Nègres et Négriers/4

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Éditions des portiques (p. 101-160).

IV. —L’AMÉRIQUE NOIRE

« LE PARADIS SUR TERRE » ?

De la géhenne du bord, les malheureux captifs vont passer dans le paradis sur terre, Brésil, Antilles, Floride, d’où leur parviennent des effluves embaumés. Les amants de la nature, en parlant des terres ensoleillées de l’Amérique, employent des épithètes douces comme des caresses, dotant par exemple Marie-Galante « de l’air piquant d’une jeune beauté qui, sous le joug de l’hymen, conserve encore le teint, le regard et les manières d’une vierge ».

Des berceaux de bananiers aux fleurs pourpres, servent de vestibule aux plantations touffues où le rouge de la pomme d’acajou et le pommier-rose mêlent leurs nuances au vert sombre du corrossol, au jaune de la succulente sapotille et au vert glauque du cachiment cœur de bœuf. Les parfums de l’oranger, du citronnier et du frangipanier embaument des vergers de pistachiers, de jujubiers, de manguiers, de jamboisiers et de cirouelliers. Dans les forêts de bois de gaïac et d’ébène, de bois de fer, de bois savane, de bois à enivrer, de bois stercoraire, de bois chandelle, les perroquets aux vives couleurs caquètent sous le parasol des badamiers ou se pendent à la liane à chique. Sur le nopal patte de tortue, sur les cierges épineux, sur les torches vertes des cactus, sur l’alleluia à fleurs jaunes, sur le grand éclair du boccone, sur les tendres-à-cailloux, se détache, éblouissant de blancheur, le duvet des cotonniers. Des colibris, en banderoles irisées, viennent se poser sur les blanches orchidées.

Nous sommes à Saint-Domingue, où « l’année est un perpétuel printemps, jointe avec l’automne. On n’y voit jamais les arbres sans feuilles, fleurs et fruits. L’air y est excellent, et on n’y voit presque point de malades ; les vents n’y soufflent ordinairement que pour rafraîchir la terre qui, d’ailleurs, pleine de vie et sans cesse caressée par les plus doux rayons du soleil, n’y attend presque point le travail de l’homme pour lui prodiguer tous ses fruits ». Brave Dralsé de Grand-Pierre, crois-tu que les nègres vont souscrire à l’idylle de ton tableau ?

À L’ENCAN

Coup de canon. Le négrier est en rade : il a « de la marchandise humaine ». De la marchandise bien parée, reposée parfois par un court séjour dans une escale, cheveux coupés, barbe faite, peau luisant d’huile de palme, maladies cutanées masquées pour quelques jours par un onguent, le corps dopé par les chirurgiens, de telle sorte que l’esclave, hissé sur la table de vente, paraisse une « pièce d’Inde » dans toute la vigueur de la jeunesse. Peut-être, après qu’il aura apposé, au moyen d’une lame d’argent brûlante, ses initiales comme signature sur la poitrine ou les bras d’un individu en bonne forme, l’acquéreur aura-t-il à déchanter. Mais ce ne sera pas faute de l’avoir examiné. C’était une attraction pour les dames de la société brésilienne que l’examen minutieux du lot des arrivants, qui étaient classés avec les Ciganos ou Gypsies, déportés du Portugal au dix-septième siècle.

Parfois, les malheureux sont mis en loterie. — « Nous avons fait un billet conforme aux étiquettes qui étaient aux bras des nègres, marquant le numéro de chacun d’eux, dit un état des magasins de la Compagnie des Indes à la Guadeloupe. Et lesdits billets, de nous paraphés, ont été mis en quatre différents chapeaux, les premiers contenant les grands mâles, tant pièces d’Inde que vieux, lesdits vieux contremarqués ; dans le deuxième, les billets contenant les grandes femelles ; dans le troisième, les jeunes nègres ; dans le quatrième, les négrillons. Après quoi, il a été procédé à la distribution par le sort, ayant préalablement crié le prix de chaque pièce de nègre dans sa qualité et estimation attaché à chaque billet. »

Le nègre est une vulgaire monnaie, un billet à ordre qui peut être escompté, une lettre de change qui acquitte une dette en nature. En un mot, la chair humaine est l’étalon des valeurs. « Les têtes de nègres, disait Raynal, représentent le numéraire des états de Guinée. Leur capital disparaît peu à peu. Aussi la traite des noirs serait-elle tombée si les habitants des côtes n’avaient communiqué leur luxe aux peuples de l’intérieur, desquels ils tirent aujourd’hui la plupart des esclaves qu’ils nous livrent. Cet épuisement a fait presque quadrupler le prix des esclaves. »

La hausse, quoi qu’en dise l’abbé Raynal, ne fut pas continue. Elle suivit les fluctuations de prix des denrées coloniales. La guerre, en ruinant le commerce des Antilles, amenait un abaissement du prix de la main-d’œuvre, qui remontait lors de la paix. La hausse n’eut point l’uniformité dont parle Peytraud, 1.160 livres la pièce d’Inde en 1750, 1.560 en 1770, 1.900 en 1778, 2.200 en 1785. Dans l’Ère des Négriers, apparaissent d’autres éléments d’une échelle mobile. Il y avait du reste aux Antilles des « magasins à Nègres » où le débit des esclaves échappait à l’encan.

Si la « pièce d’Inde », âgée de vingt ans environ, atteignait 2.400 livres, ou aux États-Unis 400 dollars et à Bahia jusqu’à la somme de 4.150 francs, elle valait plus cher si elle connaissait un métier. Tonnelier, charpentier, maçon, le nègre valait jusqu’à 2.500 florins dans la colonie hollandaise de Surinam, où les négresses doublaient aussi de prix quand elles étaient cuisinières, couturières ou brocheuses de bonnets. Il s’agissait là des « nègres à talents », qu’on payait parfois en nature douze milliers de sucre. La caisse de compensation, à laquelle étaient abonnés les planteurs, versait une indemnité pour chaque nègre « justicié » ou tué en marronage. Et l’indemnité versée, — 500 livres en 1711, 2.000 en 1759 et 1.200 en 1769, — épousait les fluctuations du prix d’achat. Si une cargaison de nègres équivalait, aux dernières années de Louis XIV, à trois cargaisons de sucre, elle valait bien davantage un siècle plus tard. Au contraire, lors de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, les prix avaient fléchi à 1.200 francs par tête. La valeur totale des esclaves n’y dépassait pas trois cents millions en 1848.

L’ESCLAVE

« Rien n’est plus misérable que la condition de ce peuple ; il semble qu’il soit l’opprobre des hommes et le rebut de la nature, écrivait le P. de Charlevoix. Exilé de son pays et privé du bien dont toutes les autres nations sont plus jalouses, qui est la liberté, il se voit presque réduit à la condition des bêtes de charge. Quelques racines font toute sa nourriture ; ses vêtements sont deux méchants haillons qui ne le garantissent ni de la chaleur du jour, ni de la trop grande fraîcheur des nuits. Ses maisons ressemblent à des tanières faites pour loger des ours ; son lit est une claye, plus propre, ce semble, à lui briser le corps qu’à lui procurer du repos ; ses meubles consistent en quelques calebasses et quelques petits plats de bois ou de terre. Son travail est presque continuel, son sommeil fort court ; nul salaire, vingt coups de fouet pour la moindre faute. Voilà où l’on a su réduire des hommes qui ne manquent point d’esprit… Avec cela, ils jouissent d’une santé parfaite, tandis que leurs maîtres, qui regorgent de biens, sont sujets à une infinité de maladies. »

C’est que « tout bonheur sur la terre n’existe que dans l’imagination ; et on peut toujours l’obtenir, quand la santé du corps et la paix de l’âme ne sont pas troublées par un despotisme oppresseur » ; et le capitaine Stedman commentait ainsi le portrait qu’il avait dessiné d’une famille de nègres de Loango, esclaves en Guyane : « L’homme a sur sa tête un filet et un panier rempli de petits poissons, produit de sa pêche ; sa femme, enceinte, porte des fruits de plusieurs espèces, en filant du coton au fuseau et en fumant paisiblement sa pipe ; elle a encore un enfant sur son dos ; un autre court en se jouant à côté d’elle. Ainsi donc, sous un maître humain et un honnête commandeur, le travail d’un nègre n’est qu’un exercice salutaire qui finit au coucher du soleil, et qui lui permet d’employer le surplus de son temps à chasser, à pêcher, à cultiver son petit jardin ou à faire des paniers ou des filets pour le marché. Du prix qu’il en retire, il achète un cochon, des canards et d’autres volailles qu’il élève sans peine. Dans une telle position, il est exempt de chagrins ; il ne paie point de taxes ; et il ne considère son maître que comme son protecteur. Il l’adore. »

« Il agit et ne réfléchit pas, disait de lui le colon Ducoeurjoly. Jamais un sentiment profond de douleur ou de plaisir ne fait couler des pleurs de ses yeux. Jamais il n’est pressé de besoins, dont le cercle est extrêmement étroit. Son penchant pour le plaisir le rend infidèle et inconstant dans ses amours. Il jouit du présent, mais il ne s’en occupe pas, et il ne conçoit pas l’avenir. Il suit ses fantaisies, ses caprices, quoiqu’ils l’éloignent de ses devoirs et qu’il ait la certitude d’être puni. »

Planteur de Surinam
en habit du matin

extrait de ' 'Voyage à Surinam (Paris, an VII)
par John Gabriel Stedman}}

Bien traité, bien commandé, il se fera mettre en pièces pour son chef. À la Martinique, les nègres du sieur d’Orange, qui adoraient leur maître et recevaient de lui les deux cinquièmes de ses troupeaux de cochons, brisèrent, la rondache au bras et le coutelas au poing, une attaque combinée des Caraïbes et des nègres marrons, qui avaient assailli, en 1657, l’habitation d’Orange. D’autres, à Saint-Christophe, se laissèrent couper les doigts des pieds et des mains plutôt que de trahir la retraite du capitaine de La Fontaine. Là encore, c’est à leur concours que le commandeur de Salles devra, en 1666, sa victoire sur les Anglais. Et les noirs du capitaine Du Paty se distingueront, en 1697, à l’attaque de Carthagène en chargeant les Espagnols avec vigueur.

