la tête du bel archange coupable, au milieu d’un tourbillon de fumée ? Je ne sais pas ce qui se passe aux sacrés parvis ; mais, ici-bas, Néméade, Phila, Laïs, la spirituelle Gnathène, Phryné, désespoir du pinceau d’Appelles et du ciseau de Praxitèle, Léena qui fut aimée d’Harmodius, les deux sœurs surnommées Aphyes, parce qu’elles étaient minces et qu’elles avaient de grands yeux, Dorica, de qui le bandeau de cheveux et la robe embaumée furent consacrés au temple de Vénus, toutes ces enchanteresses enfin ne connaissaient que les parfums de l’Arabie. Madame Sand a pour elle, il est vrai, l’autorité des Odalisques et des jeunes Mexicaines qui dansent le cigare aux lèvres.

Que m’a fait la vue de madame Sand, après quelques femmes supérieures et tant de femmes charmantes que j’ai rencontrées, après ces filles de la terre qui disaient avec Sapho, comme madame Sand : « Viens dans nos repas délicieux, mère de l’Amour, remplir du nectar des roses nos coupes ? » En me plaçant tour à tour dans la fiction et la vérité, l’auteur de Valentine a fait sur moi deux impressions fort diverses.

Dans la fiction : je n’en parlerai pas, car je n’en dois plus comprendre la langue. Dans la réalité : homme d’un âge grave ayant les notions de l’honnêteté, attachant comme chrétien le plus haut prix aux vertus timides de la femme, je ne saurais dire à quel point j’étais malheureux de tant de qualités livrées à ces heures prodigues et infidèles qui dépensent et fuient.

Paris, 1838.

Au printemps de cette année 1838, je me suis occupé du Congrès de Vérone, qu’aux termes de mes engagements littéraires j’étais obligé de publier : je vous en ai entretenus en son lieu dans ces Mémoires. Un homme s’en est allé[44] ; ce garde de l’aristocratie escorte en arrière les puissants plébéiens déjà partis.

Quand M. de Talleyrand apparut pour la première fois dans ma carrière politique, j’ai dit quelques mots de lui. Maintenant son existence entière m’est connue par sa dernière heure, selon la belle expression d’un ancien.

J’ai eu des rapports à M. de Talleyrand ; je lui ai été fidèle en homme d’honneur, ainsi qu’on l’a pu remarquer, surtout à propos de la fâcherie de Mons, alors que très gratuitement je me perdis pour lui. Trop simple, j’ai pris part à ce qui lui arrivait de désagréable, je le plaignis lorsque Maubreuil le frappa à la joue[45]. Il fut un temps qu’il me recherchait d’une manière coquette ; il m’écrivait à Gand, comme on l’a vu, que j’étais un homme fort ; quand j’étais logé à l’hôtel de la rue des Capucines, il m’envoya, avec une parfaite galanterie, un cachet des affaires étrangères, talisman gravé sans doute sous sa constellation. C’est peut-être parce que je n’abusai pas de sa générosité qu’il devint mon ennemi sans provocation de ma part, si ce n’est quelques succès que j’obtins et qui n’étaient pas son ouvrage. Ses propos couraient le monde et ne m’offensaient pas, car M. de Talleyrand ne pouvait offenser personne ; mais son intempérance de langage m’a délié, et puisqu’il s’est permis de me juger, il m’a rendu la liberté d’user du même droit à son égard.

La vanité de M. de Talleyrand le pipa ; il prit son rôle pour son génie ; il se crut prophète en se trompant sur tout ; son autorité n’avait aucune valeur en matière d’avenir ; il ne voyait point en avant, il ne voyait qu’en arrière. Dépourvu de la force du coup d’œil et de la lumière de la conscience, il ne découvrait rien comme l’intelligence supérieure, il n’appréciait rien comme la probité. Il tirait bon parti des accidents de la fortune, quand ces accidents, qu’il n’avait jamais prévus, étaient arrivés, mais uniquement pour sa personne. Il ignorait cette ampleur d’ambition, laquelle enveloppe les intérêts de la gloire publique comme le trésor le plus profitable aux intérêts privés. M. de Talleyrand n’appartient donc pas à la classe des êtres propres à devenir une de ces créatures fantastiques auxquelles les opinions ou faussées ou déçues ajoutent incessamment des fantaisies. Néanmoins il est certain que plusieurs sentiments, d’accord par diverses raisons, concourent à former un Talleyrand imaginaire.

D’abord, les rois, les cabinets, les anciens ministres étrangers, les ambassadeurs, dupes autrefois de cet homme, et incapables de l’avoir pénétré, tiennent à prouver qu’ils n’ont obéi qu’à une supériorité réelle : ils auraient ôté leur chapeau au marmiton de Bonaparte.

Ensuite, les membres de l’ancienne aristocratie française liés à M. de Talleyrand sont fiers de compter dans leurs rangs un homme qui avait la bonté de les assurer de sa grandeur.

Enfin, les révolutionnaires et les générations immorales, tout en déblatérant contre les noms, ont un penchant secret vers l’aristocratie : ces singuliers néophytes en recherchent volontiers le baptême, et ils pensent apprendre avec elle les belles manières. La double apostasie du prince charme en même temps un autre côté de l’amour-propre des jeunes démocrates : car ils concluent de là que leur cause est la bonne, et qu’un noble et un prêtre sont bien méprisables.

Quoi qu’il en soit de ces empêchements à la lumière, M. de Talleyrand n’est pas de taille à créer une illusion durable ; il n’a pas en lui assez de facultés de croissance pour tourner les mensonges en rehaussements de stature. Il a été vu de trop près ; il ne vivra pas, parce que sa vie ne se rattache ni à une idée nationale restée après lui, ni à une action célèbre, ni à un talent hors de pair, ni à une découverte utile, ni à une conception faisant époque. L’existence par la vertu lui est interdite ; les périls n’ont pas même daigné honorer ses jours ; il a passé le règne de la Terreur hors de son pays, il n’y est rentré que quand le forum s’est transformé en antichambre.

Les monuments diplomatiques prouvent la médiocrité relative de Talleyrand : vous ne pourriez citer un fait de quelque estime qui lui appartienne. Sous Bonaparte, aucune négociation importante n’est de lui ; quand il a été libre d’agir seul, il a laissé échapper les occasions et gâté ce qu’il touchait. Il est bien avéré qu’il a été cause de la mort du duc d’Enghien ; cette tache de sang ne peut s’effacer : loin d’avoir chargé le ministre en rendant compte de la mort du prince, je l’ai beaucoup trop ménagé.

Dans ses affirmations contraires à la vérité, M. de Talleyrand avait une effrayante effronterie. Je n’ai point parlé, dans le Congrès de Vérone, du discours qu’il lut à la Chambre des pairs relativement à l’adresse sur la guerre d’Espagne ; ce discours débutait par ces paroles solennelles :

« Il y a aujourd’hui seize ans qu’appelé par celui qui gouvernait alors le monde, à lui dire mon avis sur la lutte à engager avec le peuple espagnol, j’eus le malheur de lui déplaire en lui dévoilant l’avenir, en lui révélant tous les dangers qui allaient naître en foule d’une agression non moins injuste que téméraire. La disgrâce fut le fruit de ma sincérité. Étrange destinée que celle qui me ramène, après ce long espace de temps, à renouveler auprès du souverain légitime les mêmes efforts, les mêmes conseils[46] ! »

Il y a des absences de mémoire ou des mensonges qui font peur : vous ouvrez les oreilles, vous vous frottez les yeux, ne sachant qui vous trompe ou de la veille ou du sommeil. Lorsque le débitant de ces imperturbables assertions descend de la tribune et va s’asseoir impassible à sa place, vous le suivez du regard, suspendu que vous êtes entre une espèce d’épouvante et une sorte d’admiration ; vous ne savez si cet homme n’a point reçu de la nature une autorité telle qu’il a le pouvoir de refaire ou d’anéantir la vérité.

Je ne répondis point ; il me semblait que l’ombre de Bonaparte allait demander la parole et renouveler le démenti terrible qu’il avait jadis donné à M. de Talleyrand. Des témoins de la scène étaient assis parmi les pairs, entre autres M. le comte de Montesquiou[47] ; le vertueux duc de Doudeauville[48] me l’a racontée, la tenant de la bouche du même M. de Montesquiou, son beau-frère ; M. le comte de Cessac[49], présent à cette scène, la répète à qui veut l’entendre ; il croyait qu’au sortir du cabinet, le grand électeur serait arrêté. Napoléon s’écriait dans sa colère, interpellant son pâle ministre : « Il vous sied bien de crier contre la guerre d’Espagne, vous qui me l’avez conseillée, vous dont j’ai un monceau de lettres dans lesquelles vous cherchez à me prouver que cette guerre était aussi nécessaire que politique[50]. » Ces lettres ont disparu lors de l’enlèvement des archives aux Tuileries, en 1814[51].

