Nélaton
NÉLATON
Lorsque Dupuytren mourut, un des membres de l’Académie de médecine, résumant la vie et les travaux de ce grand homme, s’écria : « Ainsi a vécu celui qui porta pendant plus de vingt ans, d’une main si ferme, le sceptre de la chirurgie française. »
Nélaton a ramassé ce sceptre, que la mort avait fait tomber des mains de Dupuytren. Pendant sa longue et belle carrière, il a su lui aussi, le tenir haut, grâce au merveilleux ensemble de facultés dont la nature l’avait doué.
Le chirurgien, pour s’élever au rang des grands maîtres, doit posséder des qualités multiples que l’on rencontre bien rarement dans le même cerveau ; il est indispensable que l’anatomie et la physiologie lui soient familières, mais il ne lui suffit pas d’être savant, il faut qu’il y ait en lui l’étoffe d’un artiste, afin qu’il sache bien saisir le sens de la forme, comme le sentiment du beau. N’est-il pas appelé à entraver ou à respecter le travail de la nature, que « tantôt il combat, suivant l’expression d’un praticien habile, et tantôt il appelle à son aide, lorsqu’il lui faut continuer l’œuvre de Prométhée sur des statues désormais animées. » Le chirurgien doit avoir un sang-froid à toute épreuve, de l’énergie, de l’autorité sur ses semblables. Il doit se montrer tour à tour ingénieux, inventif, adroit et fécond en expédients. C’est principalement à son intention que Franklin a dit : « Il faut savoir percer avec une scie, et scier avec une vrille. »
Nélaton réunissait, en son intelligence, ces rares facultés qui, jointes à l’amour du travail, lui permirent d’atteindre le rang des grands hommes, sans que l’éclat de la naissance, ou les avantages de la fortune lui aient prêté le moindre secours aux débuts de sa carrière.
Il naquit le 17 juin 1807. « On avait remarqué de bonne heure, dit un de ses biographes anonymes, chez l’enfant et chez le jeune homme les qualités les plus heureuses. Il était docile, appliqué, réfléchi ; son intelligence était plus sûre que vive, ses moyens plus solides que brillants. Il se destina, sans trop d’hésitation, à la carrière de la médecine et ses débuts dans l’école ne semblent avoir présenté rien de particulier. Ses camarades ne voyaient en lui qu’un élève assidu à l’amphithéâtre et à l’hôpital, curieux d’apprendre, intelligent, ingénieux, mais exempt de ces ardeurs fougueuses qui rompent tous les obstacles et qui marquent souvent les débuts des grands caractères. »
En 1836, Nélaton est reçu docteur en médecine et sa thèse qui avait pour titre : Recherches sur l’affection tuberculeuse des os, produisit une véritable sensation dans le monde médical. Ce travail, essentiellement fondé sur l’anatomie et la clinique, révélait chez son auteur un esprit original, audacieux, fécond. Quelques années après, en 1839, Nélaton est nommé chirurgien des hôpitaux, et agrégé à la Faculté de médecine ; pendant dix ans on le voit sans cesse prendre part à tous les concours ouverts pour le professorat, avec une constance inébranlable et une étonnante ténacité. Le travail semble être sa seule préoccupation, et il acquiert beaucoup de science et beaucoup de pratique dans cette phase de son existence, jusqu’au moment où il est nommé au concours, professeur de clinique chirurgicale en avril 1851.
Un changement manifeste s’opère alors dans les allures de ce candidat d’hier, aujourd’hui devenu maître ; il se sent à l’aise sur la scène où il a ambitionné depuis longtemps de jouer un rôle. Son esprit d’observation se révèle, sa hardiesse et son jugement se manifestent ; il attire à lui la jeunesse, les étudiants, il est entouré d’une assistance nombreuse et renouvelle bientôt le succès des cliniques de Dupuytren. Nous laisserons apprécier le professeur par un de ses amis, qui a su retracer, en un tableau sincère et vivant, les mâles qualités et le mérite de Nélaton :
« Ce qu’il fut comme professeur de clinique chirurgicale à la Faculté de médecine, dit M. Sappey, un court parallèle nous le dira. Nélaton était élève de Dupuytren. Entre tous ses titres, aucun n’avait plus de prix à ses yeux. Depuis le jour où il lui fut donné, pour la première fois, de voir et d’entendre cet homme célèbre jusqu’au moment où une lente agonie est venue le clouer sur son lit de douleur, l’élève a conservé pour le maître une déférence égale à sa vive admiration. Formé à son école, doué des puissantes facultés qui l’avaient illustré, il grandit en quelque sorte à l’ombre et dans le culte de sa mémoire. À trente ans de distance, l’élève était devenu l’émule du maître. Le chirurgien de la Clinique avait pris en Europe la grande position qu’occupait autrefois le chirurgien de l’Hôtel-Dieu. Si la loi qui règle nos destinées avait permis alors qu’ils se trouvassent en présence, le maître eût été fier d’un tel successeur ; et l’élève, toujours animé des sentiments de sa jeunesse, se fût incliné encore avec le même respect devant celui qu’il considérait comme la personnalité vivante du génie de la chirurgie.