LA VIE EN FAMILLE

Leur pauvre case, « close comme une boîte », crépie de terre et de bouse de vache et couverte de feuilles de latanier, excitait la commisération : « Pourquoi les faire languir dans des traitements barbares ? écrivait l’auteur de Considérations sur la colonie française à Saint-Domingue. Il faut placer leurs demeures dans des terrains salubres et élevés ; la plupart se couchent sur des claies, des nattes ou des cuirs posés à plate-terre dans des cases étroites et malsaines. Il faut leur montrer à se faire de meilleurs lits et à les rehausser de manière que les vapeurs de la terre ne leur fassent pas trop ressentir la fraîcheur dangereuse des nuits. »

Et pourtant, voyez-les jacasser avec de grands éclats de rire autour du couï fait d’une demi-calebasse où, en guise de fourchettes, ils plongent leurs doigts. De leur place à vivres qu’est leur jardinet, ils ont tiré le manioc dont la farine sert à faire le couche-couche, puis des ignames, du maïs ou du millet, des concombres, des melons ou des giraumons. Le maître de la grande case leur a envoyé, comme régal les jours de fête, de la morue ou de la viande salée. Après un dernier bol d’eau fraîche, ils se nettoieront les dents avec un bout de liane savonneuse ou avec un bout de bois d’oranger aux fibres effilées : « On ne voit aucun nègre, homme ou femme, sans ce petit meuble qui, de plus, a la vertu d’adoucir l’haleine », écrivait le capitaine Stedman. Et il donnait des détails sur les ragoûts ordinaires des nègres de la Guyane : « le braf, hochepot de plantains et d’ignames, bouillis avec de la viande salée, du poisson sec et du poivre de Cayenne ; le tom-tom, espèce de pudding fait de farine de bled d’Inde, cuite avec de la grosse viande, de la volaille, du poisson, du poivre de Cayenne et les gousses tendres de l’ocra ou de l’althéa ; le pepper pot, ragoût de poisson bouilli avec du poivre de Guinée, qu’on mangeait avec des plantains rôtis ; le gangotay, composé de poisson sec et de plantains verts ; l’acansa et le doguenou, faits de farine de maïs mélangée avec de la mélasse. »

Les nègres laissent au maître de la Grande Case les mets plus savoureux : les fritures de titiris ou d’alevins de poissons dormeurs, les fricassées de manicou, les migans ou purées de fruits à pain, les salades de choux palmistes au goût de noisette, la pulpe de coco, les sapotilles à peau brune, les pommes cannelles et les pommes liane d’or, les goyaves en forme de poire et les mangues juteuses au goût de térébinthe.

Les nègres parfois corsent le menu familial en se livrant aux plaisirs de la chasse aux lézards, aux crabes de terre, aux diables nocturnes et aux perroquets de mer. Rien d’amusant comme l’attaque du manicou, une sorte de sarrigue qui se niche au creux des arbres et qu’il faut enfumer pour l’obliger à déguerpir, ou comme la capture d’un grand lézard qui, sur une haute branche, se chauffe au soleil. Le nègre module un sifflement qui attire l’attention du saurien. Du bout d’une longue gaule, il lui chatouille le corps, si bien que le lézard se tourne comme un chat et avance la tête hors de la branche. C’est l’instant attendu. La gaule a un nœud coulant, un caboya qui, soudain, saisit le saurien et le fait tomber. Le tourlourou, — c’est ainsi qu’on appelle aux Antilles un crabe de terre à carapace rouge et aux yeux noirs, — est un mets délicat, lorsqu’on fait du taumalin des mâles une sauce assaisonnée de jus de citron, de sel et de piment. La nuit, une lanterne en main, un chien en quête, les nègres vont guetter les tortues de mer qui viennent déposer leurs œufs dans le sable : et si vous voulez savoir de quelle succulente odeur est le boucan de tortue, cuit dans un trou de sable avec des épices et des jaunes d’œuf, lisez le P. Labat. Il n’appréciait pas moins les perroquets à la broche ou en compote, quand ils étaient jeunes, bouillis, quand vieux, ils étaient las de cancaner. C’était de nuit que les nègres allaient à la chasse des diables, oiseaux de proie nocturnes qui se nourrissaient de poissons. Et ils ne se faisaient point faute de grappiller en chemin, pour les mâchonner, des cannes à sucre.

Les poissons non plus n’étaient point à dédaigner, même les coffres, de forme triangulaire, aussi riches en écailles qu’en chair, mais qui étaient fort bons, quand on les servait dans des matatous garnis de cassaves fraîches. Meilleures étaient les assiettes, toutes rondes avec « un petit moignon de queue et un bout de bec qui les empêchait de rouler », et les lunes, rondes elles aussi, mais pourvues sur le dos et sous le ventre, de deux grandes moustaches en forme de croissant. Semblable à la carpe, le capitaine doit son nom à un hausse-col d’écailles dorées ; et le chirurgien, qui rappelle la tanche, à deux arêtes fort tranchantes et plates comme des lancettes placées à côté des ouïes. L’orphy, long comme une anguille, a sur le nez un long avant-bec et sur le corps une peau de couleur bleue. Tels étaient, chasse ou pêche, les délassements, trop rares, des nègres aux Antilles, une halte dans leur vie d’esclavage.

Parfois la nuit, dont les ombres couvraient le secret des rendez-vous, des coups de sifflets se répondaient de la montagne et de la forêt à la plaine. Car « le nègre, qui renfermait dans ses veines les feux d’un climat brûlant, allait quelquefois à de grandes distances, porter des vœux à l’objet aimé ». — « Ses passions sont celles de la nature, écrivait le baron de Wimpffen : il est luxurieux sans amour et gourmand sans délicatesse. C’est là le véritable nègre africain. L’autre, le nègre créole, n’est que le singe noir et malin de son maître, dont il ne copie guère que les vices. Esclave, que ferait-il des vertus d’un homme  ? »

MULÂTRES, MULÂTRESSES ET QUARTERONNES

Le mulâtre affranchi n’a qu’un maître, mais un maître despotique, le plaisir. Danser, monter à cheval, se livrer à la volupté, voilà son bonheur suprême. Il a pour lui l’intelligence et l’agrément des formes, que rehausse la parure, pantalon de toile fine, chapeau retapé, mouchoirs de cou et de tête et, les jours de fête, des bas et un habit.

Excellent soldat, d’une intrépidité dont il fit preuve en 1762 dans les chasseurs formés par M. de Belzunce, et en 1779 au siège de Savannah, le mulâtre était un tireur de premier ordre. On l’employait à la chasse des nègres fugitifs, qu’il poursuivait pieds nus au milieu des rochers et des halliers. Après trois ans de services dans la milice insulaire à Saint-Domingue, il était encore astreint à l’entretien des routes. Mais écarté des professions libérales, ne pouvant être prêtre, ni médecin, ni chirurgien, ni apothicaire, ni instituteur, sa fierté s’offusquait de cet ostracisme. Il en résulta une aigreur qui devait un jour s’épandre avec violence. S’il dédaignait la culture comme un symbole d’esclavage, il s’indignait de ne pouvoir être que perruquier, sellier, cordonnier, tailleur, pacotilleur, cabaretier ou boucher.

Tous les avantages donnés par la nature au mulâtre, sont prodigués à la mulâtresse. Avec un enthousiasme délirant, Moreau de Saint-Méry, Ducoeurjoly et le baron de Wimpffen célèbrent la beauté de ces prêtresses de Vénus, auprès desquelles les Laïs et les Phrynés auraient vu s’évanouir leur célébrité. « L’Arétin ne serait auprès d’elles qu’un écolier ignare et pudibond. Elles joignent à l’inflammabilité du salpêtre une pétulance de désirs qui, au mépris de toute considération, leur fait dévorer le plaisir, comme la flamme d’incendie dévore son aliment . » Leur démarche lente est accompagnée de mouvements de hanches et de balancements du corps qui ont quelque chose de lascif. Le parti qu’elles tirent d’un chiffon, fait le désespoir des Européennes qui veulent les imiter. Il est vrai que ce chiffon est souvent ce que l’Inde produit de plus beau et de plus précieux en mousseline. Depuis le simple déshabillé jusqu’à la robe légère que portent les blanches, jusqu’au parasol bordé de crépines d’or et d’argent, tout le luxe entre dans la toilette des mulâtresses. Si leur salon est sobrement meublé d’une glace, d’une table, de chaises de paille et d’un beau cabaret avec des porcelaines, leur chambre à coucher est mieux garnie : un lit surélevé, un lit de repos et des armoires d’acajou en constituent le mobilier.

« De toutes les femmes, celles dont le genre nerveux est le plus travaillé par le magnétisme de l’amour », sont souvent prises pour modèles par les blanches ; et une curiosité déplacée n’est pas exempte de dangers, car elle n’est satisfaite qu’aux dépens de la décence. La nuit venue, ces filles de couleur sortent ostensiblement, éclairées par un fanal que porte une esclave, pour gagner le logis d’un amant. La publicité de leur inconduite est une de leurs plus douces jouissances.

Et le baron de Montlezun voyait dans les complaisances déplacées des Anglais — aussi bien que des Français — envers les femmes de couleur, un acheminement vers la ruine du système colonial adopté par les Européens.

Les quarteronnes surtout, issues d’un blanc et d’une mulâtresse, jouissaient d’un grand prestige. Habiles couturières, fines brodeuses, elle étaient plus sveltes que leurs mères et encore plus élégantes avec leur corset court en toile des Indes, lacé sur une chemise de mousseline, et avec leur jupon de satin garni de falbalas. Une belle chevelure bouclée sous un feutre noir, des médailles et des colliers d’or au cou, des bracelets aux bras, c’étaient de séduisantes créatures. Comment les négresses auraient-elles pu lutter avec ces demi-sang et ces quarts de sang ? Elles avaient pourtant des prétentions.

« À l’orgueil de la maternité, écrivait le bon Moreau de Saint-Méry, la plupart des négresses sacrifient l’un des charmes les plus séduisants de la beauté, celui d’une jolie gorge. Elles affectent de l’aplatir, pour qu’on les traite en mères ; et il est assez singulier de voir des femmes occupées de perdre des appas qu’on cherche tant à conserver ailleurs. Il est donc peu commun de voir des négresses avec un beau sein, quoiqu’il soit ridicule de croire, du moins à l’égard de celles qui sont en Amérique, à ces tétons qu’elles jettent, dit-on, par-dessus leurs épaules, à des enfants qui ne savent comment saisir ces monstrueux vases à lait . » Le fait n’était vrai, nous l’avons vu, que pour les Hottentotes qui n’avaient guère de débit au Nouveau Monde.