M. de Talleyrand déclarait, dans son discours, qu’il avait eu le malheur de déplaire à Bonaparte en lui dévoilant l’avenir, en lui révélant tous les dangers qui allaient naître d’une agression non moins injuste que téméraire. Que M. de Talleyrand se console dans sa tombe, il n’a point eu ce malheur ; il ne doit point ajouter cette calamité à toutes les afflictions de sa vie.

La faute principale de M. de Talleyrand envers la légitimité, c’est d’avoir détourné Louis XVIII du mariage à conclure entre le duc de Berry et une princesse de Russie ; la faute impardonnable de M. de Talleyrand envers la France, c’est d’avoir consenti aux révoltants traités de Vienne[52].

Il résulte des négociations de M. de Talleyrand que nous sommes demeurés sans frontières : une bataille perdue à Mons ou à Coblentz amènerait en huit jours la cavalerie ennemie sous les murs de Paris. Dans l’ancienne monarchie, non-seulement la France était fermée par un cercle de forteresses, mais elle était défendue sur le Rhin par les États indépendants de l’Allemagne. Il fallait envahir les électorats ou négocier avec eux pour arriver jusqu’à nous. Sur une autre frontière, la Suisse était pays neutre et libre ; il n’avait point de chemins ; nul ne violait son territoire. Les Pyrénées étaient impassables, gardées par les Bourbons d’Espagne. Voilà ce que M. de Talleyrand n’a pas compris ; telles sont les fautes qui le condamneront à jamais comme homme politique : fautes qui nous ont privés en un jour des travaux de Louis XIV et des victoires de Napoléon.

On a prétendu que sa politique avait été supérieure à celle de Napoléon : d’abord, il faut bien se mettre dans l’esprit qu’on est purement et simplement un commis lorsqu’on tient le portefeuille d’un conquérant, qui chaque matin y dépose le bulletin d’une victoire et change la géographie des États. Quand Napoléon se fut enivré, il fit des fautes énormes et frappantes à tous les yeux : M. de Talleyrand les aperçut vraisemblablement comme tout le monde ; mais cela n’indique aucune vision de lynx. Il se compromit d’une manière étrange dans la catastrophe du duc d’Enghien ; il se méprit sur la guerre d’Espagne de 1808, bien qu’il ait voulu plus tard nier ses conseils et reprendre ses paroles.

Cependant un acteur n’est pas prestigieux, s’il est tout à fait dépourvu des moyens qui fascinent le parterre : aussi la vie du prince a-t-elle été une perpétuelle déception. Sachant ce qu’il lui manquait, il se dérobait à quiconque le pouvait connaître : son étude constante était de ne pas se laisser mesurer ; il faisait retraite à propos dans le silence ; il se cachait dans les trois heures muettes qu’il donnait au whist. On s’émerveillait qu’une telle capacité pût descendre aux amusements du vulgaire : qui sait si cette capacité ne partageait pas des empires en arrangeant dans sa main les quatre valets ? Pendant ces moments d’escamotage, il rédigeait intérieurement un mot à effet, dont l’inspiration lui venait d’une brochure du matin ou d’une conversation du soir. S’il vous prenait à l’écart pour vous illustrer de sa conversation, sa principale manière de séduire était de vous accabler d’éloges, de vous appeler l’espérance de l’avenir, de vous prédire des destinées éclatantes, de vous donner une lettre de change de grand homme tirée sur lui et payable à vue ; mais trouvait-il votre foi en lui un peu suspecte, s’apercevait-il que vous n’admiriez pas assez quelques phrases brèves à prétention de profondeur, derrière lesquelles il n’y avait rien, il s’éloignait, de peur de laisser arriver le bout de son esprit. Il aurait bien raconté, n’était que ses plaisanteries tombaient sur un subalterne ou sur un sot dont il s’amusait sans péril, ou sur une victime attachée à sa personne et plastron de ses railleries. Il ne pouvait suivre une conversation sérieuse ; à la troisième ouverture de ses lèvres, ses idées expiraient.

D’anciennes gravures de l’abbé de Périgord représentent un homme fort joli ; M. de Talleyrand, en vieillissant, avait tourné à la tête de mort ; ses yeux étaient ternes, de sorte qu’on avait peine à y lire, ce qui le servait bien ; comme il avait reçu beaucoup de mépris, il s’en était imprégné, et il l’avait placé dans les deux coins pendants de sa bouche.

Une grande façon qui tenait à sa naissance, une observation rigoureuse des bienséances, un air froid et dédaigneux, contribuaient à nourrir l’illusion autour du prince de Bénévent. Ses manières exerçaient de l’empire sur les petites gens et sur les hommes de la société nouvelle, lesquels ignoraient la société du vieux temps. Autrefois on rencontrait à tout bout de champ des personnages dont les allures ressemblaient à celles de M. de Talleyrand, et l’on n’y prenait pas garde ; mais presque seul en place au milieu des mœurs démocratiques, il paraissait un phénomène : pour subir le joug de ses formes, il convenait à l’amour-propre de reporter à l’esprit du ministre l’ascendant qu’exerçait son éducation.

Lorsqu’en occupant une place considérable on se trouve mêlé à de prodigieuses révolutions, elles vous donnent une importance de hasard, que le vulgaire prend pour votre mérite personnel ; perdu dans les rayons de Bonaparte, M. de Talleyrand a brillé sous la Restauration de l’éclat emprunté d’une fortune qui n’était pas la sienne. La position accidentelle du prince de Bénévent lui a permis de s’attribuer la puissance d’avoir renversé Napoléon et l’honneur d’avoir rétabli Louis XVIII ; moi-même, comme tous les badauds, n’ai-je pas été assez niais pour donner dans cette fable ! Mieux renseigné, j’ai connu que M. de Talleyrand n’était point un Warwick politique : la force qui abat et relève les trônes manquait à son bras.

De benêts impartiaux disent : « Nous en convenons, c’était un homme bien immoral ; mais quelle habileté ! » Hélas ! non. Il faut perdre encore cette espérance, si consolante pour ses enthousiastes, si désirée pour la mémoire du prince, l’espérance de faire de M. de Talleyrand un démon.

Au delà de certaines négociations vulgaires, au fond desquelles il avait l’habileté de placer en première ligne son intérêt personnel, il ne fallait rien demander à M. de Talleyrand.

M. de Talleyrand soignait quelques habitudes et quelques maximes à l’usage des sycophantes et des mauvais sujets de son intimité. Sa toilette en public, copiée sur celle d’un ministre de Vienne, était le triomphe de sa diplomatie. Il se vantait de n’être jamais pressé ; il disait que le temps est notre ennemi et qu’il le faut tuer : de là il faisait état de ne s’occuper que quelques instants.

Mais comme, en dernier résultat, M. de Talleyrand n’a pu transformer son désœuvrement en chef-d’œuvre, il est probable qu’il se trompait en parlant de la nécessité de se défaire du temps : on ne triomphe du temps qu’en créant des choses immortelles ; par des travaux sans avenir, par des distractions frivoles, on ne le tue pas : on le dépense.

Entré dans le ministère[53] à la recommandation de madame de Staël, qui obtint sa nomination de Chénier, M. de Talleyrand, alors fort dénué, recommença cinq ou six fois sa fortune ; par le million qu’il reçut du Portugal dans l’espoir de la signature d’une paix avec le Directoire, paix qui ne fut jamais signée ; par l’achat des bons de la Belgique à la paix d’Amiens, laquelle il savait, lui, M. de Talleyrand, avant qu’elle fût connue du public ; par l’érection du royaume passager d’Étrurie ; par la sécularisation des propriétés ecclésiastiques d’Allemagne ; par le brocantage de ses opinions au congrès de Vienne. Il n’est pas jusqu’à de vieux papiers de nos archives que le prince n’ait voulu céder à l’Autriche ; dupe cette fois de M. de Metternich, celui-ci renvoya religieusement les originaux, après en avoir fait prendre copie.

