Nègres et Négriers/3

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Éditions des portiques (p. 79-99).

III. — LES NÉGRIERS

LES RAZZIAS

Comme s’il n’avait pas suffi, dans l’Afrique sanglante, des effroyables hécatombes de la guerre et des coutumes funéraires pour décimer les populations, la traite humaine allait y ajouter ses ravages, et quels ravages ! Pour une sonnette, pour un miroir, pour une demi-aune d’étoffe, les hommes vendent leurs femmes et leurs enfants. Le P. Cavazzi rapporte qu’un Congolais était au désespoir de n’avoir plus personne à vendre, ayant mis à l’encan, frères, sœurs, enfants, père et mère. Et il en était encore ainsi au milieu du dix-neuvième siècle, au rapport de Bouët-Willaumez qui fut témoin de la vente d’une jeune fille par sa propre mère !

Pour se procurer de l’eau-de-vie ou des étoffes d’Europe, des tribus se livrent bataille, des courtiers en canots bien armés remontent les rivières, en quête de gibier humain. Gare aux enfants postés dans les champs de riz pour chasser les oiseaux, aux passants qui s’aventurent dans les forêts, dans les savanes où l’herbe est haute ou, la nuit, dans les sentiers qui relient les villages. Les libates, les slatis, en un mot les marchands de chair humaine sont en embuscade.

Des courtiers mulâtres de Gorée ayant demandé des esclaves au roi de Joal, des détachements d’une douzaine d’hommes, un mousquet pendant à la selle et un arc sur le dos, furent envoyés, de nuit, dans différents villages qui relevaient de lui. Le Suédois Wadstrom assista au retour de la razzia. Le spectacle était navrant : « Des hommes succomboient à la plus grande tristesse. Les femmes exhaloient leur désespoir en pleurs et en gémissemens. Les enfans, saisis d’effroi, pressoient le sein de leur mère, dont ils ne vouloient pas se détacher ; leurs petits yeux étoient tellement gonflés de larmes, qu’ils ne pouvoient plus pleurer. Les soldats, pour montrer leur joie dans cette occasion, ne cessoient de battre sur de gros tambours. Réunissant les cris de désespoir des uns et les éclats de joie des autres aux instrumens les plus bruyans, l’on se formera à peine une idée de la scène la plus infernale dont j’aie jamais été témoin. »

Dans le Benguéla, rapporte le P. Cavazzi, les Bembis rassemblent leurs troupeaux et les poussent du côté où ils savent que vient l’ennemi. Les animaux épouvantés se dispersent de tous côtés, tandis que leurs maîtres se couchent, l’arme au poing, dans les grandes herbes ou les halliers. Quand l’ennemi, rompant ses rangs, se met à la poursuite du bétail, les Bembis surgissent de leurs embuscades et bientôt de nombreux prisonniers seront vendus comme esclaves aux Européens.

L’intérieur du continent noir, lui-même, se vidait. À Galam sur le Sénégal, à Baraconda sur la Gambie, à l’embouchure de la Volta, au Bénin, au Gabon et au Congo, des chaînes de captifs arrivaient après soixante à quatre-vingts journées de marche, vers la fin du dix-huitième siècle. Et c’était après trois mois de cheminement que les caravanes d’esclaves du Kordofan et du Darfour parvenaient à Siout, sur le Nil, pour être dirigées de là sur l’Yémen et la Perse.

Une file d’esclaves offre un aspect lamentable d’animaux sous le joug. Une fourche de bois de huit à neuf pieds est rivée par une cheville de fer au cou des malheureux. La queue repose sur l’épaule des nègres qui les précèdent, et ainsi de l’un à l’autre jusqu’à l’esclave de tête dont l’extrémité de la fourche est portée par un des geôliers. La nuit, les bras de chaque esclave sont attachés sur la queue de sa cangue, qu’on appelle le bois mayombé. Les geôliers, généralement des Kroumanes dans le Nord, des Cabindes dans le Sud, sont armés jusqu’aux dents. Au nombre de quatre par section de trente captifs, ils ont à maintenir l’ordre et à empêcher les fuites parmi une troupe de gens vigoureux, captifs enlevés de force, prisonniers de droit commun, assassins et sorciers.