La négresse créole avait une toute autre coquetterie. Une chemise, une jupe de toile blanche, des mouchoirs étaient tout son habillement ; des rubans de couleur aux cheveux, les colliers et des bracelets en rassade de verre étaient sa parure. Mais quel échafaudage que sa coiffure, son tignon. La mode exigeait, pour les coquettes, une douzaine de mouchoirs superposés en équilibre sur la tête : et comme chacun d’eux coûtait un demi-louis, on imagine les frais de toilette d’une négresse à la mode. La plus grande marque d’amour que pouvait lui donner un galant, c’était de lui faire couper des cotes, c’est-à-dire choisir de superbes mousselines, des indiennes ou des perses, pour se tailler des jupes.

UNE PLANTATION

Dans ces tableaux à la Téniers, que sont les Vues pittoresques de la Jamaïque, de Beckford, voyez les nègres, dès le point du jour, se former en caravanes. Chantant ou fumant, ils se dirigent vers les champs de cannes à sucre et d’indigo à travers cocotiers et cotonniers, au milieu des cacaoyers aux fruits pourpres et des calebassiers aux teintes vertes. Ils déposent dans quelque caverne en dôme, le repas qu’ils viendront prendre dans la fraîcheur de l’ombre, quand le soleil sera au zénith, après avoir biné la canne à sucre ou dépouillé l’indigo des fils du colleux ou ver-brûlant.

Ainsi la poésie d’un tableau de la nature voilait le réalisme d’une situation qui répondait à la définition d’Aristote : l’esclave n’est qu’un instrument. Il a travaillé de l’aurore jusqu’au crépuscule sous le fouet du commandeur dans le carreau ou le panneau d’une plantation. La sueur lui coule dans « l’entre-deux des épaules », comme dans une gouttière. Et pourtant, la nuit tombée, le souper à peine achevé, il faudra, hommes, femmes et enfants, reprendre la tâche pour éjamber le pétun, c’est-à-dire retirer la fibre médiane du tabac.

Le lendemain, une demi-heure avant l’aube, il faudra se lever pour aller quérir, dans des cabrouets, une lourde charge de cannes à sucre jaunes comme de l’or. Rien de dangereux comme les moulins, mus par un couple de bœufs, où on va les presser. Les négresses « qui donnent à manger » aux moulins, ont à se garer des tambours ou rolles qui « mordent » les cannes. Un bout de manche, le bout des doigts vient-il à être mordu lui aussi, il ne faut pas hésiter à couper le bras d’un coup de serpe pour sauver le reste du corps. Brisées, épuisées de leur suc, les cannes, devenues des bagasses, serviront à nourrir les porcs confiés aux nègres. Il faut maintenant surveiller les chaudières, où le sirop de sucre « bout extraordinairement », et le calmer en y pulvérisant avec un aspersoir des gouttelettes d’huile. Pour ne pas tomber dans le liquide en fusion, les malheureux esclaves qui n’ont que six heures de sommeil, font appel aux chansons pour se tenir éveillés. Purgerie, vinaigrerie et guildiverie ou usine à fabriquer le rhum, complètent l’établissement.

L’indigoterie est une industrie moins dangereuse. Jeté dans la trempoire de pierre où il est foulé aux pieds, puis pressé par un gros rouleau, l’indigo fermente et tendrait à brouer et mousser, si on ne jetait quelques cuillerées d’huile sur l’eau d’un bleu céleste. Il sèche ensuite dans un reposoir avant d’être taillé en tablettes. Joignez à ces manufactures familiales les caféteries qui n’étaient pas moins de 3.117 à Saint-Domingue, les 798 cotonneries qui étaient en aussi grand nombre que les sucreries, et enfin les cacaotières. Et vous aurez une idée de la main-d’œuvre noire sans cesse croissante qu’elles nécessitaient.

LE COMMANDEUR

La terreur d’une plantation, c’était le commandeur, le contre-maître des travaux agricoles. Esclave le plus souvent, choisi parmi les noirs les plus intelligents du domaine, c’était un despote. Les négresses ne le savaient que trop. Tous les soirs après le souper, il se présentait devant le maître de la grande case pour lui faire son rapport et recevoir ses ordres. Il exprimait son opinion sur la culture comme sur la main-d’œuvre. Il formulait ses plaintes contre tel ou tel travailleur : le maître, comme un juge, dosait le châtiment, une nuit aux ceps ou un nombre déterminé de coups de fouet. La geôle était une hutte où l’esclave était étendu sur un lit de planches, les pieds passés dans des ceps assez larges pour ne pas blesser les chevilles. Mais il y avait, en dehors de ces peines bénignes, tout un jeu de châtiments et de tortures, dont je dirai ailleurs la gravité et aussi les conséquences terribles pour la sécurité des colonies. Dans les colonies espagnoles, le commandeur avait à la ceinture un pistolet dont il n’hésitait pas à brûler la cervelle d’un nègre récalcitrant. Mais son arme habituelle était le fouet : « Le fouet, écrivait Schoelcher, est la cloche des habitations ; il annonce le moment du réveil et celui de la retraite ; il marque l’heure de la tâche et l’heure du repos ; le jour de la mort est le seul jour où le nègre goûte l’oubli de la vie sans le réveil du fouet. »

LA PROVIDENCE DES GENS DE COULEUR

Chaque plantation a une infirmerie desservie par une négresse. « Il est plus d’une créole estimable dont le premier soin en s’éveillant est d’aller visiter l’hôpital de son habitation, écrivait Moreau de Saint-Méry. Quelquefois même, leurs mains délicates préparent des médicaments, tandis que la consolation coule de leur bouche persuasive. Sexe charmant ! Tel est votre apanage : la douceur et la bonté. » La négresse elle-même doit avoir toutes les qualités d’une infirmière, seconder le chirurgien, appliquer les remèdes, « tenir à la barre sur une espèce de lit de camp, le malade qui n’est pas discret sur l’article des femmes ».

Elle doit reconnaître la tache scorbutique du lota, la gale ou crassy-crassy, les ulcères jaunes des yaws, d’origine vénérienne, l’enflure de la lèpre ou boassy, qui empeste l’haleine et putréfie les membres ; il lui faut saisir par la tête le ver-ruban, long parfois de six pieds, qui s’est logé entre cuir et chair.

Deux fois par semaine, un chirurgien passe la visite. Comme honoraires, il reçoit annuellement dix livres par tête de nègre. Mais une maladie spéciale n’est pas comprise dans l’abonnement. Pour soigner le pian, mal essentiellement africain qu’on a confondu à tort avec la vérole et qui est apparenté à la filariose, le chirurgien emmène le patient à son domicile, le loge dans une case à part et lui fait suivre un régime « de nourritures sèches et de boissons sudorifiques, qui le débarrasse de gales sèches, dures, calleuses, circulaires, le plus souvent ulcérées et comme saupoudrées d’une farine blanchâtre », selon la description de Raynal. La gourme une fois éliminée, n’a plus de récidive. Mais le chirurgien ne touche son salaire que six mois après avoir remis l’esclave à son maître, quand est constatée l’entière guérison.

Saluons au passage le chirurgien ou le médecin des plantations. Sa vie est des plus rudes. Gaullieur, au siècle dernier, accompagna l’un d’eux dans ses tournées à Cuba. Le docteur n’avait pas moins de vingt-huit chevaux de selle répartis dans les plantations qu’il desservait. Et il galopait de l’aube au crépuscule, parfois même la nuit quand on l’appelait pour un cas urgent, quand un nègre, par exemple, s’était cassé la jambe. Lui, dans les ténèbres des forêts ou les eaux des torrents, il risquait sa vie.

« La puissance suprême qui veille sur la vertu pour rendre la terre habitable », suscita, parmi les nègres, un homme de bien dont Moreau de Saint-Méry conte ainsi l’histoire. Un noir de la côte d’Or, qui troqua au baptême le 31 mars 1736, le nom d’Alou Kinson pour celui de Jean Jasmin, ayant acquis la liberté, puis la fortune par son intelligence et sa conduite, s’employa corps et biens au soulagement de ses frères. Il fonda la Providence des gens de couleur, où il prodiguait aux nègres du Cap, à Saint-Domingue, la plus généreuse hospitalité. Lui, sa femme, qui était également née à la côte d’Or, et ses nègres, recueillaient dans les rues du Cap les malheureux qu’ils voyaient errer sans asile et sans pain. Un jésuite, le P. Daupley, curé des nègres, était seul à soutenir l’œuvre du philanthrope, qui n’était alimentée que par la quête du Jeudi Saint, lors de l’adoration de la Croix. « J’ai vu, et mon cœur s’en indigne encore, écrivait Moreau de Saint-Méry, j’ai vu s’élever, tout autour de cet hospice, des maisons bâties par le luxe ou par des motifs qui ne font pas l’apologie des mœurs, et l’asile des pauvres, diminué, presque enseveli. »

UN SINGULIER MAL D’ESTOMAC

D’une maladie des nègres aux Antilles, Thibault de Chanvalon décrivait ainsi les symptômes dans un mémoire lu en 1761 à l’Académie des Sciences : « Leur peau devient olivâtre ou couleur de feuille morte ; leur langue blanchit ; ils sont essoufflés dès qu’ils marchent ; le moindre mouvement les met hors d’haleine ; ils sentent de la douleur à la région épigastrique. Et comme les nègres confondent toutes ces parties avec l’estomac et qu’ils sentent en effet une chaleur et un tiraillement dans l’estomac, produits par une grande faim, ils ont nommé cette maladie mal d’estomac. Le sommeil les accable sans cesse ; ils sont languissants et sans forces, incapables d’aucun travail, ni même d’aucun exercice ; c’est un anéantissement, un affaissement total de la machine. Ils veulent être toujours couchés ; on est obligé de les battre pour les faire lever et pour les faire marcher ; quelques-uns se laissent assommer de coups plutôt que de se lever ; ils ont tous les goûts dépravés qui accompagnent la cachexie. Après avoir langui quelques mois, les jambes commencent à s’enfler ; ensuite les cuisses, le ventre et la poitrine venant à s’engorger, ils meurent étouffés.