Incapable d’écrire seul une phrase[54], M. de Talleyrand faisait travailler compétemment sous lui : quand, à force de raturer et de changer, son secrétaire parvenait à rédiger les dépêches selon sa convenance, il les copiait de sa main. Je l’ai entendu lire, de ses Mémoires commencés, quelques détails agréables sur sa jeunesse. Comme il variait dans ses goûts, détestant le lendemain ce qu’il avait aimé la veille, si ces mémoires existent entiers, ce dont je doute, et s’il en a conservé les versions opposées, il est probable que le jugement sur le même fait et surtout sur le même homme se contrediront outrageusement. Je ne crois pas au dépôt des manuscrits en Angleterre ; l’ordre prétendu de ne les publier que dans quarante ans d’ici me semble une jonglerie posthume.

Paresseux et sans étude, nature frivole et cœur dissipé, le prince de Bénévent se glorifiait de ce qui devait humilier son orgueil, de rester debout après la chute des empires. Les esprits du premier ordre qui produisent les révolutions disparaissent ; les esprits du second ordre qui en profitent demeurent. Ces personnages de lendemain et d’industrie assistent au défilé des générations ; ils sont chargés de mettre le visa aux passe-ports, d’homologuer la sentence : M. de Talleyrand était de cette espèce inférieure ; il signait les événements, il ne les faisait pas.

Survivre aux gouvernements, rester quand un pouvoir s’en va, se déclarer en permanence, se vanter de n’appartenir qu’au pays, d’être l’homme des choses et non l’homme des individus, c’est la fatuité de l’égoïsme mal à l’aise, qui s’efforce de cacher son peu d’élévation sous la hauteur des paroles. On compte aujourd’hui beaucoup de caractères de cette équanimité, beaucoup de ces citoyens du sol : toutefois, pour qu’il y ait de la grandeur à vieillir comme l’ermite dans les ruines du Colisée, il les faut garder avec une croix ; M. de Talleyrand avait foulé la sienne aux pieds.

Notre espèce se divise en deux parts inégales : les hommes de la mort et aimés d’elle, troupeau choisi qui renaît ; les hommes de la vie et oubliés d’elle, multitude de néant qui ne renaît plus. L’existence temporaire de ces derniers consiste dans le nom, le crédit, la place, la fortune ; leur bruit, leur autorité, leur puissance s’évanouissent avec leur personne : clos leur salon et leur cercueil, close est leur destinée. Ainsi en est arrivé à M. de Talleyrand ; sa momie avant de descendre dans sa crypte, a été exposée un moment à Londres[55], comme représentant de la royauté-cadavre qui nous régit.

M. de Talleyrand a trahi tous les gouvernements, et, je le répète, il n’en a élevé ni renversé aucun. Il n’avait point de supériorité réelle, dans l’acception sincère de ces deux mots. Un fretin de prospérités banales, si communes dans la vie aristocratique, ne conduit pas à deux pieds au delà de la fosse. Le mal qui n’opère pas avec une explosion terrible, le mal parcimonieusement employé par l’esclave au profit du maître, n’est que de la turpitude. Le vice, complaisant du crime, entre dans la domesticité. Supposez M. de Talleyrand plébéien, pauvre et obscur, n’ayant avec son immoralité que son esprit incontestable de salon, l’on n’aurait certes jamais entendu parler de lui. Ôtez de M. de Talleyrand le grand seigneur avili, le prêtre marié, l’évêque dégradé, que lui reste-t-il ? Sa réputation et ses succès ont tenu à ces trois dépravations.

La comédie par laquelle le prélat a couronné ses quatre-vingt-deux années est une chose pitoyable : d’abord, pour faire preuve de force, il est allé prononcer à l’Institut l’éloge commun d’une pauvre mâchoire allemande[56] dont il se moquait. Malgré tant de spectacles dont nos yeux ont été rassasiés, on a fait la haie pour voir sortir le grand homme ; ensuite il est venu mourir chez lui comme Dioclétien, en se montrant à l’univers[57]. La foule a bayé, à l’heure suprême[58] de ce prince aux trois quarts pourri, une ouverture gangréneuse au côté, la tête retombant sur sa poitrine en dépit du bandeau qui la soutenait, disputant minute à minute sa réconciliation avec le ciel, sa nièce jouant auprès de lui un rôle préparé de loin entre un prêtre abusé et une petite fille trompée ; il a signé de guerre lasse (ou peut-être n’a-t-il pas même signé), quand sa parole allait s’éteindre, le désaveu de sa première adhésion à l’Église constitutionnelle ; mais sans donner aucun signe de repentir, sans remplir les derniers devoirs du chrétien, sans rétracter les immoralités et les scandales de sa vie. Jamais l’orgueil ne s’est montré si misérable, l’admiration si bête, la piété si dupe. Rome, toujours prudente, n’a pas rendu publique, et pour cause, la rétractation.

M. de Talleyrand, appelé de longue date au tribunal d’en haut, était contumace ; la mort le cherchait de la part de Dieu, et elle l’a enfin trouvé. Pour analyser minutieusement une vie aussi gâtée que celle de M. de La Fayette a été saine, il faudrait affronter des dégoûts que je suis incapable de surmonter. Les hommes de plaies ressemblent aux carcasses de prostituées : les ulcères les ont tellement rongés qu’ils ne peuvent servir à la dissection. La révolution française est une vaste destruction politique, placée au milieu de l’ancien monde ; craignons qu’il ne s’établisse une destruction beaucoup plus funeste, craignons une destruction morale par le côté mauvais de cette révolution. Que deviendrait l’espèce humaine, si l’on s’évertuait à réhabiliter des mœurs justement flétries, si l’on s’efforçait d’offrir à notre enthousiasme d’odieux exemples, de nous présenter les progrès du siècle, l’établissement de la liberté, la profondeur du génie dans des natures abjectes ou des actions atroces ? N’osant préconiser le mal sous son propre nom, on le sophistique : donnez-vous de garde de prendre cette brute pour un esprit de ténèbres, c’est un ange de lumière ! Toute laideur est belle, tout opprobre honorable, toute énormité sublime ; tout vice a son admiration qui l’attend. Nous sommes revenus à cette société matérielle du paganisme où chaque dépravation avait ses autels. Arrière ces éloges lâches, menteurs, criminels, qui faussent la conscience publique, qui débauchent la jeunesse, qui découragent les gens de bien, qui sont un outrage à la vertu et le crachement du soldat romain au visage du Christ !

Paris, 1839.

Étant à Prague en 1833, Charles X me dit : « Ce vieux Talleyrand vit donc encore ? » Et Charles X a quitté la vie deux ans avant M. de Talleyrand ; la mort privée et chrétienne du monarque contraste avec la mort publique de l’évêque apostat, traîné récalcitrant aux pieds de l’incorruptibilité divine.

Le 3 octobre 1836 j’avais écrit à madame la duchesse de Berry la lettre suivante, et j’y ajoutai un post-scriptum le 15 novembre de la même année :

« Madame,

« M. Walsh[59] m’a remis la lettre dont vous avez bien voulu m’honorer. Je serais prêt à obéir au désir de Votre Altesse Royale, si les écrits pouvaient à présent quelque chose ; mais l’opinion est tombée dans une telle apathie que les grands événements la pourraient à peine soulever. Vous m’avez permis, madame, de vous parler avec une franchise que mon dévouement pouvait seul excuser : Votre Altesse Royale le sait, j’ai été opposé à presque tout ce qui s’est fait ; j’ai osé même n’être pas d’avis de son voyage à Prague. Henri V sort maintenant de l’enfance ; il va bientôt entrer dans le monde avec une éducation qui ne lui a rien appris du siècle où nous vivons. Qui sera son guide, qui lui montrera les cours et les hommes ? Qui le fera connaître et comme apparaître de loin à la France ? Questions importantes qui, vraisemblablement et malheureusement, seront résolues dans le sens que l’ont été toutes les autres. Quoi qu’il en soit, le reste de ma vie appartient à mon jeune roi et à son auguste mère. Mes prévisions de l’avenir ne me rendront jamais infidèle à mes devoirs.

« Madame de Chateaubriand demande la permission de mettre ses respects aux pieds de Madame. J’offre au ciel tous mes vœux pour la gloire et la prospérité de la mère de Henri V et je suis avec un profond respect,

« Madame,
« De Votre Altesse Royale le très-humble et
très-obéissant serviteur,
« Chateaubriand. »

« P.-S. Cette lettre attendait depuis un mois une occasion sûre pour parvenir à Madame. Aujourd’hui même j’apprends la mort de l’auguste aïeul de Henri[60]. Cette triste nouvelle apportera-t-elle quelque changement dans la destinée de Votre Altesse Royale ? Oserai-je prier Madame de me permettre d’entrer dans tous les sentiments de regret qu’elle doit éprouver, et d’offrir le tribut respectueux de ma douleur à monsieur le dauphin et à madame la dauphine ?