« Ils se rapprochaient par les grandes qualités qui font l’homme supérieur et le chirurgien éminent, mais différaient, du reste, par tous les autres côtés de leur organisation. L’un et l’autre brillaient par le regard pénétrant qu’ils apportaient dans l’examen des malades, par l’art infini qu’ils mettaient à grouper dans leur enchaînement le plus naturel tous les phénomènes observés, par la lucidité avec laquelle ils précisaient le siège et la nature de la maladie. Celle-ci déterminée, ils montraient la même habileté à saisir les indications qu’elle présente, le même talent à les remplir. C’était surtout dans les cas difficiles qu’on aimait à les voir et à les entendre ; déroulant le tableau de la maladie, ils n’en dissimulaient pas les points obscurs, ils les mettaient, au contraire, en pleine évidence ; puis, par l’interprétation logique des faits, par la comparaison de ceux-ci avec des faits analogues puisés dans les annales de la science ou dans leurs souvenirs, par une savante et lumineuse discussion, ils soulevaient peu à peu le voile sous lequel se cachait la lésion à combattre et finissaient le plus souvent par la montrer dans tout son jour. Qui n’a vu notre éminent collègue aux prises avec une de ces grandes difficultés de la chirurgie, qui n’a assisté à une de ces leçons dans lesquelles il répandait sur son sujet et sur ses auditeurs les vives clartés de son esprit, ne saurait avoir une juste idée du caractère et de l’élévation de son talent. Il apportait dans les opérations une main ferme et sûre, calculant et prévoyant tout d’avance, allant droit à son but, ne se préoccupant que des intérêts du malade. Si l’un de ces accidents que la science la plus consommée ne permet pas de prévoir venait à surgir, avec une admirable présence d’esprit il modifiait à l’instant même tout son plan d’opération, et arrivait à son but, aussi sûrement, aussi rapidement par une route improvisée.
« Comme professeurs, Dupuytren et Nélaton ont obtenu tous les deux un éclatant succès. Tous deux étaient suivis dans leur clinique par la foule des élèves et des médecins étrangers. De la part de ceux-ci c’était le même empressement, le même désir de les entendre, la même déférence ; et cependant combien les deux maîtres étaient différents ! Dupuytren avait une puissante constitution, une belle stature, une physionomie hautaine, le regard sévère. Grave, solennel, imposant, il tenait la foule à distance. Lorsque le moment était venu de prendre la parole, sa voix au début semblait presque éteinte ; ensuite elle s’élevait peu à peu, puis remplissait toute la salle ; il s’animait alors et bientôt, par son élocution claire, facile, abondante et correcte, il s’emparait de l’esprit de son auditoire, qu’il tenait suspendu à ses lèvres. Nélaton était simple et digne ; son attitude, son langage, ses manières, tout en lui exprimait la bienveillance ; les élèves l’entouraient et l’abordaient sans crainte ; aux réflexions et objections qu’on lui soumettait il répondait volontiers, discutait quelquefois et toujours sur le ton de la simplicité et de la plus grande courtoisie. Être utile à ses malades, instruire ses élèves, remplir, en un mot, la haute mission qui lui était confiée, la remplir le mieux possible, telle était sa grande et sa seule préoccupation. Il avait aussi le don de la lucidité, et le don, plus rare, de captiver l’attention de ses auditeurs. Mais il arrivait à ce but, moins peut-être par les formes brillantes du langage que par les développements cliniques dans lesquels il entrait et sur lesquels il savait répandre le plus vif intérêt. Dupuytren restera comme le type le plus accompli du professeur, et Nélaton comme le modèle le plus parfait du clinicien[1]. »
M. Sappey, comme on le voit, rend surtout hommage au clinicien ; un autre biographe de Nélaton nous donne sur le praticien quelques intéressants documents.