« À Saint-Domingue, la cure consiste en des saignées, des purgations, de l’exercice. On leur donne habituellement une boisson diaphorétique, que l’on rend martiale en la faisant fermenter dans une vieille chaudière de fer. »

D’où provenait cette maladie mystérieuse ? Thibault de Chanvalon ne le savait trop. Fallait-il en chercher l’origine dans la nourriture des malheureux nègres, dont certains mangeaient de la terre, un tuf rouge-jaunâtre, très commun aux Antilles ? Ou était-ce une cause d’ordre moral, le chagrin d’avoir quitté leur famille et leur pays avec la livrée des esclaves ?

La réponse à la question posée devant l’Académie des sciences, se fit attendre un siècle et demi. Le mal d’estomac n’était autre chose que la maladie du sommeil, que l’on combattit longtemps en effet avec des sels de fer, « la boisson martiale » dont parlait Thibault. Somnolence, engorgement ganglionnaire, œdème, il en avait parfaitement noté les phases. Mais c’est seulement de nos jours qu’on en a déterminé l’agent infectieux, le trypanosome, que véhicule la mouche tsé-tsé des marécages africains. Et voilà pourquoi, aux Antilles, blancs et nègres créoles en étaient exempts.

LES MARINS NÈGRES DES BERMUDES

Aux Bermudes, les nègres connurent la félicité. Des beaux cèdres rouges qui s’y dressent, ils fabriquaient des sloops, dont leurs maîtres leur confiaient le commandement. Il n’y avait pas de meilleurs caboteurs ni de plus hardis contrebandiers. Leur adresse allait de pair avec leur fidélité. « La ponctualité avec laquelle ils gèrent les affaires de leurs maîtres et ramènent leurs vaisseaux, est un spectacle vraiment édifiant, écrivait à la fin du dix-huitième siècle Saint-John de Crèvecoeur. J’ai vu plusieurs de ces patrons noirs à la table des riches planteurs de la Jamaïque, traités avec toute la considération que méritent leur intelligence et leur fidélité » ... leur bravoure aussi, car ils n’hésitent pas à attaquer les requins à la nage et à leur plonger un poignard dans le cœur, quand les monstres se tournaient sur le dos pour saisir leur proie.

Ajouterai-je que beaucoup de gens de couleur des Bermudes et de la Jamaïque étaient originaires de Madagascar ?

L’ÎLE DE SABA « TEMPLE DE LA SÉRÉNITÉ »

Dans l’essaim des Antilles, l’île de Saba a reçu de l’abbé Raynal un brevet de félicité. Le sommet de son roc escarpé était un jardin peuplé de « plantes d’un goût exquis et de choux d’une grosseur singulière. Une cinquantaine de familles Européennes, avec environ cent trente esclaves, disait-il, y cultivent le coton, le filent, en font des bas qu’on vend aux autres colonies. Il n’y a pas en Amérique d’aussi beau sang que celui de Saba. Les femmes y conservent une fraîcheur qu’on ne retrouve dans aucune autre des Antilles. Heureuse peuplade ! Élevée sur un rocher entre le ciel et la mer, elle jouit de ces deux éléments, sans en craindre les orages. Elle respire un air pur, vit de légumes, cultive une production simple qui lui donne l’aisance sans la tentation des richesses et possède en paix tous les biens de la modération, la santé, la beauté, la liberté. C’est là le temple de la sérénité… De là on voit au loin les nations de l’Europe venir porter la foudre au milieu des gouffres de l’Océan et sous les ardeurs des tropiques, toujours brûlantes des feux de l’ambition et de la cupidité ».

Nous ne savons de quelle région de l’Afrique venait la poignée de nègres qui vécut sur le roc de la sérénité !

SAINT-DOMINGUE, TOUR DE BABEL DES RACES NOIRES

Mais si l’on veut avoir une idée de l’effroyable mixture des races noires qu’amenait la traite, qu’on aille à Saint-Domingue. Des Dandas, des Africains d’importation, l’œil et l’oreille exercés des planteurs reconnaissent à une particularité du visage ou de la voix, le terroir d’origine. Ils discernent à leur noir d’ébène et à leurs lèvres tatouées de charbon, les Sénégalais, qui attribuent leur infortune au méfait de « papa Tam », le mauvais fils de Noé ; à leur doux parler, les Calvaires du cap Vert ; aux balafres de leur visage, les Bambaras ; aux coutures de leurs cicatrices, les Quiambas ; à leur harmonieux idiome, les Mandingues ; à leurs joues balafrées en long, les Mines d’Elmina ; à leurs tatouages en verrues, les Aradas d’Allada au Dahomey ; à leurs tempes scarifiées et à leur visage ciselé, les Fonds et les Foncédas ; à leurs gais propos, les Congos, dont les chants à l’atelier font reculer la fatigue ; à leurs dents limées en pointe de carnassiers, les féroces Mondongues qui, en Afrique, débitaient leurs prisonniers comme des veaux ; à leur fumet, les Angolas, si odorants qu’il suffisait à un « quêteur » de prendre le vent pour retrouver leur trace. Et il y avait une multitude d’autres races, Bouriquis, de la côte de Malaguette, Mesurades et Caplaous, des deux caps de ce nom ; Ibos, du delta du Niger ; Monomotapas, du sud de l’Afrique.

Noir suspendu vivant par les côtes
extrait de Voyage à Surinam (Paris, an VII)
par John Gabriel Stedman

Il y a parmi eux, des « mangeurs de chiens », les Aradas ; des « mangeurs de bananes », les Congos ; des « voleurs de dindes », les Bambaras. Et que de variétés dans les modes importées d’Afrique : tatouages en forme de fleurs et d’étoiles qui font de la poitrine et du visage, un véritable parterre ; cheveux tondus en forme d’étoiles ou de plates-bandes ; perruques nouées avec de gros cordons de coton, qui paraissent autant de serpents qu’une tête de méduse.

À la gamme des tribus africaines, se superpose une gamme de sangs-mêlés : mulâtres, qui unissent la vigueur du nègre à la grâce du blanc ; quarterons, au quart de sang européen ; métifs, — ainsi appelait-on les métis — à la peau blanche et aux cheveux longs ; mamelouks, à la peau mate ; griffes, à la figure avenante ; marabouts olivâtres. Si vous voulez connaître le dosage du noir et du blanc chez ces divers sangs-mêlés, ouvrez Moreau de Saint-Martin. Vous le connaîtrez au 128e près. Il y avait encore les croisements de nègres et d’Indiennes, les moustiches, comme on les appelait en Guyane, où les enfants de nègres et de mulâtresses étaient dits des cabougles. Musulmans et idolâtres étant polygames, les femmes d’un même mari étaient entre elles des matelotes, comme l’étaient, deux à deux, les Frères de la Côte, les terribles flibustiers.

Ne croyez point que ce brassage de races et de sangs fût le monopole des Antilles. En Guyane hollandaise, le capitaine Stedman discernait au premier coup d’œil une douzaine de tribus : les Cormentin, les plus appréciés de tous les nègres, à la triple balafre de chaque joue ; les Loango, de peu de valeur marchande, aux dés tatoués sur leurs flancs, leurs bras et leurs cuisses…

À quelle génération les sangs-mêlés pouvaient-ils rentrer dans la classe des blancs ? — À la question du gouverneur de Cayenne, le ministre répondit le 13 octobre 1766 : « Tous les nègres ont été transportés aux colonies comme esclaves ; l’esclavage a imprimé une tache ineffaçable sur leur postérité ; et par conséquent, ceux qui en descendent, ne peuvent jamais entrer dans la classe des blancs. S’il était un temps où ils pouvaient être réputés blancs, ils pourraient, comme eux, prétendre à toutes les places et dignités : ce qui serait absolument contraire aux constitutions des colonies. » Seuls, les indiens avaient accès aux charges et aux titres de noblesse, parce qu’ils étaient nés libres. Que de durs lendemains nous réservait cet ostracisme, qui allait jusqu’à refuser aux sangs-mêlés les titres de « sieur et dame » !

LE LANGAGE CRÉOLE

À la macédoine de races que l’Afrique avait déversée en Amérique, il fallait un lien, un idiome, une religion. L’idiome fut, aux Antilles, le créole, qu’un Suisse définissait : « le français remis en enfance. » L’infinitif précédé de pronoms personnels, — moi vouloir, — peu d’adjectifs, un flux d’adverbes amplificateurs, — trop, très, — des onomatopées pour figurer les coups de canon, de fusil, de bâton ou de fouet, — boume, poume, bimme, vlap vlap, — tel était ce « langage faible, maussade et embrouillé, d’une tournure insipide, dépourvu de grâce et d’énergie, bref, un mauvais jargon », disait Girod-Chantrans.

Moreau de Saint-Méry releva le gant. Propos de Suisse, déclarait-il : « Son baragouin ne passera pour du créole qu’auprès de nos savants qui en introduisent un du même genre sur les théâtres et qui persuadent aux Parisiens que c’est le véritable. J’en appelle aux séduisantes créoles, qui ont adopté ce patois expressif pour peindre leur tendresse ! Il est mille riens que l’on n’oserait dire en français, mille images voluptueuses que l’on ne réussirait pas à peindre avec le français et que le créole exprime ou rend avec une grâce infinie. »


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Ce créole naïf, si léger qu’à l’entendre,
On dirait le chant d’un oiseau
Sifflant dans la ramure,

Ou la voix lente du ruisseau
Qui traîne son murmure
Au pied du filao[1].

}}

Et ne croyez point que le créole fût le monopole des Antilles françaises. Les nègres de la colonie hollandaise de Surinam parlaient une mixture d’anglais, de hollandais, de français, d’espagnol et de portugais, dont le capitaine Stedman disait : « Dans ce dialecte mélangé, les mots finissent ordinairement par une voyelle comme dans la langue italienne et dans celle des Indiens. Il est si agréable, si sonore et si doux que les habitants de Surinam, du meilleur ton, s’en servent le plus souvent. La musique vocale des nègres est, comme celle des oiseaux, mélodieuse. »

Un article fort documenté du Journal des Débats, du 6 avril 1906, et daté de Port-au-Prince, nous renseigne sur l’état actuel du langage créole dérivé du français, que l’on comprend dans la plupart des îles du Vent, en Guyane, sur la côte orientale de Cuba et jusqu’en Louisiane. Autour du tireur de contes s’assemblent, aux veillées, toutes les notabilités du voisinage pour entendre les aventures des héros habituels de la fantaisie nègre, en attendant que la reine Chanterelle donne le signal de la danse, ou que l’on se conte vaillances, en échangeant des vœux.