« Chateaubriand. »
15 novembre.

Charles X n’est plus.

Soixante ans de malheurs ont paré la victime !

Trente ans d’exil ; la mort à soixante-dix-neuf ans en terre étrangère ! Afin qu’on ne pût douter de la mission de malheur dont le ciel avait chargé ce prince, c’est un fléau qui l’est venu chercher.

Charles X a retrouvé à son heure suprême le calme, l’égalité d’âme qui lui manquèrent quelquefois pendant sa longue carrière. Quand il apprit le danger qui le menaçait, il se contenta de dire : « Je ne croyais pas que cette maladie tournât si court. » Quand Louis XVI partit pour l’échafaud, l’officier de service refusa de recevoir le testament du condamné parce que le temps lui manquait et qu’il devait, lui officier, conduire le roi au supplice : le roi répondit : « C’est juste. » Si Charles X, dans d’autres jours de péril, eût traité sa vie avec cette indifférence, qu’il se fût épargné de misères ! On conçoit que les Bourbons tiennent à une religion qui les rend si nobles au dernier moment ; Louis IX, attaché à sa postérité, envoie le courage du saint les attendre au bord du cercueil. Cette race sait admirablement mourir : il y a plus de huit cents ans, il est vrai, qu’elle apprend la mort.

Charles X s’est en allé persuadé qu’il ne s’était pas trompé ; s’il a espéré dans la miséricorde divine, c’est en raison du sacrifice qu’il a cru faire de sa couronne à ce qu’il pensait être le devoir de sa conscience et le bien de son peuple ; les convictions sont trop rares pour n’en pas tenir compte. Charles X a pu se rendre ce témoignage que le règne de ses deux frères et le sien n’avaient été ni sans liberté ni sans gloire : sous le roi martyr, l’affranchissement de l’Amérique et l’émancipation de la France ; sous Louis XVIII, le gouvernement représentatif donné à notre patrie, le rétablissement de la royauté opéré en Espagne ; l’indépendance de la Grèce recouvrée à Navarin ; sous Charles X, l’Afrique à nous laissée en compensation du territoire perdu par les conquêtes de la République et de l’Empire : ce sont là des résultats qui demeurent acquis à nos fastes, en dépit des stupides jalousies et des vaines inimitiés ; ces résultats ressortiront davantage à mesure que l’on s’enfoncera dans les abaissements de la royauté de Juillet. Mais il est à craindre que ces ornements de prix ne soient qu’au profit des jours expirés, comme la couronne de fleurs sur la tête d’Homère chassé avec grand respect de la République de Platon. La légitimité semble aujourd’hui n’avoir pas l’intention d’aller plus loin ; elle paraît adopter sa chute.

La mort de Charles X ne pourrait être un événement effectif qu’en mettant un terme à une déplorable contestation de sceptre et en donnant une direction nouvelle à l’éducation de Henri V : or, il est à craindre que la couronne absente soit toujours disputée ; que l’éducation finisse sans avoir été virtuellement changée. Peut-être, en s’épargnant la peine de prendre un parti, on s’endormira dans des habitudes chères à la faiblesse, douces à la vie de famille, commodes à la lassitude, suite de longues souffrances. Le malheur qui se perpétue produit sur l’âme l’effet de la vieillesse sur le corps ; on ne peut plus remuer ; on se couche. Le malheur ressemble encore à l’exécuteur des hautes justices du ciel : il dépouille les condamnés, arrache au roi son sceptre, au militaire son épée ; il ôte le décorum au noble, le cœur au soldat, et les renvoie dégradés dans la foule.

D’un autre côté, on tire de l’extrême jeunesse des raisons d’atermoiements ; quand on a beaucoup de temps à dépenser, on se persuade qu’on peut attendre ; on a des années à jouer devant les événements : « Ils viendront à nous, s’écrie-t-on, sans que nous nous en mettions en peine ; tout mûrira, le jour du trône arrivera de lui-même ; dans vingt ans les préjugés seront effacés. » Ce calcul pourrait avoir quelque justesse, si les générations ne s’écoulaient pas ou ne devenaient pas indifférentes ; mais telle chose peut paraître une nécessité à une époque et n’être pas même sentie à une autre.

Hélas ! avec quelle rapidité les choses s’évanouissent ! où sont les trois frères que j’ai vus successivement régner ? Louis XVIII habite Saint-Denis avec la dépouille mutilée de Louis XVI ; Charles X vient d’être déposé à Goritz, dans une bière fermée à trois clefs.

Les restes de ce roi, en tombant de haut, ont fait tressaillir ses aïeux ; ils se sont retournés dans leur sépulcre ; ils ont dit en se serrant : « Faisons place, voici le dernier d’entre nous. » Bonaparte n’a pas fait autant de bruit en entrant dans la vie éternelle ; les vieux morts ne se sont point réveillés pour l’empereur des morts nouveaux. Ils ne le connaissaient pas. La monarchie française lie le monde ancien au monde moderne. Augustule quitte le diadème en 476. Cinq ans après, en 481, la première race de nos rois, Clovis, règne sur les Gaules.

Charlemagne, en associant au trône Louis le Débonnaire, lui dit : « Fils cher à Dieu, mon âge se hâte, ma vieillesse même m’échappe ; le temps de ma mort approche. Le pays des Francs m’a vu naître, Christ m’a accordé cet honneur. Le premier d’entre les Francs, j’ai obtenu le nom de César et transporté à l’empire des Francs l’empire de la race de Romulus. »

Sous Hugues, avec la troisième race, la monarchie élective devient héréditaire. L’hérédité enfante la légitimité, ou la permanence, ou la durée.

C’est entre les fonts baptismaux de Clovis et l’échafaud de Louis XVI qu’il faut placer l’empire chrétien des Français. La même religion était debout aux deux barrières : « Doux Sicambre, incline le col, adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré », dit le prêtre qui administrait à Clovis le baptême d’eau. « Fils de saint Louis, montez au ciel, » dit le prêtre qui assistait Louis XVI au baptême du sang.

Quand il n’y aurait dans la France que cette ancienne maison de France bâtie par le temps et dont la majesté étonne, nous pourrions, en fait de choses illustres, en remontrer à toutes les nations. Les Capets régnaient lorsque les autres souverains de l’Europe étaient encore sujets. Les vassaux de nos rois sont devenus rois. Ces souverains nous ont transmis leurs noms avec des titres que la postérité a reconnus authentiques ; les uns sont appelés auguste, saint, pieux, grand, courtois, hardi, sage, victorieux, bien-aimé ; les autres père du peuple, père des lettres. « Comme il est écrit par blâme, dit un vieil historien, que tous les bons roys Serviens aisément pourroient tenir en un anneau, les mauvais roys de France y pourroient mieux, tant le nombre en est petit. »

Sous la famille royale, les ténèbres de la barbarie se dissipent, la langue se forme, les lettres et les arts produisent leurs chefs-d’œuvre, nos villes s’embellissent, nos monuments s’élèvent, nos chemins s’ouvrent, nos ports se creusent, nos armées étonnent l’Europe et l’Asie, et nos flottes couvrent les deux mers.

Notre orgueil se met en colère à la seule exposition de ces magnifiques tapisseries du Louvre ; des ombres, des broderies d’ombre nous choquent. Inconnus ce matin, plus inconnus ce soir, nous ne nous en persuadons pas moins que nous effaçons ce qui nous précéda. Et toutefois, chaque minute, en fuyant, nous demande : Qui es-tu ? et nous ne savons que répondre. Charles X, lui, a répondu ; il s’en est allé avec une ère entière du monde ; la poussière de mille générations est mêlée à la sienne ; l’histoire le salue, les siècles s’agenouillent à sa tombe ; tous ont connu sa race ; elle ne leur a point failli, ce sont eux qui y ont manqué.

Roi banni, les hommes ont pu vous proscrire, mais vous ne serez pas chassé du temps, vous dormez votre dur somme dans un monastère, sur la dernière planche jadis destinée à quelque franciscain. Point de hérauts d’armes à vos obsèques, rien qu’une troupe de vieux temps blanchis et chenus ; point de grands pour jeter dans le caveau les marques de leur dignité, ils en ont fait hommage ailleurs. Des âges muets sont assis au coin de votre bière ; une longue procession de jours passés, les yeux fermés, mène en silence le deuil autour de votre cercueil.