Défiez-vous, pauvres nègres, d’une invitation à boire chez un blanc. D’un coup d’œil, il jugera si vous êtes « pièces d’Inde », et alors, le cajoleur qui vous a amenés, sautera sur vous, avec ses aides et vous poignera. L’invité ne sera plus qu’un esclave.

BOMBES, TRONCS ou BARRACONS À ESCLAVES

Les malheureux captifs vont s’entasser dans les « salles de putréfaction » que sont les bombes, troncs ou barracons, en un mot les magasins à esclaves. Les postes de traite en Afrique forment tout un village autour des quibangas, maisons fortes, isolées du sol par un échafaud de gros baliveaux, et meublées à l’intérieur avec un confort européen. Une galerie forme balcon, où des espingoles passent leur gueule. Les dépendances comprennent la case des marchandises, la case des officiers, la case du chirurgien, la case à eau-de-vie, le poulailler, la cuisine, la forge, l’infirmerie, l’étable et la prison, enfin un jardin potager.

Les domestiques employés dans notre comptoir de Whydah, au temps de Labarthe, étaient un garde-magasin, deux courtiers, un portier, six tagonniers rouleurs d’eau, une blanchisseuse ou pileuse, un tronqué et un batteur de gongon pour annoncer l’ouverture et la fermeture de la traite. Quand un stationnaire était attaché au comptoir, comme au Sénégal, il était en grande partie monté de nègres, laptots ou matelots, gourmets ou timoniers et rapasses ou mousses, auxquels commandait en français le maître de langue : c’était le maître d’équipage. Tous ces employés étaient payés « en toques, en ancres d’eau-de-vie et en galines de bouges ». Les bouges étaient des coquillages des Maldives appelés cauris ; la galine équivalait à cinq toques ou deux cents cauris ou dix sols ; l’ancre, à une douzaine de pots de vingt-cinq bouteilles.

Le comptoir est abondamment garni en marchandises de troc, en eau-de-vie surtout, qui fait fureur parmi les nègres. Au Dahomey, ont cours les chapeaux à la mousquetaire, les pièces de toile de Guingamp, les mouchoirs de Cholet, les soieries de Damas, les étoffes Siamoises, les manteaux de drap rouge ou bleu, les fusils boucaniers et les pierres à fusil, les briquets, les couteaux flamands. À Cabinda, ce sont les toiles peintes, le corail, les dentelles. À Loanda, les Hollandais envoyent des étoffes de Harlem, des toiles de Silésie, des tapis de Turquie, des serges noires… Et qu’on ne s’avise pas de remettre aux nègres des étoffes d’une mauvaise teinture, car ils ont tôt fait de l’éprouver avec du jus de citron.

Avant que retentisse le gongon qui annonce la vente, il faut offrir au roi indigène, comme pourboire, une cave d’eau-de-vie, ainsi qu’à ses ministres, au capitaine de ses gardes et au capitaine de l’eau ; il est un autre cadeau dont se pare le roi de Cabinda, « une robe de chambre de satin doublée d’un taffetas à flammes ».

MARCHÉ D’ESCLAVES

C’est aux dents qu’un maquignon reconnaît l’âge d’un cheval. Or, voyez le marché d’esclaves — figuré dans le Commerce d’Amérique par Marseille. Le maquignon, pour savoir si un malheureux nègre est pièce d’Inde, c’est-à-dire si son âge, de seize à trente ans, le rend propre à être vendu aux Indes, scrute les aisselles, l’aine, fait jouer les articulations, examine le sujet de la tête aux pieds. Deux négrillons comptent pour une pièce d’Inde, et trois jeunes négresses pour deux.

« Les Français sont souvent dupes dans l’examen qu’ils en font. Ils se fient trop facilement au rapport des interprètes, et leur inclination, naturellement compatissante, s’oppose à des perquisitions qui choquent la bienséance et font souffrir l’humanité. Heureuse timidité, que je n’ai garde de blâmer ; elle fait trop d’honneur à la nation dans la cruelle nécessité où elle est de faire un si étrange commerce. Les Portugais, les Anglais, les Hollandais, dans la visite qu’ils font de leurs esclaves, n’oublient aucune partie de leur corps, ni aucune attitude dont ils sont susceptibles ; ils les remuent avec violence ; ils les font courir, sauter, crier. Ils n’ont pas honte de s’abaisser jusqu’à leur lécher la peau pour découvrir par le goût de la sueur s’ils n’ont pas contracté certaines maladies. » Mais les vendeurs ont souvent dopé leur triste marchandise, en la frottant d’huile de palmier.