« LA CONFRÉRIE DE L’ESCLAVAGE
DE LA SAINTE VIERGE »

Aux yeux du maître, l’esclave n’est qu’un être purement physique, dont l’âme n’a pas besoin d’aliment. Dépourvus d’esprit de prosélytisme, les protestants ne voyent point en lui un frère en Christ : qu’il soit musulman ou idolâtre leur importe peu, encore que plus d’un noir pourtant adopte la religion chrétienne. Les catholiques administrent aux nègres le baptême : mais leur charité ne va guère plus loin que les cérémonies vaines pour des hommes qui connaissent dès leur vie les peines de l’enfer : c’est l’abbé Raynal qui parle.

Il y eut pourtant de vrais apôtres parmi les Français. — « Nous ne sommes pas dans nos maisons, disait le P. Du Tertre, de l’opinion de plusieurs habitants, qui croyent qu’une bonne maxime pour tenir les nègres dans le devoir, c’est de les tenir dans une crasse ignorance. » Longvilliers de Poincy, à Saint-Christophe, entretenait à ses frais cent soixante négrillons et négrites qui, chaque matin, entendaient la messe.

Mais l’apostolat était difficile parmi des gens qui n’avaient aucune notion de l’Être Suprême et ne redoutaient que les sorciers et les esprits. Un père jésuite, à Saint-Domingue, s’y essaya dans les cures où il passa successivement, à l’Acul, au Port-de-Paix, au Petit-Saint-Louis, au Cap Français. Du perron de l’église en pierre qu’il avait construite au Cap, le P. Pierre Boutin haranguait chaque soir les nègres dans leurs dialectes respectifs qu’il s’était assimilés. Et ses instructions, qui témoignaient d’une connaissance profonde de leurs coutumes, étaient appropriées à leur état d’âme. Quand ses austérités le conduisirent au tombeau le 21 décembre 1742, ce fut un deuil universel. Un demi-siècle plus tard, « il n’était pas un seul individu » qui ne connût le nom de cet homme de bien.

Les jésuites, n’écoutant que leur zèle apostolique, allaient parfois un peu loin. Quel retentissement devait avoir, en 1733, à la Guadeloupe, le sermon de l’un d’eux : « Les hommes se révoltent contre Dieu ; les noirs se révoltent contre les blancs et en cela vengent Dieu ; le temps n’en est pas loin. »

Aussi quand les révérends Pères s’avisèrent d’instituer à la Martinique la Confrérie de l’esclavage de la Sainte-Vierge, une lettre du ministre, en 1752, les désapprouva formellement. Là, les noirs rivalisaient d’apparat avec les blancs, lors des processions de la Fête-Dieu : on en voyait en habits très riches figurer le roi, la reine et jusqu’aux grands officiers de la Couronne, si bien qu’il leur fut défendu d’assister aux processions autrement qu’en habits ordinaires, à peine du fouet et du carcan. Singulière religion ! Quatre ans auparavant, lors de la messe de minuit, les nègres de la Martinique, la plupart marrons, n’avaient-ils pas formé le projet d’envahir les habitations presque vides, d’enlever les armes et de faire ensuite main basse sur les fidèles ? Aussi le gouverneur de l’île, Fénelon, écrivait-il, en 1764, ces lignes désabusées : « Je suis venu avec tous les préjugés d’Europe en faveur de l’instruction qu’on leur doit par les principes de notre religion. Mais la saine politique et les considérations humaines les plus fortes s’y opposent. La sûreté des blancs exige qu’on tienne les nègres dans la plus profonde ignorance. Je suis parvenu à croire fermement qu’il faut mener les nègres comme des bêtes. »

En 1835, il n’y avait dans l’île qu’un seul mariage pour 5.577 esclaves, et 14 à la Guadeloupe pour 96.803 nègres, Bourbon n’en avait pas un seul pour 69.296. Partout, les esclaves vivaient « d’une vie concubinaire ».

LE BÂTON « COCOMACAQUE »

Un bâton d’un bois à nœuds extrêmement dur, enjolivé de clous dorés et garni d’une lanière de cuir, est la seule arme permise aux nègres. Mais ils la manient avec une telle dextérité qu’ils la rendent aussi redoutable que le pen-bas breton. Rien de passionnant comme une lutte au bâton. Mouillant de leur salive leurs doigts, les nègres les frottent contre le sol, puis les passent sur leur langue, se frappent la poitrine, élèvent leurs regards vers le ciel et prennent ainsi la terre et le ciel à témoin par le plus solennel des serments.

Le combat commence. Les adversaires tournent l’un autour de l’autre en cherchant à se surprendre ; ils font tournoyer à deux mains leur bâton, frappent, parent et ripostent avec l’habileté des escrimeurs exercés. La joute ne prend fin que par la mise hors de combat de ces gladiateurs d’un nouveau genre.

Le bâton, à Haïti, est l’arme des agents de police. On l’appelle le cocomacaque. Il s’abat sur les épaules et la tête des délinquants avec une telle violence que les malheureux parfois restent morts sur place.

CHANTS ET DANSES NÈGRES

Chaque bourg du royaume d’Ardres, au temps de l’ambassade de d’Elbée au Dahomey, en 1669, était doté d’une école de danse et de chant. La durée du cours était un semestre environ pour les jeunes filles qui, sous la direction d’une vieille femme, apprenaient à trépigner en cadence, des plaques de cuivre tintant à leurs jambes et à leurs pieds, en un « tintamarre éclatant », coupé de hurlements. Au cours des festins royaux, elles donnaient un spécimen de leur chorégraphie, ponctuée par le son de clochettes qu’elles frappaient en cadence.

L’Anglais Norris ayant offert au roi du Dahomey, en 1773, un orgue portatif, lui fit entendre plusieurs marches militaires. « Mais ce qui lui fit le plus de plaisir, fut l’air du cent quatrième psaume ; il me pria, dit Norris, d’y fixer le cylyndre[sic], afin qu’il pût s’amuser quand il serait seul. » Il eût été vraiment plaisant que l’orgue jouât une psalmodie, au moment où le roi se mit à danser pour convaincre ses sujets de sa bonne santé, et où il passa en revue ses compagnies d’amazones, qui défilaient en chantant, une longue queue attachée dans le dos, et pirouettaient en danses bouffonnes « avec la vélocité d’une fronde ».

Au milieu d’un cercle d’élèves, les maîtres de danse de l’Angola leur enseignaient le pas à exécuter et les répartissaient, suivant leurs voix, en trois groupes, première, seconde partie et basse, pour entonner des chansons dont un saut accompagnait chaque mesure. À défaut de mélodie, écrivait Degrandpré, une oreille assez fine les conduisait à l’harmonie : et des claquements de mains scandaient la mesure et donnaient de l’expression au rythme de la danse. « L’on peut assurer que pendant la durée de la moitié de toutes les nuits de l’année, écrivait Golberry, toute l’Afrique danse. »

« Après le coucher du soleil, tous les villages retentissent des chants qui accompagnent les danses. Quelquefois des villages, éloignés l’un de l’autre d’une demi-lieue et même d’une lieue, exécutent le même chant et se répondent alternativement. Il faut voir, pendant que cette correspondance harmonique dure, dans quel silence et avec quelle attention les jeunes nègres et les jeunes négresses écoutent, quand le village voisin chante son couplet. Il semble qu’ils veuillent, au milieu de ce concert de voix, reconnaître celle d’un amant ou d’une maîtresse. »

Qu’y a-t-il de changé aujourd’hui : « Quels que soient les chanteurs, hommes ou femmes, professionnels ou amateurs, écrivait Maurice Delafosse, les voix et les oreilles sont toujours remarquables par leur justesse. Que les chœurs exécutés à l’unisson ou en partie, l’harmonie est impeccable. Quant aux mélodies, de la plupart se dégage un charme auquel les oreilles européennes se montrent aussi sensibles que les oreilles africaines, charme empreint de douceur et de mélancolie, mais de force et de fierté dans les chansons guerrières. » Et que d’occasions de chanter et de danser : il y a la danse des seins dans le Moyen-Chari, la danse autour du mort dans l’Oubangui-Chari, la danse d’initiation dans la secte des Yondos, les danses sacrées de la côte d’Ivoire devant le masque d’une divinité.

L’on se prend à songer à la millionnaire américaine dont parle Paul Morand dans la Magie Noire. Paméla n’a qu’une goutte de sang nègre dans les veines : et pourtant, humée par le cercle magique d’une danse de noirs, « elle rentre dans le ventre de l’Afrique », sans vouloir rien garder de commun avec les blancs.

Et l’Afrique, en exil, aux îles, comme au continent du nouveau-monde, continue ses ébats. Le samedi soir au coucher du soleil, le nègre revêt son pantalon de Hollande, sa femme ou ses femmes un jupon de toile des Indes. C’est l’heure de la danse, que parfois le maître honore de sa présence en faisant apporter du rhum aux danseurs. Et telle est leur ardeur que parfois, du samedi au lundi matin, l’orchestre ne cesse de jouer. Un nègre à califourchon sur le bamboula le frappe de coups sourds ; un autre tambour donne des sons plus accélérés ; un violon à quatre cordes, le Banza est pincé comme une mandoline. Et les acteurs de ce jazz ne le cèdent aux nôtres « ni par leurs sons bruyants, ni par le talent de boire copieusement, ou par celui de dormir sans cesser de jouer. Ils ont sur les racleurs européens l’avantage de n’être pas les instruments passifs du plaisir des autres : ils entrent si bien dans le sens de la chose que la partie de leur corps qui est assise, frétille, dans un accord parfait avec le pied qui bat la mesure et le bras qui conduit l’archet. Jamais, ajoute le baron de Wimpffen, la volupté en action ne tendit de piège plus séducteur à l’avide amour du plaisir ».

À l’appel d’une musique enivrante répond une danse qui mime tour à tour l’amour naissant, victorieux, satisfait. « Les négresses déployent une telle volubilité de reins qu’à peine l’œil peut-il saisir quelques nuances du fugitif et rapide développement de leurs grâces lascives, provoquant à la lutte la plus séduisante » leurs vis-à-vis. Jeu du mouchoir ou du jupon, élan en avant, recul brusque, telle était, dans la nuit tropicale des Antilles parfumées, sous les flamboyants, la voluptueuse chica, plus connue aujourd’hui sous le nom de biguine, la même sans doute que la sega des îles de France et de Bourbon.