À votre côté reposent votre cœur et vos entrailles arrachés de votre sein et de vos flancs, comme on place auprès d’une mère expirée le fruit abortif qui lui coûta la vie. À chaque anniversaire, monarque très chrétien, cénobite après trépas, quelque frère vous récitera les prières du bout de l’an ; vous n’attirerez à votre ci-gît éternel que vos fils bannis avec vous : car même à Trieste le monument de Mesdames est vide ; leurs reliques sacrées ont revu leur patrie et vous avez payé à l’exil, par votre exil, la dette de ces nobles dames.

Eh ! pourquoi ne réunit-on pas aujourd’hui tant de débris dispersés, comme on réunit des antiques exhumés de différentes fouilles ? L’Arc de Triomphe porterait pour couronnement le sarcophage de Napoléon, ou la colonne de bronze élèverait sur des restes immortels des victoires immobiles. Et cependant la pierre taillée par ordre de Sésostris ensevelit dès aujourd’hui l’échafaud de Louis XVI sous le poids des siècles. L’heure viendra que l’obélisque du désert retrouvera, sur la place des meurtres, le silence et la solitude de Luxor.


  1. Ce livre a été écrit à Paris, en 1837 et en 1838, et revu en juin 1847.
  2. Marie-Joseph-Louis-Adolphe Thiers (1797-1877), député de 1830 à 1848 ; représentant du peuple du 4 juin 1848 au 2 décembre 1851 ; membre du Corps législatif de 1863 à 1870 ; membre de l’Assemblée nationale de 1871 à 1876 ; député de 1876 à 1877 ; — ministre de l’Intérieur, du 11 octobre au 30 décembre 1832 ; ministre de l’Agriculture et du Commerce, du 31 décembre 1832 au 3 avril 1834 ; de nouveau, ministre de l’Intérieur, du 4 avril 1834 au 22 février 1836 ; ministre des Affaires étrangères et président du Conseil, du 22 février 1836 au 25 août de la même année ; président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, pour la seconde fois, du 1er mars au 28 octobre 1840 ; chef du pouvoir exécutif, du 17 février au 30 août 1871 ; président de la République, du 30 août 1871 au 24 mai 1873.
  3. Voir, dans la préface des Études historiques de Chateaubriand, le tableau des victimes de la Terreur, d’après les six volumes du républicain Prudhomme. 18 923 hommes non nobles, de divers états, 2 231 femmes de laboureurs ou d’artisans et 2 000 enfants furent guillotinés, noyés et fusillés. Dans la Vendée, 15 000 femmes furent tuées et presque toutes étaient des paysannes. Si horribles soient-ils, ces chiffres sont encore très au-dessous de la réalité.
  4. Allusion à un épisode de 1834 dont le château d’un député ministériel fut le théâtre et dont M. Thiers, alors ministre, fut le héros. Le docteur Bonnet de Malherbe, dans ses Notes inédites sur M. Thiers (1888, p. 73), en parle en ces termes : « Un épisode surtout, la fête de Grand-Vaux, au château du comte Vigier, que les journaux appelèrent l’Orgie de Grand-Vaux, fit alors grand bruit. M. Thiers, s’il faut en croire les chroniqueurs du temps, y joua un rôle qui dépassait de beaucoup les gamineries de l’écolier de Marseille, et s’y montra dans une posture qui n’était pas précisément celle dont parlait, avec quelque emphase, un autre ministre, un demi-siècle plus tard. La Quotidienne publia à ce propos un article très piquant et le Charivari n’épargna pas les caricatures. »
  5. M. Thiers avait dit à la tribune, sous la monarchie de Juillet, dans la discussion de la loi contre les associations : « La France a en horreur la République ; quand on lui en parle, elle recule épouvantée ; elle sait que ce gouvernement tourne au sang ou à l’imbécillité. » En 1872, à l’un de ses interlocuteurs qui s’étonne de le voir travailler à établir la République, contrairement aux vœux de l’Assemblée nationale, il dira : « Certainement, je suis pour la République ! Sans la République, qu’est-ce que je serais, moi ? Un bourgeois, Adolphe Thiers ! » Et se vantant d’avoir dirigé le siège de Paris contre la Commune, il concluait, sans manifester la plus légère émotion : « Nous avons enterré en entrant 20 000 cadavres ! » (Memoirs of the live and Correspondance of Henry Reeve, by J.-K. Laughton (Londres, 1898.)
  6. En même temps que Chateaubriand traçait ce portrait de M. Thiers, un autre voyant, Balzac, écrivait dans la Chronique de Paris, à la date du 12 mai 1836 : « M. Thiers a toujours voulu la même chose, il n’a jamais eu qu’une seule pensée, un seul système, un seul but ; tous ses efforts y ont constamment tendu, il a toujours songé à M. Thiers… M. Thiers est une girouette qui, malgré son incessante mobilité, reste sur le même bâtiment. »
  7. Dante, Enfer ch. I. v. 50.
  8. Les Sirènes, filles d’Achéloüs et de Calliope. Elles avaient le corps d’une femme jusqu’à la ceinture, et, au-dessous, la forme d’un poisson.
  9. Ipsi per medias acies, insignibus alis,
    Ingentes animos angusto in pectore versant…
    Hi motus animorum atque hæc certamina tanta
    Pulveris exigui jactu compressa quiescunt.

      (Les Géorgiques, livre iv, vers 82-87.)

  10. La Fayette est mort à Paris le 19 mai 1834. Ayant voulu suivre à pied, déjà souffrant, le convoi du député Dulong, tué en duel par le général Bugeaud, il dut s’aliter en rentrant, et ne se releva plus.
  11. Rivarol, dès les premiers temps de la Révolution, avait trouvé, pour le général La Fayette, le surnom de César-Gille.
  12. Son mandat législatif n’ayant pas été renouvelé en 1824, La Fayette profita de ce repos forcé pour visiter encore une fois l’Amérique : ce dernier voyage dura quatorze mois.
  13. Edward Everett (1794-1865), homme politique et publiciste américain. On a de lui Orations and speeches on various occasions, Boston, 1826-1856, trois volumes in-8o. Il fut élu, en 1858, membre correspondant de l’Institut de France.
  14. M. Dupin aîné.
  15. C’est dans le Moniteur du 22 janvier 1793, mais sous la date de Paris, 21 janvier, que se trouve l’analyse d’Ambroise, opéra-comique, paroles de Monvel, musique de Dalayrac, joué au Théâtre-Italien. « On a demandé les auteurs, dit le Moniteur en terminant ; ils ont paru tous deux. La citoyenne Saint-Aubin y est surtout charmante, et peut-être encore plus charmante qu’à son ordinaire. »
  16. Armand Carrel, né à Rouen le 8 mai 1800, mort à Saint-Mandé le 24 juillet 1836.
  17. Voy., au tome V des Mémoires, pages 445-447 (Livre Premier de la Quatrième Partie).
  18. L’échec de la prise d’armes de 1832 et la captivité de la duchesse de Berry avaient provoqué chez les royalistes des sentiments d’irritation et de douleur que surexcitèrent encore, dans les derniers jours de janvier 1833, l’envoi à Blaye par le gouvernement des docteurs Orfila et Auvity et les commentaires donnés à leur voyage par les feuilles républicaines. Plusieurs duels s’ensuivirent, et il fut un moment question de vider la querelle de parti à parti et par une sorte de combat des Trente. Carrel, à la suite d’un article paru dans le National, accepta une provocation personnelle, et, sur une liste de dix noms, choisit celui de M. Roux-Laborie fils, dont la personne lui était complètement inconnue. Le duel eut lieu le 2 février. L’arme choisie était l’épée ; les deux adversaires furent blessés : M. Roux-Laborie de deux coups dans le bras et dans la main ; Carrel d’un coup dans le ventre, qui mit sa vie en péril.
  19. À la suite d’articles publiés dans leurs deux journaux, le National et la Presse, un duel avait été décidé entre Armand Carrel et Émile de Girardin. Il eut lieu au bois de Vincennes. L’arme choisie était, cette fois, le pistolet. Les deux adversaires furent placés à quarante pas, avec faculté de marcher chacun de dix pas et de tirer à volonté, mode beaucoup plus dangereux que le tir au commandement, à distance ferme, qui se pratique plus volontiers aujourd’hui. Après avoir fait chacun quelques pas, les deux adversaires tirèrent presque en même temps ; Émile de Girardin eut la cuisse traversée et Carrel fut atteint au bas-ventre. Dans la nuit du 24 juillet, il succomba à une péritonite aiguë déterminée par les graves lésions produites par la balle qui avait déchiré les intestins.
  20. L’article de Carrel sur le suicide du jeune et malheureux Sautelet avait paru dans la Revue de Paris en juin 1830 sous ce titre : Une Mort volontaire.
  21. Chateaubriand débarqua à Calais le 8 mai 1800 ; le même jour, 8 mai, Armand Carrel naissait à Rouen.
  22. La gravité de la blessure de Carrel n’ayant pas permis de le transporter à son domicile (il demeurait rue Grange-Batelière, no 7, aujourd’hui no 18), on le déposa chez un de ses anciens camarades de l’École militaire, qui passait alors l’été à Saint-Mandé avec sa mère, M. Adolphe Payra, officier démissionnaire de la garde royale, qui, lui aussi, avait eu plusieurs duels et avait conservé avec Carrel d’amicales relations, bien qu’ils fussent dans deux camps différents : Payra était royaliste ardent.
  23. Reçu du fossoyeur. « J’ai reçu de M. de Chateaubriand la somme de dix-huit francs qui restait due pour le treillage qui entoure la tombe de M. Armand Carrel.