Un œil expérimenté ne s’y trompait pas. Un nègre, aux muscles saillants, à la peau luisante, d’excellente santé, semblait-il, était rebuté, en 1826, par un facteur de Bangalang. — Sans valeur, avait dit le marchand. Et de fait, quelques jours plus tard, le nègre n’était plus qu’une pauvre loque paralysée. On l’avait gonflé au moyen de drogues lors de la vente et, pour donner à sa peau de l’éclat, on l’avait fait transpirer à l’aide de poudre et de jus de citron.

Le marché conclu, les esclaves sont estampés au fer rouge, du sceau, des armes ou des initiales de la Compagnie ou des négriers. Chaque nation a une place d’élection, gras du bras, estomac, joue, où tracer en relief sa marque de propriété. On bat la cloche de fer qu’est le gongon pour avertir les courtiers que la paie va commencer. S’ils ont sollicité une avance, garantie par un otage, par un fils de terre, et qu’ils laissent protester cette lettre de change, le fils de terre prend comme esclave la route de l’Amérique.


« PAQUET » OU PRIX D’UN ESCLAVE

Qu’il est loin, le temps d’Henri le Navigateur, où les Portugais obtenaient une quinzaine de nègres pour un cheval et une négresse pour un plat de barbier ! Au seizième siècle, un noir ne se vend encore que dix ducats au Congo et, au dix-septième siècle, vingt écus à Benguéla. Vers 1750, le prix est d’environ trente pistoles ; et à la fin du dix-huitième siècle, il monte à cent cinquante barres de fer, soit à quinze livres sterling. C’est que les frais augmentent pour les marchands de chair humaine. Il faut se pourvoir au loin, payer les frais des caravanes, les droits de passage et d’étal, verser une bienvenue au Mafouc qui préside à la traite congolaise.

Au temps où négociait le capitaine Degrandpré, en 1786, le prix d’un esclave atteignait cinq cents francs, payés en pièces d’étoffes (guinée indienne, nicanée, bajutapeau rouge et bleue de Hollande), fusils, eau-de-vie et baril de poudre. Et c’est sensiblement de même que se payait, en 1816, un noir du Congo. Au milieu du siècle dernier, son prix était d’un fusil, d’un sabre dit manchette, d’un baril de poudre, de seize bouteilles de rhum et d’autant de pièces d’étoffe. De-ci, de-là, un rasoir, une paire de ciseaux, des assiettes, des bagatelles grossissaient le paquet, ainsi appelait-on l’achat des nègres.

Pour combattre la nostalgie et le marasme qui les enlèvent, leurs satellites, les barraconniers les font sortir deux fois par jour et les contraignent à s’asseoir, enchaînés, au milieu de la cour du tronc. L’un d’eux entonne un chant africain et frappe des mains en mesure : malheur à l’esclave qui ne l’imite pas. Le fouet siffle au-dessus du cercle de chair humaine et lui imprime par la terreur l’obligation de se livrer au rire et à la joie. Ce rire, si nécessaire à la santé, le barraconnier l’obtiendra par la pitrerie, en se livrant à des contorsions de vieux singe peinturluré de blanc et de jaune.

Alerta ! la nuit venue, des factionnaires blancs et noirs se répondent et marquent leur garde vigilante autour du barracon. C’est l’instant où les esclaves se suicident, les nègres de Cormentin notamment, en avalant leur langue, d’autres, en mangeant de la terre et en amenant ainsi chez eux un état de langueur qui les conduira au tombeau. Ils ont peur. Un noir ne prétendait-il pas au docteur Isert qu’avec les os de ses congénères, nous fabriquions de la poudre, et des souliers avec leur peau !

« La nuit est pour eux une nuit de larmes et de désespoir, écrivait Degrandpré dont la chambre était au-dessus de la bombe. Le plancher n’étant pas épais, souvent je me suis réveillé au bruit de leurs soupirs. Quelques-uns m’ont assuré depuis, qu’ils avaient cru toucher à leurs derniers instants et qu’ils s’étaient attendus à être mangés le lendemain, aussitôt rendus au vaisseau. Les femmes se consolent plus facilement. Jusque dans ces cruels moments, elles s’attendent à plaire. »

Chaque esclave porte au cou son numéro, gravé sur une feuille de plomb ou sur du bois et, en sautoir, une cuiller. Une pipe, un paquet de tabac, une cuiller et un numéro, voilà tout ce qui couvre sa nudité. Hommes et femmes, tous sont à l’état de nature quand ils quittent le rivage natal.