Avant d’être nommée la « casse-cœur », — casséco, — la chica s’appelait à Cayenne la congo. À Saint-Domingue, il y a des sociétés congos pour qui « la danse est aussi vieille que l’Afrique ». « Leur musique semble imitée du gazouillement des oiseaux, écrivait, en 1782, un Suisse. On ne peut s’empêcher d’y admirer la précision du mouvement, la difficulté de l’exécution et de l’harmonie, lorsque plusieurs chantent ensemble. Ils ont des coups de gosier remarquables et soutenus. Les duos dialogués paraissent être leur genre favori. Une basse continue très correcte, quoique dictée par l’oreille seule, accompagne toujours celui qui chante le dessus, qui abandonne ensuite la partie pour la laisser à l’autre dont il devient l’accompagnateur. L’amour est le sujet ordinaire des chants de ce peuple lascif ; mais il n’en parle pas avec autant de grâce qu’il met d’ardeur à sa poursuite. » Dans la calenda, hommes et femmes virevoltent les uns autour des autres, au centre d’un cercle de négresses qui scandent, en battant des mains, les strophes d’une cantatrice à la voix suraiguë, la reine Chanterelle. Le Catalier, en frappant sur sa caisse, et le Singulier, en battant un morceau de fer, accompagnent ces ébats.

Pour la valse lente de la Méringue, il faut, à Saint-Domingue, un violon et un accordéon, car tout se modernise, encore qu’on y danse aussi au son du magoyo, simple châssis de bois orné de clochettes.

LA DANSE DU VIEUX ROI BRICHI

Les nègres créoles, pour qui le bal était une passion, considéraient avec une morgue aristocratique les nègres bosales qui arrivaient d’Afrique. — « Ou semblez macaque, vous ressemblez à des singes », leur disaient-ils. À l’époque où l’esclavage existait encore à Cuba, écrit Henri Gaullieur, une douzaine de bosales y avaient été débarqués en contrebande et, parmi eux, un roitelet nègre qu’on appelait le vieux Brichi. Les créoles leur prodiguaient mots ironiques et lazzis. Ils faisaient cercle autour d’eux, au moment où les bosales commençaient leurs danses africaines. Un long tambourin de Guinée sous le bras, qu’il frappait en cadence, le vieux Brichi tournait en cercle au pas gymnastique autour de la salle : les autres suivaient à la file indienne, en poussant des hurlements effroyables et en brandissant des perches de bois en guise de lances. Qu’il y avait loin de cette exhibition de sauvagerie guerrière aux ébats folâtres des jeunes nègres créoles et de leurs amies noires en robes de mousseline généreusement décolletées !

MUSIQUE ET ORCHESTRES NÈGRES

Rois et grands de l’Afrique avaient des orchestres de clochettes, flûtes, triangles et tambours pour donner la sérénade à leurs bonnes amies. J’imagine qu’en l’occurrence, le tam-tam était dépouillé des crânes qui y pendaient et que l’oliphant n’avait plus sa séquelle de mâchoires humaines dont les liens étaient noircis de sang de mouton.

Dans les cérémonies secrètes du culte du vaudoux[sic] qui se pratiquent encore, nous le verrons, à Haïti, il y a tout un jeu de tambours rada, habillés de jupes : un tambour d’appel, aussi gros qu’une barrique, devant lequel toute la congrégation du dieu-serpent défile en lui donnant un coup de poing, fait entendre à des milles de distance ses grosses notes sonores ; deux tambours moyens, la maman et le second, et enfin un petit, le bula, sont plus particulièrement consacrés au culte.

Le bula est sans doute le petit tambour en forme de sablier, qui formait jazz avec une harpe minuscule au son très doux et un cylindre de fer qu’on battait avec un morceau de bois aux côtes de Guinée.

Nous avons la bonne fortune de connaître tous les instruments de musique nègre en usage en Guyane, il y a un siècle et demi. Le capitaine Stedman les a soigneusement dessinés. Il n’y en avait pas moins de dix-huit : la planche sonore du quaqua, qu’on frappait avec des baguettes de fer (1) ; le jonc creux du kiemba-tou-tou (2) ; l’ansokko-taina, qu’on frappait comme un tympanon (3) ; le grand tambour créole, obturé d’un seul bout (4), tandis que le grand tambour de Loango l’était des deux (5) ; et leurs diminutifs, le papa drum, qu’on frappait avec la paume de la main (6), et le petit tambour de Loango (7) ; le coeroma en forme de coupe (9) ; le loango-bania, dont la planche supportait des bâtonnets de bois élastique (10) et dont une calebasse, à la façon d’un piano-forte, renforçait le son (11) ; le saka-saka, une gourde remplie de noyaux, semblable à la coquille magique des Indiens (12) ; la conque d’alarme (13) ; le benta, semblable au bender de la Jamaïque dont je vais parler (14) ; le créole-bania, demi-gourde à quatre cordes qui ressemblait à une mandoline (15) ; le tou-tou, qui était la trompette de guerre (16) ; le cor (17) ; et enfin le loango toutou, qui était une flûte (18). Le jonc creux du kiemba, lui était originaire de la côte de Sierra Leone, et la trompe, des îles Sherbroo.

Instruments de musique nègres
extrait de Voyage à Surinam (Paris, an VII)
par John Gabriel Stedman

Les instruments n’avaient pas toujours, en Afrique, les mêmes noms. Aussi le tambour, à Loango, était le dembe ; et la kilara, grande guitare au chevalet de fer et au manche de cinq pieds recourbé par le haut, semble bien être le créole-bania (15) des îles. Le musicien la plaçait entre ses jambes et en jouait des deux mains comme de la harpe.

Le balafon, lui, répondait au xylophone. Dans la Relation de voyage, de Froger, en 1715, on voit un nègre sénégalais accroupi au pied d’un baobab, un balafon devant lui. De baguettes au bouton couvert de cuir, pour rendre le son moins rude, il frappe des règles de bois dur, disposées en forme d’harmonica et calibrées de manière à rendre un des tons ou demi-tons de la gamme. Elles sont reliées par des cordelettes de boyaux, qui passent sur des baguettes rondes placées entre les réglettes. Au-dessous des touches, sont attachées une douzaine de petites calebasses qui en renforcent le son et dont les différentes grosseurs font le même effet que des tuyaux d’orgue. « Sur deux à trois octaves, le balafon donne des sons qui ne sont nullement désagréables, écrivait naguère Maurice Delafosse. Bien des joueurs de xylophone sont de véritables virtuoses ; l’un d’eux improvise le récitatif, les autres reprennent au refrain, chacun exécutant sa partie. »

Dans la grande île anglaise de la Jamaïque, Beckford était plongé dans l’extase par la flûte caramentee, — de Cormentin, — et dans l’attendrissement par le bender (la benta), dont les Dahomiens jouaient à la perfection. C’était une simple branche tendue comme un arc par une corde de jonc qui vibrait entre les lèvres au souffle le plus léger. Quand le rossignol avait commencé ses trilles à l’orée d’une promenade de bambous, au murmure du vent qui agitait les branches, le veilleur de nuit accordait son bender : et le voyageur anglais, enthousiasmé par cette mélodie nocturne, parlait d’introduire des soli de bender dans les orchestres européens pour remplir de leurs mesures les silences de leurs récitatifs. Quant à la flûte caramantee, qui avait trois pieds de long et trois trous, elle tenait du hautbois. Faite du bois poreux de l’arbre trompette, ses notes hautes, pleines de douceur, et les sons graves de ses notes basses unissaient le pathétique à la tendresse.

En Afrique, le musicien pinçait comme un harpiste son violon à trois cordes en fruit de mapou, en s’accompagnant d’un chant qui était souvent la satire des grands personnages de la tribu. Il y récoltait l’esclavage. Et c’est ainsi que Sloane rencontra à Nevis et à la Barbade des virtuoses.

À Saint-Domingue, on appelait ces improvisateurs des zamba. Paroles, air, accompagnement, le zamba adaptait l’air au rythme de chaque figure, et les paroles à la position publique ou privée des assistants. La verve s’exerçait à leurs dépens. Au besoin, ce qui ne valait pas la peine d’être dit, était dansé avec des gestes qui traduisaient en action, comme dans la plaisanterie napolitaine, de petits drames.

Les zamba répondaient au signalement des griots, qui étaient, selon la définition de Golberry, « les jongleurs, les baladins, les poètes et les musiciens de l’Afrique », de véritables dictionnaires au surplus, qui recueillaient dans leur impeccable mémoire, les annales de la tribu, la généalogie des familles nobles, les exploits des héros et les croyances religieuses comme les coutumes sociales, pour les transmettre fidèlement à la postérité.

LA POÉTESSE PHILLIS ET SES FRÈRES DE COULEUR

Affranchis et convertis au christianisme, les nègres s’élevaient souvent bien au-dessus de la misérable condition de leurs frères : tels, l’habile avocat noir de Boston qu’on appelait le docteur Peter et surtout sa femme, une négresse d’Afrique qui avait appris le latin et qui publia, en 1772, à dix-neuf ans, un recueil de poésies anglaises d’une exquise sensibilité. Lisez plutôt les vers de Phillis consacrés à la mort d’un enfant :

« Où s’est enfui mon bien-aimé James ? Crie le père. Quand son âme voltige dans les airs, anges consolateurs, indiquez-moi le lieu de son passage.

— « Ton fils habite la région céleste, essuie tes pleurs, et prépare-toi à le suivre », répond un chérubin à la face sereine, en s’inclinant du haut de l’empyrée. Que cet espoir amortisse tes douleurs et change tes complaintes en cris d’allégresse. Sur l’aile de la Foi, élève ton âme à la voûte du firmament, où, mêlant sa voix à la voix de purs esprits, cet enfant fait retentir les cieux de concerts inspirés par le bonheur. Cesse d’accuser le Régulateur des mondes. Converse avec la mort comme avec une amie. »

Autre littérateur, Ignace Sancho, esclave du duc de Montagu, écrivit des lettres sentimentales, dont se fût honorée la plume d’un Européen.