    « Saint-Mandé, ce 21 juin, 1838.

    « Pour acquit : Vaudran ».

    « Reçu de M. de Chateaubriand la somme de vingt francs pour l’entretien du tombeau de M. Carrel à Saint-Mandé.

    « Paris, ce 28 septembre 1839.

    « Pour acquit : Vaudran ».

    (Note de Chateaubriand.)

  24. Tastu (Sabine-Casimir-Amable Voïart, dame), née à Metz, le 31 août 1798, morte à Paris le 10 janvier 1885. Elle a publié avec succès plusieurs recueils de vers, Poésies (1826) ; Chroniques de France (1829) ; Poésies nouvelles (1834) ; Œuvres poétiques (1837). On lui doit de plus un grand nombre de livres d’éducation. — Quelques-unes de ses poésies et en particulier l’Ange gardien, le Dernier jour de l’année, les Feuilles de Saule, sont d’une heureuse inspiration et méritent de vivre. Voir l’Appendice no IV : Mme Tastu et les Mémoires d’Outre-Tombe.
  25. Louise Labé, surnommée la belle Cordière (1526-1566). Fille d’un riche marchand de Lyon, Charly, dit Labé, elle fut formée aux lettres et aux arts, apprit la musique, l’espagnol, le latin et le grec. La passion des aventures chevaleresques l’arracha à l’étude, et, à l’âge de seize ans, elle était au siège de Perpignan, où on lui donna le surnom de Capitaine Loys. La campagne finie, elle revint à Lyon, éprise d’un jeune chevalier qui devint l’objet de ses vers. Elle le perdit bientôt, et épousa Ennemond Perrin, riche marchand cordier. Sa maison devint le rendez-vous des gentilshommes, des artistes et des poètes. Ses Sonnets et ses Élégies l’ont mise au premier rang des femmes poètes du xvie siècle.
  26. Marguerite de Navarre (1492-1549), sœur de François Ier et femme de Henri d’Albret, roi de Navarre. — Marguerite de France (1553-1615), fille de Henri II et de Catherine de Médicis. Elle fut la première femme de Henri IV, qui l’avait épousée en 1572, six jours avant la Saint-Barthélémy, et qui, lorsqu’il fut devenu roi de France, sollicita du pape Clément VIII et obtint l’annulation de ce mariage (1599).
  27. Voyez au tome Ier, p. 33 (Livre Premier de la Première Partie).
  28. Bourdic-Viot (Marie-Anne-Henriette Payan de l’Étang de), 1746-1802, mariée trois fois : la première fois, au marquis d’Antremont, puis au baron de Bourdic, et enfin à M. Viot, administrateur des domaines. Déjà connue par plusieurs pièces insérées dans l’Almanach des Muses, elle dut un moment une véritable célébrité à son ode sur le Silence, longtemps considérée, au xviiie siècle, comme un chef-d’œuvre, où les critiques du temps s’accordèrent à trouver « des pensées sublimes ».
  29. Madame Hortense Allart de Méritens, née à Milan en 1801, morte à Montlhéry le 28 février 1879, débuta à vingt ans par un roman remarqué, la Conjuration d’Amboise, auquel succédèrent Sextus ou le Romain des Maremmes, l’Indienne, Settimia, etc. En 1873 et 1874, sous le pseudonyme de « Madame Prudence de Saman » et sous le titre de « les Enchantements de Prudence » — les Nouveaux et les Derniers Enchantements de Prudence — elle a publié des confidences érotiques, une autobiographie romanesque, où elle mêle à ses aventures Chateaubriand, Lamennais, Béranger et vingt autres. Sainte-Beuve, qui avait eu communication du manuscrit, a longuement remué cette vase pour en faire rejaillir les éclaboussures sur le visage de Chateaubriand. Le célèbre critique s’est livré à cette besogne avec une telle ardeur, une telle joie, que Mme Hortense Allart n’eut été que juste en donnant pour titre à son livre les Enchantements de Sainte-Beuve.
  30. Waldor (Mélanie Villenave, dame), née à Nantes en 1796, morte le 11 octobre 1871. Elle a composé quelques volumes de vers, dont le principal, paru en 1835, a pour titre : Poésies du cœur. Comme romancière, elle a publié André le Vendéen (1843), le Moulin en deuil (1849), etc.
  31. Desbordes-Valmore (Marceline-Josèphe-Félicité Desbordes, dame), née à Douai le 20 juin 1786, morte à Paris le 23 juillet 1859. Elle avait débuté, non sans succès, à l’Opéra-Comique, qu’elle quitta au moment de son mariage avec l’acteur Valmore. Poète aimable, tendre et passionné, elle a réussi surtout dans l’idylle, la romance et l’élégie. La postérité recueillera peut-être quelques-unes des pièces de ses nombreux recueils : Élégies et romances (1818) ; Élégies et poésies nouvelles (1824) ; les Pleurs (1833) ; Pauvres fleurs (1839) ; Bouquets et prières (1843).
  32. Ségalas (Anaïs Ménard, dame), née à Paris, le 24 septembre 1814. Elle avait débuté à dix-sept ans par les Algériennes (1831). Vinrent ensuite les Oiseaux de passage (1836), Poésies (1844), Enfantines, poésies à ma fille (1844), la Femme (1847), Nos bons Parisiens (1865), etc. À ces recueils de poésie se vinrent ajouter de nombreux romans : les Mystères de la maison (1865) ; les Magiciennes d’aujourd’hui (1869) ; la Vie de feu (1875) ; les Mariages dangereux (1878), etc. Mme Anaïs Ségalas a de plus donné au théâtre des comédies, des vaudevilles et des drames. Elle restera surtout comme l’auteur des Enfantines ; ce recueil n’a pas eu moins de dix éditions.
  33. Colet (Louise Révoil, dame), née à Aix le 15 août 1815, morte à Paris, le 7 mars 1876. Son premier recueil, Fleurs du Midi, parut en 1836, accompagné de deux lettres bienveillantes de Chateaubriand. De 1839 à 1854, elle obtint, quatre fois, le prix de poésie à l’Académie française. De 1836 à sa mort, elle n’a cessé d’écrire en vers et en prose. La liste seule de ses ouvrages — poésies, romans, essais dramatiques, voyages, histoire, politique — déborderait le cadre de ces notes. Mme Colet, née Révoil a d’ailleurs mêlé le roman à sa vie dans de telles proportions que le mieux est de faire sur elle le silence.
  34. Élisa Mercœur, née à Nantes le 24 juin 1809. La première édition de ses Poésies, publiée en 1827, lui valut les éloges de Chateaubriand et ceux de Lamartine, qui disait : « Cette petite fille nous effacera tous tant que nous sommes ». La duchesse de Berry lui obtint une pension de 300 francs, et bientôt M. de Martignac lui en fit donner une autre de 1 200. La Révolution de Juillet lui ayant fait perdre une partie de ces modestes pensions, elle écrivit, pour vivre et faire vivre sa mère, des nouvelles en prose, qui ne purent la tirer de la misère. Elle mourut à Paris le 7 janvier 1835. Ses Œuvres complètes ont été réunies et publiées par les soins de sa mère, en trois volumes in-8o (1843). — En 1827, Élisa Mercœur avait adressé à Chateaubriand une pièce de vers, où elle lui disait :

    Mais toi, chantre sublime, à la voix immortelle,
    Demain, si tu l’entends, la mienne qui t’appelle
    Aura des sons plus purs que ses chants d’aujourd’hui.
      Ainsi l’on voit le faible lierre
      Mourir lorsqu’il est sans appui :
    Si le chêne lui prête un rameau tutélaire
    Il s’attache, il s’élance, il s’élève avec lui

    Chateaubriand répondit par la lettre suivante :

    « Paris, le 18 juillet 1827,

    « Si la célébrité, Mademoiselle, est quelque chose de désirable, on peut la promettre sans crainte de se tromper à l’auteur de ces vers charmants :

    Mais il est des moments où la harpe repose,
    Où l’inspiration sommeille au fond du cœur.