Une gravure du Commerce de l’Amérique par Marseille figure de façon saisissante la scène de l’embarquement. Sur la plage se lamentent des gens, cependant que le malheureux esclave est emmené en canot vers le négrier. Il manque au tableau le féticheur, qui aujourd’hui encore, à la Côte d’Ivoire, cherche, par des incantations, à calmer le démon de la barre, au moment où la pirogue aborde la redoutable lame.

UN NAVIRE NÉGRIER

Au-delà de la barre, se balançait la coque aiguë d’un navire racé comme un cheval de course, aux lignes fines et aux mâts effilés, afin de réaliser une marche supérieure et d’abréger le temps d’une navigation où les passagers étaient en surnombre et les provisions à l’étroit. D’Espagne et de Portugal, de France, d’Angleterre et de Hollande, les négriers affluaient. Le seul port de Liverpool, en la seule année 1753, en arma cent un, tandis que de tout le règne de Louis XV, le port de France qui arma le plus de négriers, Nantes, n’enregistra pas plus de 787 départs. C’est que les besoins des colonies anglaises, des Antilles comme de la Nouvelle-Angleterre, étaient beaucoup plus considérables que les nôtres ; la seule Barbade nécessitait l’importation annuelle de cinq mille nègres, pour maintenir à un effectif de soixante-dix mille la main-d’œuvre nécessaire à la culture de l’île.

De la taille d’une modeste goélette, le négrier n’a pas cent pieds de franc-tillac et rarement deux cents tonneaux. De tous les bâtiments nantais qui armèrent au cours du dix-huitième siècle, quatre, pas davantage, dépassèrent quatre cents tonneaux.

L’abbé Raynal en donne la raison. Dans les premiers temps de la traite, au dix-septième siècle encore, les régions voisines de la côte fournissaient en deux ou trois semaines les éléments d’une grosse cargaison, où tous les esclaves parlaient la même langue et se sentaient moins dépaysés. Au lieu qu’au dix-huitième siècle, il était difficile de se procurer en un mois plus d’une centaine de nègres, amenés de l’intérieur de l’Afrique et épuisés par les fatigues d’un long voyage. Rester plusieurs mois en vue de la côte africaine jusqu’au plein des soutes, c’était anémier et exposer à la neurasthénie et au suicide des malheureux qui prenaient les Européens pour des anthropophages buveurs de sang. Le même jour, à bord du Soleil de Nantes, quatorze femmes, de désespoir, se jetèrent à la mer. Pratiques, les Anglais avaient contracté l’habitude de n’envoyer que des navires de cent vingt tonneaux dans les mers qui baignent la côte, du Sénégal à la Volta ; au Calabar et au Congo, « où la traite était plus vive », ils expédiaient des vaisseaux de plus fort tonnage.

Tati, surnommé Desponts
courtier de Malembe

extrait de Voyage à la côte occidentale d’Afrique (Paris, 1801)
par Louis Degrandpré

Les Nantais firent de même. Car, seule la Compagnie d’Angola possédait des navires de cinq cents tonneaux, le Roi de Gabingue et la Mégère.

Nantes était en France la ville des négriers. Elle en armait trente-trois en l’année 1786, où Le Havre, Bordeaux et La Rochelle en équipaient respectivement vingt-deux, quinze et quatorze. De ce commerce où elle transportait annuellement jusqu’à neuf mille et même dix mille nègres, elle se faisait gloire comme d’un « moyen honorable pour la nation de disputer aux Anglais la monarchie universelle du commerce de la mer ». Au moment de la guerre de Sept ans, elle s’éleva contre l’abandon de la traite : « Les négociants, malgré la grandeur de leurs pertes, ne sont pas encore réduits à cet état d’impuissance ; leurs ressources sont fort démunies, elles ne sont pas épuisées ; il leur reste encore des vaisseaux ; ils en font construire tous les jours ; les magasins sont pourvus de marchandises propres à la traite des noirs. La seule place de Nantes est en état, au premier signal de paix, de former trente cargaisons. »

Liverpool en Angleterre, Baltimore dans l’Amérique du Nord, La Havane aux Antilles, Bahia et Rio-de-Janeiro au Brésil, La Plata plus au Sud, étaient les grands ports d’armement des négriers. Des côtes européennes aux rives africaines, de là aux colonies d’Amérique avec retour en Europe, il y avait un circuit fermé, un continuel échange des marchandises d’Europe contre du « bois d’ébène », puis du « bois d’ébène » contre les denrées coloniales : ce qui assurait des cargaisons énormes à de véritables flottes négrières.