Tandis qu’il était encore esclave, Juan Fernandez composa des sonnets qu’il publia plus tard, en 1837, à la Havane. Aquinanldo havanero était dédié à la ville de Matanzas, où il revenait après une longue absence :


Autrefois, heureux champ,
De ton état inculte je fus témoin ;
Le voyageur qui parcourait ton sol montueux
Y voyait s’agiter la vigne et le manglier.
En vain, depuis le vieux pont, je cherche.
Tes mangles, tes raisins et le toit de chaume
De la cabane abattue où le montagnard,
Pauvre et oisif, cacha son indigence…


Dans la chapelle tendue de noir où il avait passé sa dernière nuit, Placido, le poète de Cuba autrement appelé Gabriel de la Conception Valdès, condamné à mort pour avoir cherché à provoquer une insurrection parmi ses frères de couleur, composa, en 1844, une admirable prière à Dieu :

« Roi des rois, Dieu de mes ancêtres ! Vous êtes seul mon défenseur ! Mais Il peut tout, Celui qui a donné la vie aux plantes, à la mer ses vagues sombres, au soleil ses flots éblouissants, au nord ses tempêtes glacées !

« Vous pouvez tout. Tout s’éteint ou se ranime à votre voix sacrée. Hors de vous, Seigneur, tout n’est rien, tout s’engloutit dans l’insondable éternité. »

En 1848, paraissait à la Nouvelle-Orléans la première anthologie poétique de gens de couleur. Elle avait emprunté son titre, les Cenelles, au nom du modeste fruit de l’aubépine. Et elle était dédiée


Au beau sexe Louisianais :

Veuillez bien accepter ces modestes Cenelles,
Que notre cœur vous offre avec sincérité ;
Qu’un seul regard tombé de vos chastes prunelles
Leur tienne lieu de gloire et d’immortalité.


Le recueil des poésies de dix-sept hommes de couleur était publié par un ancien élève de notre école Polytechnique, Armand Lanusse, devenu principal de l’Institut Catholique des Orphelins indigents. Il souffrait de la situation humiliée qu’infligeait la couleur de sa peau au lauréat d’une des plus grandes écoles du monde. Et sa préface, pleine de dignité, saluait l’aurore d’une ère de justice : « On commence à comprendre que, dans quelque position que le sort nous ait placés, une bonne éducation est une égide contre laquelle viennent s’émousser les traits lancés contre nous par le dédain ou par la calomnie. C’est donc avec un sentiment plein d’orgueil que nous voyons s’accroître chaque jour le nombre de ceux qui, parmi nous, parcourent maintenant de pied ferme la route si difficile des sciences et des arts. »

LA MÉSAVENTURE D’UN ROI NOIR

Parfois, dans la cargaison d’esclaves, figuraient, prisonniers de guerre ou autres, des gens de marque. La première femme noire qui parut à la Guadeloupe, écrivait le P. Du Tertre, « avoit un port de reyne et un esprit si élevé au-dessus de la misère de sa condition qu’on voyait bien qu’elle n’avait rien perdu de sa dignité dans sa disgrâce. Tous les autres nègres de sa terre, hommes et femmes, loy rendoient des respects comme à une princesse. Quand ils la voyoient à l’église ou en chemin, ils s’arrestoient tout court devant elle ; ils mettoient les deux mains à terre et s’en frappoient les cuisses, puis les tenoient un moment élevées au-dessus de leurs testes, qui est la manière dont ils rendent hommage à leurs souverains ».

L’on vit de même des Mines se prosterner devant un noir qui débarquait, chargé de chaînes. Un prisonnier de guerre sans doute, vendu à l’encan. Car ils avaient reconnu, aux stigmates de sa face, un prince de leur pays à la côte d’Or. L’adversité n’avait pas tué chez eux le respect.

Le malheureux avait été sans doute victime d’une mésaventure du genre de celle que je vais conter.

Job ben Salomon était le fils du roi du Bondou, en amont de la Gambie. Peul musulman, il avait la dignité d’iman dans son pays, où il avait épousé la fille d’un alfa — ou jurisconsulte — de Tombouctou. Son père l’ayant chargé d’aller vendre à un négrier anglais un lot d’esclaves, Job commit l’imprudence de s’endormir sous un baobab, auquel il avait suspendu son poignard d’or massif et son sabre incrusté de perles. Des Mandingues passèrent qui le dépouillèrent de tout, lui rasèrent la tête et le menton, ainsi qu’on le faisait aux esclaves, et le vendirent en mars 1730 au capitaine Pyke, le même à qui il devait remettre les captifs de son père. En vain protesta-t-il. Ne sachant que l’arabe et la langue peule, il fut incompris. Il allait devenir l’esclave d’un planteur du Maryland, nommé Tolsey.

Un jour, il s’échappa et, à travers bois, gagna la Pennsylvanie, où il fut arrêté et incarcéré.

— « Allah, Mahomet, Allah  ! » s’écria-t-il à la vue d’un Anglais nommé Bluet, qui visitait la prison. Et il repoussa un verre de vin qu’on lui offrait. Un vieux nègre yolof, heureusement, put servir d’interprète. Et, pour la première fois, le pauvre Job put faire connaître sa position sociale et sa mésaventure. Une lettre qu’il écrivit en arabe à son père pour lui demander l’envoi d’une rançon, fut traduite. Elle témoignait de tant de noblesse et de grandeur, elle dépeignait de façon si poignante les traitements infligés aux esclaves, que des Anglais s’intéressèrent à lui. Il fut embarqué à destination de l’Angleterre, en 1733 ; présenté à la famille royale, il servit d’interprète au célèbre orientaliste Sloane pour la traduction de manuscrits arabes et reçut des ducs et lords, qui l’avaient convié à dîner, des cadeaux, de l’argent, des instruments de physique, etc. En août 1734, il était rapatrié dans la rivière de Gambie.

Des Mandingues passaient. Il allait tirer sur ses bourreaux, quand il se reprit : « Il est plus beau de pardonner à ses ennemis, lorsqu’on peut leur ôter la vie. » Son père venait de mourir. Le pauvre esclave devenait roi du Bondou. Et la mansuétude que lui inspira l’adversité, fit de « Job le bon Prince » le Titus de l’Afrique, si l’on en croit le More-Lake.

LES CHÂTIMENTS ET LES TORTURES

« Il faut être humain envers son semblable : la couleur ne doit point influer sur notre façon de penser, écrivait en l’an X un ancien habitant de Saint-Domingue dont le nom, ou surnom, S. J. Ducoeurjoly, témoignait d’un caractère sensible. Le nègre est un homme comme nous, et cette différence du noir au blanc ne dépend pas de lui. S’il commet quelques fautes qui méritent punition, on ne doit point pour cela se livrer à la colère et lui faire subir des châtiments aussi cruels que certains habitants se le permettent. »

Les fautes bénignes, ivrognerie, libertinage, désobéissance, étaient punies du fouet, peine légère quand on se rappelle qu’à l’époque, les marins recevaient, eux aussi, le dos nu, des coups de garcette du « chat à neuf queues ».

En Guyane hollandaise, on attache les coupables à un pieu dans une plaine brûlée de soleil, ou à un arbre de la forêt où les moustiques, par leurs piqûres, leur causent une mort atroce. À d’autres on fend le nez ou on arrache les dents pour les punir d’avoir mangé des cannes à sucre.

La nuit venue, quelles sont ces ombres qui se glissent vers des boutiques entr’ouvertes au clair de lune ? Des paquets d’herbes sous le bras, les nègres entrent, déballent leurs marchandises ; et, au milieu du tas d’herbes, apparaissent des objets ou des denrées dérobées à la plantation, indigo, sucre, café ou coton, que les voleurs échangent contre des bouteilles de tafia, de la morue ou de la mercerie. S’ils sont pris, ils risquent la perte d’une oreille, de la seconde en cas de récidive : « Si on me la coupe, gémissait un nègre de Saint-Christophe en se jetant aux pieds de Longvilliers de Poincy, je ne saurai plus où mettre mon bout de pétun. » Et le gouverneur général, touché de cette simplicité, lui laissa une oreille où camper un cigare, au lieu de la clouer au pilori. Les plus coupables étaient condamnés au carcan et exposés en public, un bâillon frotté de piment sur la bouche : les malheureux ne cessaient de baver.

Le code de la Martinique allouait au bourreau des émoluments suivant le tarif progressif que voici : couper le poignet, deux livres ; les oreilles, cinq livres ; la langue, six livres ; le jarret, quinze livres ; donner la question, quinze livres ; pendre, trente livres ; brûler vif ou rouer vif, soixante livres.

Aux îles danoises de Sainte-Croix et Saint-Thomas, les ivrognes étaient munis, comme muselière, d’un masque de fer blanc fermant à clef. Les esclaves qui esquissaient une tentative de fuite, étaient nantis d’un collier de fer avec une paire de cornes.

À la Jamaïque, en cas de récidive, on leur coupait un pied. Pour rébellion, on les brûlait à petit feu, les membres fixés par des crochets sur le sol, à l’indignation du savant Hans Sloane et du docteur Isert, médecin inspecteur du roi de Danemark. « Il est impossible pour un cœur humain, déclarait Thomas Jeffery, de ne pas compatir à une misère qui ne prend fin qu’avec la vie. »

Stedman, en Guyane hollandaise, fut outré du supplice infligé à un charpentier nègre qui avait tué un commandeur. Neptune, c’était son nom, fut héroïque. Il s’étendit lui-même sur la croix où il allait être rompu vif. La main gauche amputée, les os brisés à coups de barre de fer : « Je me ris de vos tourments, clamait-il, dussé-je rester ici un mois. À propos, Monsieur, voulez-vous me payer cinq florins que vous me devez, dit-il à un juif. — Pourquoi faire ? — Pour acheter de quoi manger et boire. » Et il lui rit au nez. — « Vous n’avez pas d’autre déjeuner qu’un morceau de pain ? disait-il à un soldat. — Parce que je ne suis pas riche. — Eh bien ! je veux vous faire un présent ; prenez la main qu’on m’a coupée ; mangez-la jusqu’aux os. »

LA CHASSE AUX « MARRONS » AUX ANTILLES

Le fouet, la perte d’une oreille, la mutilation du jarret qu’on brisait à coups de barre de fer, la pendaison enfin, toute une gamme ascendante de peines n’empêchaient pas les nègres de déserter pour chercher dans la solitude des mornes ou dans l’ombre des forêts la liberté. D’autres circonstances fortuites, le naufrage d’un navire négrier à l’île Saint-Vincent, l’expulsion des Espagnols de la Jamaïque, en 1655, par les Anglais, libéraient d’esclavage des groupes entiers de gens de couleur qui formaient des troupes assez nombreuses pour se rendre redoutables. Alors s’organisait la chasse aux marrons, ainsi appelait-on les fugitifs du mot espagnol cimarron, qui veut dire « sauvage ».