    « Puissiez-vous seulement, Mademoiselle, ne regretter jamais cet oubli, contre lequel réclament votre talent et votre jeunesse.

    « Je vous remercie, Mademoiselle, de votre confiance et de vos éloges. Je ne mérite pas les derniers. Je tâcherai de ne pas tromper la première ; mais je suis un mauvais appui. Le chêne est bien vieux ; et il s’est si mal défendu des tempêtes, qu’il ne peut offrir d’abri à personne.

    « Agréez de nouveau, je vous prie, Mademoiselle, mes remerciements et les respectueux hommages que j’ai l’honneur de vous offrir. « Chateaubriand. »
  35. Maria-Félicita Garcia, fille du compositeur et chanteur espagnol Manuel Garcia, née à Paris en 1808. Elle avait débuté en 1825 à l’Opéra italien de Londres. L’année suivante, à New-York, elle épousa un banquier, M. Malibran, dont elle devait immortaliser le nom, mais dont elle fut presque aussitôt obligée de se séparer. Le 12 janvier 1828, elle se fit entendre pour la première fois à Paris. Son succès fut prodigieux. Réunissant les deux voix de soprano et de contralto, cantatrice incomparable, Mme Malibran était peut-être plus admirable encore comme tragédienne. Elle venait de se remarier avec le violoniste Blériot (30 mars 1836), lorsqu’elle mourut, moins de six mois après, le 26 septembre, à Manchester, des suites d’une chute de cheval qu’elle avait faite à Londres quelques jours auparavant. Sa mort était donc toute récente, quand Chateaubriand lui consacrait ce souvenir.
  36. Sand (Amantine-Lucile-Aurore Dupin, dame Dudevant, connue sous le nom de George), née à Paris le 5 juillet 1804, morte à Nohant le 7 juin 1876.
  37. Dans un article sur l’Oberman de M. de Sénancour. Revue des Deux-Mondes, du 15 juin 1833.
  38. Lélia, parut au mois de septembre 1833.
  39. Octobre 1834.
  40. Rêveries du promeneur solitaire.
  41. Indiana, le premier roman de George Sand, avait paru au mois de septembre 1832. Deux mois après paraissait Valentine.
  42. Énéide, livre IV, vers 625.
  43. Lucien, Dialogue des Courtisanes, VII. Ch.
  44. Le prince de Talleyrand est mort à Paris le 17 mai 1838.
  45. M. de Maubreuil était un bandit de haut vol, qui avait fait main basse, en 1814, sur les diamants de la reine de Westphalie, femme du roi Jérôme, à la maison de laquelle il avait été autrefois attaché. Il tenait le prince de Talleyrand pour le principal auteur des poursuites dont il avait été l’objet, à l’occasion de ce rapt de diamants. Le 20 janvier 1827, échappant à la surveillance de la police, il s’était rendu à Saint-Denis pendant la célébration de l’anniversaire de la mort de Louis XVI, et là, en pleine solennité, il avait frappé M. de Talleyrand au visage et l’avait renversé par terre. Traduit, pour ce fait, en police correctionnelle, il fut condamné ; mais l’affaire fit un bruit terrible, que ne manquèrent pas de grossir encore les innombrables ennemis de Talleyrand.
  46. Discours du prince de Talleyrand contre le crédit de 100 millions demandé pour la guerre d’Espagne (mars 1823).
  47. Montesquiou-Fezensac (Élisabeth-Pierre, comte de), pair de France, né à Paris le 30 septembre 1764, mort à Bessé-sur-Braye (Sarthe) le 4 août 1834. Il avait été président du Corps législatif en 1810, 1811 et 1813. Créé comte de l’Empire en 1809, il avait été, l’année suivante, nommé grand chambellan de France à la place de Talleyrand.
  48. La Rochefoucauld (Ambroise-Polycarpe de), duc de Doudeauville (1765-1841) ; directeur général des postes (1822-1824), ministre de la maison du roi (1824-1827). Appelé le 4 juin 1814, à faire partie de la Chambre des pairs, il s’en était retiré le 9 janvier 1831.
  49. Lacuée (Jean-Girard), comte de Cessac (1752-1841). Il avait été sous Napoléon, inspecteur général aux revues (1806), ministre d’État (1807), et, de 1810 à 1813, ministre de l’administration de la guerre. Il était membre de l’Académie française.
  50. Sur les colères de Napoléon contre Talleyrand à l’occasion de la guerre d’Espagne, on trouve un bien curieux témoignage dans les Souvenirs du comte Rœderer. Celui-ci raconte une conversation qu’il eut avec l’Empereur, à l’Élysée, le 6 mars 1809. Le sujet de la conversation était le roi Joseph qui, de Madrid, dans des lettres à sa femme et à Napoléon, se plaignait de son frère et menaçait de quitter là le trône d’Espagne pour aller planter ses choux à Mortefontaine. Napoléon, dans ce tête-à-tête avec Rœderer, se promenait de long en large, s’animait par degrés, en parlant du contenu de ces lettres : « Il y dit qu’il veut aller à Mortefontaine, plutôt que de rester dans un pays acheté par du sang injustement répandu… Et qu’est-ce donc que Mortefontaine ? C’est le prix du sang que j’ai versé en Italie. Le tient-il de son père ? Le tient-il de ses travaux ? Il le tient de moi. Oui, j’ai versé du sang, mais c’est le sang de mes ennemis, des ennemis de la France. Lui convient-il de parler leur langage ? Veut-il faire comme Talleyrand ? Talleyrand ! Je l’ai couvert d’honneurs, de richesses, de diamants. Il a employé tout cela contre moi. Il m’a trahi autant qu’il le pouvait, à la première occasion qu’il a eue de le faire… Il a dit, pendant mon absence (pendant la campagne d’Espagne) qu’il s’était mis à mes genoux pour empêcher l’affaire d’Espagne, et il me tourmentait depuis deux ans pour l’entreprendre ! Il me soutenait qu’il ne me faudrait que vingt mille hommes : il m’a donné vingt mémoires pour le prouver. C’est la même conduite que pour l’affaire du duc d’Enghien ; moi, je ne le connaissais pas : c’est Talleyrand qui me l’a fait connaître (l’Empereur prononce toujours Taillerand). Je ne savais pas où il était (l’Empereur s’arrêta devant moi). C’est lui qui m’a fait connaître l’endroit où il était, et après m’avoir conseillé sa mort, il en a gémi avec toutes ses connaissances (l’Empereur se remet à marcher, et, d’un ton calme, après un moment de silence)… Je ne lui ferai aucun mal, je lui conserve ses places ; j’ai même pour lui les sentiments que j’ai eus autrefois ; mais je lui ai retiré le droit d’entrer à toute heure dans mon cabinet. Jamais il n’aura d’entretien particulier avec moi ; il ne pourra plus dire qu’il m’a conseillé ou déconseillé une chose ou une autre… »
  51. Voir, au tome II des Mémoires, p. 446-447 (Livre III de la Deuxième Partie).
  52. La sévérité de Chateaubriand à l’endroit de Talleyrand ne me semble pas justifiée, en ce qui concerne la conduite du célèbre diplomate au Congrès de Vienne. — Voir l’Appendice no V : le Prince de Talleyrand et les traités de Vienne.
  53. Talleyrand fut nommé ministre des relations extérieures, le 16 juillet 1797, en remplacement, de Charles Delacroix, père de l’illustre peintre Eugène Delacroix.
  54. Ici encore Chateaubriand pourrait bien avoir outré la sévérité. Sainte-Beuve, excellent juge en ces questions de talent et de style, quand la passion ne l’égare pas, dit dans ses Nouveaux Lundis (tome II, page 33) : « On a beaucoup dit que M. de Talleyrand ne faisait point lui-même les écrits qu’il signait, que c’était tantôt Panchaud pour les finances, Desrenaudes pour l’instruction publique, d’Hauterive ou La Besnardière pour la politique, qui étaient ses rédacteurs. En convenant qu’il doit y avoir du vrai, gardons-nous pourtant de nous faire un Talleyrand plus paresseux et moins lui-même qu’il ne l’était : il me paraît, à moi, tout à fait certain que les deux Mémoires lus à l’Institut en l’an V, si pleins de hautes vues finement exprimées, sont et ne peuvent être que du même esprit, j’allais dire de la même plume qui, plus de quarante ans après, dans un discours académique final, dans l’Éloge de Reinhard, traçait le triple portrait idéal du parfait ministre des affaires étrangères, du parfait directeur ou chef de division, du parfait consul ; et cette plume ne peut être que celle de M. de Talleyrand, quand il se soignait et se châtiait. » — Le jour où cet Éloge fut prononcé à l’Académie des sciences morales et politiques, lorsque la lecture fut terminée, et que chacun en sortant exprimait son admiration à sa manière, Victor Cousin s’écriait en gesticulant : « C’est du meilleur Voltaire ! » L’éloge, certes, était singulièrement exagéré ; ce qui est vrai, c’est qu’on a de Talleyrand des lettres d’une vivacité, d’une grâce toute spirituelle et voltairienne ; c’est que dans ses Mémoires mêmes, encore bien qu’ils aient singulièrement déçu l’attente des lecteurs, on trouve plus d’une page écrite d’une plume heureuse et facile.
  55. Après la Révolution de Juillet, Talleyrand accepta du nouveau gouvernement l’ambassade de Londres (septembre 1830) ; il demanda son rappel le 13 novembre 1834.
  56. Le comte Charles-Frédéric Reinhard, ancien chef de division au ministère des affaires étrangères, dont Talleyrand prononça l’éloge à l’Institut, était né, le 2 octobre 1761, à Schorndorf, en Wurtemberg.
  57. La lecture de l’Éloge de Reinhard fut pour M. de Talleyrand, selon le mot de Sainte-Beuve, sa représentation d’Irène. C’était le 3 mars 1838. La salle était comble. M. Mignet, secrétaire perpétuel, alla à sa rencontre dans la pièce qui précédait celle des séances. Le prince (il était alors dans sa 85e année) n’avait pu monter à pied l’escalier ; il avait été porté par deux domestiques en livrée. Quand il fit son entrée dans la salle, appuyé sur le bras de M. Mignet et sur sa béquille, tous les assistants étaient debout. Son discours, prononcé d’une voix très forte, fut fréquemment interrompu par les applaudissements. La lecture faite (et ce fut là toute la séance, une petite demi-heure en tout), l’enthousiasme n’eut pas de bornes. « Le prince, dit Sainte-Beuve (Nouveaux Lundis, t. VI, p. 110), eut à passer, au retour, entre une double haie de fronts qui s’inclinaient avec un redoublement de révérence ».
  58. Le prince de Talleyrand ainsi qu’il est dit plus haut, mourut le 17 mai 1838, à trois heures trente-cinq minutes après midi ; il était né le 2 février 1754 et avait par conséquent 84 ans, 3 mois et 15 jours. Il fut assisté dans sa dernière maladie par l’abbé Dupanloup, le futur évêque d’Orléans, qui a écrit lui-même le récit des derniers moments du prince. Le matin du 17 mai, M. de Talleyrand avait signé sa rétractation et une lettre au pape ; quelques heures après, arriva l’abbé Dupanloup. À une parole de l’abbé, lui disant que Monseigneur de Quélen serait heureux de donner sa vie pour lui, il se souleva un peu, et d’une voix très distincte : « Dites-lui qu’il a un bien meilleur usage à en faire. — Prince, continua l’abbé, vous avez donné ce matin à l’Église une grande consolation ; maintenant, je viens au nom de l’Église vous offrir les dernières consolations de la foi, les derniers secours de la religion. Vous vous êtes réconcilié avec l’Église catholique que vous aviez offensée ; le moment est venu de vous réconcilier avec Dieu par un nouvel aveu et par un repentir sincère de toutes les fautes de votre vie. » — « Alors, nous laissons ici parler l’abbé Dupanloup, — il fit un mouvement pour s’avancer vers moi ; je m’approchai, et aussitôt ses deux mains saisissant les miennes, et les pressant avec une force et une émotion extraordinaires, il ne les quitta plus pendant tout le temps que dura sa confession ; j’eus même besoin d’un grand effort pour dégager ma main des siennes, quand le moment de lui donner l’absolution fut venu. Il la reçut avec une humilité, un attendrissement, une foi, qui me firent verser des larmes. »