À bord, les forçats de l’esclavage sont des centaines. Pour les contenir, l’équipage est réduit à une poignée d’hommes, cantonnés dans le gaillard d’arrière, où sont les commandes du navire, la barre de gouvernail et la soute aux munitions. Au-dessus de leur grande chambre, est la cabine du capitaine. De plus, au milieu du tillac, barrant le navire en deux, isolant les femmes des hommes, est une rambade de huit pieds de haut, renforcée de gros clous, où deux marins sont constamment de quart. Des embrasures sont percées dans ce fortin, par lesquelles passent les volées de deux pièces. En cas, d’émeute, un tir à mitraille balaiera le pont et forcera les mutins à se réfugier sous les caillebottis de l’entrepont. Et ces précautions ne suffisent pas toujours.

Lisez, d’Henri Malo, les Isles de l’aventure. Soixante-dix-huit esclaves, enferrés deux à deux dans le senault dunkerquois Samuel-Marie, envahissent le pont au moment de quitter la grande île Banane. Des poulies, des morceaux de bois leur servent de projectiles : « Le carnage fut si terrible que, ne pouvant se rendre maîtres des blancs, ils se tuèrent les uns les autres ou se jetèrent à la mer. »

Et voici l’autre danger, l’apparition d’un navire ennemi qui approche toutes voiles dehors. Le commandant de l’Affriquain écrit, en 1738, dans son journal de bord : « Fait charger tous les canons et quatre pierriers, quatre espingoles à chandelier montés sur la lisse, derrière et à bâbord du gaillard ; fait aussi charger tous les fusils et pistolets, et tous les fanaux de combat en chaque poste de canon… Et à la nuit fermante, nous fîmes fausse route. »

L’ennemi en vue, un volcan sous les pieds, quel est l’état d’esprit de l’équipage ?

LA VIE À BORD D’UN NÉGRIER

Il témoigne d’un singulier optimisme. « Nous partons avec trente hommes d’équipages, deux cent quarante-six captifs se portant bien, ayant à bord la moitié du pain que nous avions en partant de France et autres vivres nécessaires à l’équipage, plus la moitié des fèves pour les nègres, deux cent soixante-huit barriques d’eau, cent quatre-vingt-six altières de farine de manioc, deux mille cocos et autres rafraîchissements pour nous mener à Léogane, lieu de notre destinée pour la vente, Dieu veuille nous y conduire et la très sainte Vierge », lit-on dans le journal de bord de la Jeannette de Nantes.

« Je déjeunerai de l’espagnol, écrivait en 1702, un marin de l’Aigle qui venait de charger des nègres à Whydah. Après-midi, du pilotage, une heure et demie de lecture, une demi-heure de charade ou de conversation, et quelquefois un chapitre du Nouveau Testament et de l’Imitation, et le journal, tous ces exercices me mèneront bien jusqu’au souper… Le soir, nos matelots dansèrent au son d’une musette : le bal dura bien une heure. Les Bretons et les Provençaux surtout firent merveille. Ce sont des gaillards qui n’ont pas les gouttes. On joua à Pettengueule : les matelots dansèrent aux chandelles. Pour nous, nous prîmes la ponche, espèce de limonade faite avec de l’eau-de-vie, du citron, du sucre, un peu d’eau et de la muscade. Nous terminons par la prière pour le Roi. »

Les capitaines de navires négriers ont souvent de la culture — les romans du jour à côté du Flambeau des mers, — et de la coquetterie, — épée à poignée d’argent, veste à broderies d’or, souliers à boucles d’argent, chemises à jabot et poignets de dentelles. À leurs émoluments, s’ajoutent les port-permis, c’est-à-dire le droit de vendre quelques esclaves à leur profit. Car le capitaine est agent d’affaires autant que marin.