« Comme opérateur, dit ce biographe, Nélaton était surprenant, incomparable. Il y a peu d’opérations qu’il n’ait portées à leur perfection : le traitement des polypes naso-pharyngiens, la suture intestinale dans l’établissement d’un anus contre nature, l’opération du bec-de-lièvre, la suture des os, etc., voilà des opérations dont il a, par sa pratique, définitivement constitué le manuel opératoire. Son esprit était plein de ressources : avec un morceau de bois, un fil de fer, des ciseaux, il improvisait un instrument ou un appareil. Par goût, et un peu par vanité, il évitait dans les opérations ce déploiement d’appareils et d’instruments : « je n’aime guère, disait-il, la chirurgie à grand orchestre ; » et sa main petite, sèche, velue, aux doigts pointus, mal onglés et au long pouce, semblait jouer avec les difficultés et les obstacles. »
Son sang-froid égalait sa dextérité. « Quand on a fait un diagnostic correct et que l’on sait où l’on va, disait-il, on ne risque jamais rien. »
« Si vous avez le malheur, en opérant, de couper la carotide d’un homme, répétait-il quelquefois, rappelez-vous qu’il faut environ 2 minutes pour que la syncope se produise et environ autant de minutes pour que la mort ait lieu. Or, quatre minutes, c’est quatre fois le temps suffisant pour placer une ligature sur le vaisseau pourvu que vous ne vous pressiez pas. » Ne jamais se presser ! telle était la formule de son sang-froid et le secret de sa promptitude opératoire. « Vous allez trop vite, mon ami, disait-il un jour à un de ses aides, nous n’avons pas, vous le savez, de temps à perdre. »
En 1867, Nélaton donna sa démission de professeur de clinique chirurgicale ; il fut nommé professeur honoraire. L’année précédente, il avait été nommé chirurgien de l’empereur ; l’opération qu’il avait réussie sur le jeune prince impérial, en 1865, contribua singulièrement à illustrer son nom. Mais le mérite de cette opération avait été singulièrement exagéré, Nélaton se plaisait à le reconnaître lui-même. Le diagnostic, devenu légendaire, de la blessure de Garibaldi, fut encore, dans la vie de Nélaton, un événement important qui contribua puissamment à le rendre populaire, et qui devint, tant il eut de retentissement, le thème de chansons populaires (1862).
Nélaton avait été nommé commandeur de la Légion d’honneur le 24 janvier 1863 ; un décret du 14 août 1868 l’éleva à la dignité de sénateur. Ce grand praticien n’a publié que quelques rares ouvrages, dont la plupart sont des œuvres collectives[2].
On lui a reproché de n’avoir pas assez écrit, mais, où et comment en aurait-il trouvé le loisir ? Il se levait souvent à quatre heures du matin pour préparer ses cours, et tous les instants du jour étaient consacrés au travail. Vers la fin de sa belle carrière, il y avait parfois plus de soixante visiteurs qui remplissaient son salon à l’heure de la consultation et attendaient avec impatience les oracles du maître. Si Nélaton n’a pas écrit, il a fait faire des progrès importants à la pratique chirurgicale, simplifiant les opérations, perfectionnant les outils et les appareils, transmettant à ses nombreux élèves ses méthodes et ses procédés. — Comme homme, Nélaton était simple, affable et bienveillant ; il avait cependant peu d’amis. Sa vie, longtemps prospère, était devenue intolérable depuis quelques années. Une affection organique du cœur condamnait au repos cet esprit si actif, qui n’avait jusque-là connu que le mouvement. Depuis deux mois, la maladie, avait fait de grands progrès. Nélaton ne se dissimula point la gravité de son état ; il ne tarda pas à perdre toute illusion, mais n’en eut pas moins l’énergie d’attendre sa fin prochaine avec la résignation des âmes fortes. Après avoir noblement vécu, il sut bien mourir (21 septembre 1873) : son nom ne périra pas, et restera comme une des grandes gloires de la chirurgie française.
- ↑ Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie, 26 septembre 1873.
- ↑ Voici l’énumération des principaux écrits de Nélaton : Recherches sur l’affection tuberculeuse des os (thèse, 1837, in-8o) ; — Traité des tumeurs de la mamelle (1839, in-8o) ; — de l’Influence de la position dans les maladies chirurgicales (1851) ; — Éléments de pathologie chirurgicale (1844-1860, 5 vol. in-8o). — Cette dernière œuvre capitale a été faite avec la collaboration de quelques-uns de ses élèves, qui y ont résumé les principaux points de la pratique et de l’enseignement du maître.