    Il reçut de même l’extrême-onction en pleine connaissance. Puis, l’abbé Dupanloup, agenouillé près de lui, récita les litanies des saints. Quand il fut arrivé aux invocations des martyrs, et qu’il prononça le nom de saint Maurice, patron de M. de Talleyrand, on vit le prince s’incliner, et son regard chercher celui de l’abbé Dupanloup, pour témoigner qu’il s’unissait à ces prières. Vers trois heures, voyant l’heure suprême venir, l’abbé Dupanloup commença les prières des agonisants. Le malade paraissait s’y unir encore si visiblement, qu’un des assistants en fit la remarque : « Monsieur l’abbé, voyez comme il prie ! » On le voyait en effet, les yeux tantôt ouverts, tantôt abaissés, suivre avec les signes d’une parfaite intelligence tout ce qui se passait autour de lui. Enfin les forces lui manquèrent tout à coup et ses lèvres se fermèrent pour jamais. — L’abbé Dupanloup achève en ces termes son récit : « Dieu voit le secret des cœurs : mais je lui demande de donner à ceux qui ont cru pouvoir douter de la sincérité de M. de Talleyrand, je demande pour eux, à l’heure de la mort, les sentiments que j’ai vus dans M. de Talleyrand mourant, et dont le souvenir ne s’effacera jamais de ma mémoire. » (Vie de Monseigneur Dupanloup, par M. l’abbé F. Lagrange, tome I, chapitre xiv et xv.)

  59. Le vicomte Édouard Walsh. Il était, depuis le 25 septembre 1835, directeur de la Mode, la plus vive des feuilles royalistes, publiée sous le patronage de la duchesse de Berry. M. Édouard Walsh était le fils du vicomte Joseph Walsh, l’auteur des Lettres Vendéennes (1825), du Fratricide ou Gilles de Bretagne (1827), du Tableau poétique des Fêtes chrétiennes (1836), des Journées mémorables de la Révolution française (1839-1840). des Souvenirs de Cinquante ans (1844), etc.
  60. Charles X mourut, à Goritz, le 6 novembre 1836, d’une attaque de choléra, dont il avait senti les premières atteintes deux jours auparavant, le 4 novembre, jour de la Saint-Charles. Le médecin avait demandé qu’on éloignât ses petits enfants, à cause des dangers de la maladie, mais le duc de Bordeaux déclara qu’aucune considération ne l’empêcherait de suivre le mouvement de son cœur, et Mademoiselle fit la même réponse que son frère. Le Roi les embrassa avec tendresse, et étendit sa main sur leur tête : — « Que Dieu vous protège, mes enfants ! leur dit-il ; marchez devant lui dans les voies de la justice… Ne m’oubliez pas… Priez quelquefois pour moi ! »

    Le cardinal de Latil et le docteur Bougon, qui s’étaient rencontrés au chevet du duc de Berry dans la nuit du 13 février 1820, se retrouvaient, dans la nuit du 6 novembre 1836, au chevet de Charles X. On avait dressé à la hâte un autel près de son lit pour y célébrer la messe. Elle fut dite par l’évêque d’Hermopolis, Mgr de Frayssinous. À la fin de la messe, le Roi se recueillit un instant, il pria pour la France et la bénit ; et comme l’Évêque l’exhortait à pardonner, dans cet instant suprême, à ceux qui lui avaient fait tant de mal : — « Je leur ai pardonné depuis longtemps, répondit-il ; je leur pardonne encore dans cet instant de grand cœur : que le Seigneur leur fasse miséricorde à eux et à moi ! »

    À une heure du matin, le 6 novembre, M. Bougon annonça que le Roi n’avait plus que quelques instants à vivre. Tout le monde tomba à genoux ; M. le Dauphin (le duc d’Angoulême) avait la tête penchée vers son père. Demeurée seule debout aux pieds du Roi, les mains jointes, Madame la Dauphine semblait présider à cette scène de douleur. À une heure et demie, M. Bougon fit un signe au duc de Blacas, qui se pencha vers le Dauphin et lui dit quelques mots à voix basse. Alors ce prince ferma avec respect les yeux de son père, et les sanglots de Madame la Dauphine, éclatant tout à coup au milieu du silence de mort qui régnait dans la salle, annoncèrent que tout était fini. (Alfred Nettement, Histoire de quinze ans d’exil, tome II, p. 96 et suiv.)