Étrange paradoxe ! Alors que les nègres n’ont aucune idée de Dieu, on leur impose le matin, à midi, le soir, la prière commune pour leur inspirer « le respect dû à l’Être suprême » ! Avant de leur distribuer la nourriture, on récite le Benedicite !

Le menu varie selon les habitudes des diverses peuplades : riz, farine, ignames, fèves. Et pour éviter que les esclaves se jettent gloutonnement sur les aliments, ils mangent au commandement, au signal donné par un moniteur. La bouche est rincée au vinaigre et, chaque matin, une « goutte » d’eau-de-vie sert de préventif au scorbut. Parfois, une pipe passe de rang en rang, chacun en tirant quelques bouffées.

Mais que personne ne s’avise de faire la grève de la faim ; le fouet s’abattra sur le défaillant ; et s’il persiste, s’il fait école, il sera roué vif à coups de barre de fer ; bras et jambes brisés, ses cris effroyables enlèveront à ses frères d’infortune le désir de l’imiter. S’il est reconnu malade, on lui passera au cou une perle ou un bouton, et il sera expédié à l’infirmerie, au gaillard d’avant.

RÉVOLTES À BORD

En 1750, Benezet, qui n’avait pas moins de cent soixante-dix noirs à bord d’un navire de quatre-vingt-dix tonneaux, de Liverpool, réprima une rébellion en faisant suspendre par les pouces et battre jusqu’à la mort le chef des émeutiers.

Sur les châtiments des rebelles, voici le témoignage consigné en 1738 dans le livre de bord de l’Affriquain : « Du samedi 29 décembre. Hier, nous amarrâmes les nègres les plus fautifs, autrement les nègres auteurs de la révolte, aux quatre membres et, couchés sur le ventre dessus le pont, nous les fîmes fouetter. En outre, nous leur fîmes des scarifications sur les fesses pour mieux leur faire ressentir leurs fautes. Après leur avoir mis les fesses en sang par les coups de fouet et les scarifications, nous leur mîmes de la poudre à tirer, du jus de citron, de la saumure, du piment, tout pilé et brassé ensemble avec une autre drogue que le chirurgien mit ; et nous leur en frottâmes les fesses, pour empêcher que la gangrène s’y soit mise, et de plus, pour que cela leur eût cuit. »

Le navire rochelais d’Avrillon avait embarqué à Gorée cinq cents esclaves Yolofs, dont nous avons conté plus haut la tentative de révolte. Au cours de la traversée, Avrillon eut le tort d’en déferrer quelques-uns pour aider à la manœuvre : ils enlevèrent les goupilles des fers de leurs camarades qui commencèrent à massacrer capitaine et matelots à coups de boulons. Retranchés dans le gaillard, derrière une cloison à claire-voie, les deux douzaines de blancs restés debout, fusillèrent un à un les nègres les plus alertes qui montaient le long des manœuvres pour franchir le frêle obstacle. Mais devant l’opiniâtreté des révoltés qui se succédaient à l’assaut sans manifester la moindre crainte, le lieutenant du bord ouvrit un tir à mitraille des deux canons pointés dans la claire-voie. Deux cent trente nègres morts ou mourants furent jetés à la mer après cette horrible boucherie. La leçon avait suffi. Les autres se tinrent cois.

En 1724, sur le simple soupçon que ses passagers allaient se révolter, un capitaine en condamne deux à mort. Suspendue à un mât, une négresse fut fouettée ; puis, avec des couteaux, on lui enleva cent filets de chair jusqu’à ce que les os fussent à nu. L’autre condamné fut égorgé ; on lui arracha le foie, le cœur et les entrailles ; son corps fut mis en pièces ; et chaque esclave dut en manger un morceau, s’il faut croire le More-Lack.

Mais la répression n’était pas toujours victorieuse. En 1785, les esclaves embarqués à bord d’un négrier hollandais secouèrent leurs chaînes et massacrèrent l’équipage, sans avoir pu toutefois, l’empêcher de tirer le canon d’alarme. Le navire était encore proche de la côte de Guinée. Une foule de canots, montés de nègres libres en armes, l’enveloppèrent. Désespérant d’échapper, les mutins mirent le feu aux poudres ; on n’en repêcha qu’une trentaine sur cinq cents.