Dans les montagnes de Bahoruco et dans la plaine du Trou à Saint-Domingue, ils étaient environ trois mille, lorsque fut exécuté, en 1758, leur chef Mackandal. Mais rien ne put terroriser les siens, ni le bûcher, ni l’écartèlement, ni la roue : « Ils endurent les plus cruels tourments avec une constance sans égale, une tranquillité et un courage féroces », écrivait un colon, M. de Sézellan. Dans les cavernes du Morne Bleu, encombrées de fétiches, le nègre Pompée, poursuivi à travers des forêts de « bois à enivrer », ne fut pris qu’après une résistance acharnée.

Ces nègres des bois vivaient pourtant dans une inquiétude qui était peinte sur leur visage ; la crainte les agitait. Au Nifao, dans les montagnes qui sont au nord d’Azua, ils avaient des postes avancés de sentinelles doubles, qui se repliaient d’ajoupa en ajoupa, avec leurs chiens, jusqu’au gros de la troupe. Par contre, ils guettaient longtemps dans leurs embuscades le moment d’agir et d’enlever d’autres nègres dont ils faisaient leurs esclaves, ou des colons dont ils voulaient se venger. L’expédition du capitaine de Saint-Vilmé les délogea un moment et les obligea à errer à l’aventure en se nourrissant de feuilles et de fruits. L’un de leurs chefs, Santiago ou Santyague, fit savoir, en envoyant à Port-au-Prince cent trente-sept grains de maïs, qu’il était prêt à se retirer avec autant de nègres dans la paroisse de Neybe, qu’on leur donnait comme asile avec la liberté. Et il accepta de devenir, avec sa troupe, un chasseur de marrons.

Toutes les îles à esclaves avaient leurs marrons : « Le marronage, écrivait un colon, est l’échelle à laquelle on peut mesurer l’administration douce, intelligente, sévère ou cruelle d’une propriété. » À la Martinique, le gouverneur Clodoré, par traité, avait désarmé l’un de ces chefs de bande, qui avait pris le nom de son maître Francisque Fabulé. Il faillit être poignardé par lui. Et comme un autre marron, soumis au supplice de la roue, exhortait ses congénères à se rendre les maîtres de la Martinique, le gouverneur Machault demanda au roi d’appliquer aux marrons le châtiment dont on usait dans les colonies anglaises : on en faisait des eunuques quand il y avait récidive : « Il n’y a rien dans les lois de l’Église qui y soit contraire », ajoutait-il. Mais Louis XIV, en 1705, ne voulut rien entendre : le code noir avait de suffisantes pénalités… Il n’y parut point, quand, en 1737, les contumaces de la bande Bordebois furent rompus vifs. Loin d’être intimidés, les autres fugitifs, de féroces Mondongues, s’emparèrent de l’enfant d’un planteur qu’ils dévorèrent.

Les Anglais, à la Jamaïque, avaient voulu exterminer les marrons : « La politique, qui a des yeux, n’a point d’entrailles. » Mais les troupes détachées contre les fugitifs par des marais affreux, à ce jeu cruel, vite s’épuisèrent.

« Compagnons d’armes et frères d’infortune, — aurait dit le chef des nègres marrons de la Jamaïque, que l’abbé Prévost en 1735 appelle Moses Bom Saam, — par ce Dieu mystérieux que nos persécuteurs prétendent adorer, quelle est donc cette supériorité dont leur orgueil se vante ? Quel avantage croyent-ils tirer de leur fade et dégoûtante blancheur, sur la couleur noble et majestueuse que nous avons reçue de la nature ? Est-il question de qualités vraiment viriles ? Considérez vos tailles et vos forces. En quoi nous surpassent-ils ?… J’ai appris dans le plus saint de tous les livres, dans la source de la religion des blancs, que tous les hommes sont l’ouvrage d’un même créateur… Cependant je vois couler le sang qu’on vous arrache à grands coups de fouet. Insultes, tortures, cruautés inexprimables, tout ce que vos tyrans vous ont fait essuyer, se fait sentir à mon cœur… Songeons à ne pas souffrir plus longtemps.

« Au centre de ces montagnes inaccessibles, et dans l’épaisseur de ces bois impénétrables, nous n’avons rien à craindre de nos ennemis, si nous ne nous lassons pas de veiller à notre défense. Lorsque nous aurons confirmé nos forces par l’exercice et par la discipline, nous parviendrons bientôt à nous faire redouter, et notre nombre achèvera de nous rendre invincibles. »

Aux anciens esclaves des Espagnols qui avaient été cacher leur indépendance dans les solitudes de la montagne Bleue et dans les monts de Clarendon, des fugitifs ne cessaient de se joindre : Achantis, Ibos, Popos, Cormentins, Madagascars, par essaims, s’évadaient des plantations anglaises ; ils se formaient en nation, adoptaient comme idiome une mixture du fanti et du chwi (parlé par les Achantis), saupoudrée d’anglais et d’espagnol. Mais surtout, ils se donnaient un chef, un gnôme herculéen, Cudjoe, dont le portrait orne le frontispice de l’ouvrage de Dallas. Ils fondaient des villes, Trelawnytown, Acompongtown, Scotshall, Charlestown et Mooretown ; et ils engageaient contre l’Angleterre une lutte acharnée. Un premier compromis, en 1738, reconnut leur indépendance. Ils formaient un État dans l’État.

Les marrons de la Jamaïque reprirent les armes en 1795. Le général Walpode avait peine à les tenir en échec, quand soudain, à son appel, débarquèrent dans l’île des « chasseurs du roi », venus de Cuba avec une centaine de dogues féroces, dont la seule appréhension inclina ses adversaires vers la paix.

C’est qu’ils avaient une renommée sinistre parmi les gens de couleur, les rancheros de Cuba. Chaque commune avait encore son chasseur d’hommes, au milieu du siècle dernier. Qu’un esclave prît la fuite : le ranchero sifflait ses molosses, leur faisait flairer les effets du fugitif et partait en quête. Le noir, atteint, était coiffé par les chiens, qui le saisissaient chacun par un bras ; en cas de résistance, il était dévoré ; sa tête, hissée comme un trophée au haut d’une pique, servait d’épouvantail.

Combien était bénin, comparé à ces traitements, le sort des marrons de la Guyane française ! Il y en avait une centaine, cantonnés au-dessus de Tonne-Grande à l’ouest de Cayenne. Le jour de la Fête-Dieu, quand un coup de canon annonçait la sortie du Saint-Sacrement de l’église de Cayenne, tous les nègres fugitifs se jetaient à genoux ; puis ils allaient en procession autour de leurs cases, les femmes en portant des croix. L’un d’eux, Couacou, baptisait les nouveau-nés et récitait journellement la prière : le dimanche, il égrenait le chapelet.

LES BONNY DE LA GUYANE RESTENT FIDÈLES
AUX COUTUMES AFRICAINES

Les Hollandais, en 1730, avaient cru terroriser les marrons des forêts de Surinam en suppliciant onze d’entre eux : l’un fut suspendu vivant à un gibet par un croc qui lui traversait les côtes ; deux autres furent brûlés à petit feu, six femmes rompues vives, et deux jeunes filles décapitées.

Les rebelles n’en devinrent que plus furieux. La terreur s’installa dans la colonie. Et ce furent les planteurs qui en furent les victimes. Las de lutter, ils vinrent à composition avec les marrons de la rivière Saraméca et offrirent au capitaine Adoe, leur chef, en 1749, un superbe jet à pomme d’argent, sur lequel étaient gravées les armes de Surinam. Mais d’autres troupes de marrons envenimèrent les relations entre blancs et nègres.

— « Dites à votre gouverneur, déclara le nègre Araby aux délégués hollandais, de prendre garde que les planteurs traitent mieux des hommes qui sont leur propriété et ne les abandonnent pas à la conduite de commandeurs adonnés au vin. Ces gens punissent les nègres avec autant d’injustice que de barbarie, subornent leurs femmes et leurs filles, et chassent de la sorte dans les forêts un grand nombre d’hommes laborieux et forts, à qui vous êtes trop heureux de venir demander aussi désagréablement la paix. » En 1761, enfin, la paix fut signée entre les Hollandais et seize capitaines des partis marrons.

Elle fut scellée d’un serment solennel à la mode africaine. On tira, avec une lancette, quelques gouttes de sang d’un Européen et d’un nègre. Elles furent incorporées dans une calebasse d’eau claire à quelques pincées de terre. Tous les délégués en burent, après en avoir répandu à terre, en forme de libation. Puis le prêtre noir, le godeman, les yeux au ciel, les bras étendus, prit les cieux et la terre à témoin, appelant la malédiction divine sur ceux qui rompraient les premiers le traité de paix. — Da so, répondirent les nègres à cette imprécation solennelle, ce qui correspondait au mot : amen.

Les marrons avaient un grand chef nommé Bonny, sans doute du nom de sa tribu. À leurs établissements cachés dans les forêts ou les marais, ils avaient donné les appellations les plus pittoresques : « Je serai réduit en poudre avant d’être pris. — Venez, si vous avez du cœur. — Troublez-moi, si vous l’osez. — Dieu seul me connaît. — Les forêts pleurent. — Cachez-moi, ô vous, feuillages qui m’environnez. » L’une des villes rebelles, bâtie en amphithéâtre sous la verdure, offrait le spectacle le plus enchanteur qu’on pût rêver.

Et voici ce que dit le docteur Tripot d’une tribu qui a conservé en Guyane, les coutumes de la tribu du Bénin dont elle porte le nom.

Les Bonny guyanais ont gardé les modes africaines, chevelure crêpelée en forme de cornes, tatouages en façon de cuir repoussé, cicatrices noircies de poudre de charbon, soleil irradiant du nombril, spirales retroussant l’arc de la bouche en un rire éternel. Dans un village, les Bonny égrenaient leurs litanies devant une statue de déesse obèse aux mamelles pendantes ; et, de la terre détrempée par leurs oblations, ils s’oignaient le front, les paupières, la poitrine et les membres. Devant la case du fétiche, trois vieillards présidaient à la danse rituelle de deux jeunes gens qui voltaient, les bras collés au corps, une pagaie sur l’épaule. À la pagaie pendait un scalp humain dont la chute eût été du plus fâcheux présage. Et ce détail laisse deviner que les marrons ont quelque peu subi l’empreinte de leurs voisins, les Indiens de la Guyane.

  1. Victor DUQUESNOY, poète martiniquais, Madinina.