Le docteur Isert conte une rébellion dont il faillit être victime à bord d’un négrier danois. La plus grande partie des esclaves étaient sur le pont. Tout à coup, à l’agitation habituelle, succéda un profond silence, puis un cri de guerre. Tous les nègres se levèrent et assaillirent le docteur qu’ils frappaient avec leurs fers, l’un d’eux avec un rasoir qu’il avait arraché au barbier. Le médecin dut son salut à une charge à la baïonnette partie du fort.

Au milieu du dix-neuvième siècle encore, le Lafayette rencontrait un schooner à la dérive, dont l’équipage étrange laissait assez deviner qu’un drame s’était passé à bord. Sur le pont où l’herbe croissait, une trentaine de nègres tout nus, encadraient l’un des leurs qui avait revêtu, en signe de commandement, un uniforme blanc et s’était pendu une montre au cou.

À la chute du jour, le premier officier et un quartier-maître descendaient dans la cale, un fouet à la main pour procéder à l’arrimage nocturne : les captifs devaient se coucher sur le côté droit, estimé préférable pour le fonctionnement du cœur. Les plus grands étaient au maître-bau, la partie la plus large du navire ; les plus petits, vers l’avant. Un esclave sur dix était chargé, le martinet à la main, d’assurer l’ordre et le silence absolu pendant la nuit : on le reconnaissait dans l’ombre à la vieille chemise dont il était affublé. Les passagers disciplinés avaient comme oreiller un billot de bois, tels les chefs mandingues, les plus civilisés des nègres, et jadis les Pharaons et les grands seigneurs de l’Égypte, qui n’avaient pas d’autre traversin. Si, dans les navires marseillais qui conduisaient au treizième siècle les pèlerins en Terre-Sainte, les passagers n’avaient droit qu’à sept palmes (1 m. 82) sur deux et demie (0 m. 65), à bord des négriers, on ne laisse même pas aux esclaves l’espace qu’ils occuperaient dans un cercueil : « On les place comme des coins ; on les serre comme des cuillers ; on les presse comme des figues et des raisins. »

LA SAIGNÉE D’UN CONTINENT

Un continent se vidait ainsi peu à peu dans un autre par une saignée sans fin. Hémorragie des plus inquiétantes, « quatorze cent mille malheureux qu’on voit aujourd’hui dans les colonies européennes du nouveau monde, sont les restes infortunés de neuf millions d’esclaves qu’elles ont reçus », écrivait en 1770 l’abbé Raynal. Et il était au-dessous de la vérité, sans qu’on puisse pourtant adopter la statistique de Cooper qui, un quart de siècle plus tard, évaluait à cinq millions et demi l’effectif des noirs du nouveau monde « tristes débris de plus de cent millions d’Africains qui étaient venus y trouver un tombeau ».

Prenons comme moyenne la statistique établie par Norris pour l’année 1788, soit 74.200 esclaves. Et sans parler du seizième siècle où elle était moins intense et pratiquée seulement par les Hispaniques, la traite aurait pompé en Afrique, aux dix-septième et dix-huitième siècles, quinze millions d’individus. Dans le demi-siècle qui suivit, de 1798 à 1848, — les documents parlementaires de la Grande-Bretagne nous l’apprennent, — elle atteignit cinq autres millions. C’est donc vingt millions de noirs au minimum qui émigrèrent au nouveau monde.

Le tableau de Norris pour l’année 1788 nous renseigne sur les divers points de succion de la pieuvre humaine : Gambie, 700 nègres ; îles de Los, 1.500 ; Sierra Leone, 2.000 ; côte des Graines, 3.000 ; cap des Palmes, 1.000 ; côte d’Or, 10.000 ; Quitta et Popo, 1.000 ; Whydah, 4.500 ; Badagry, 3.500 ; Lagos et Bénin, 3.500 ; Bonny et Calabars, 21.500 ; Gabon, 500 ; Loango et Cabinda, 13.500 ; Mayombe et Ambriz, 1.000 ; Loanda, 7.000.

Les Angolas, ainsi appelait-on tous les nègres de la côte du Sud, n’étaient ni les plus laborieux, ni les plus robustes, s’ils étaient les plus abondants sur le marché des esclaves. Ils avaient leur débit surtout au Brésil, où la taxe d’importation, à huit livres sterlings par tête, rapporta parfois au trésor un million de sterlings ; ce qui supposerait, certaines années, une traite beaucoup plus intense que le chiffre que j’ai adopté comme moyenne. Le P. Rinchon évalue à treize millions un quart la déportation des seuls Congolais.