Némoville/La catastrophe

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Beauregard (p. 90-95).

CHAPITRE XVII.


LA CATASTROPHE.


C’était l’avant-veille du jour fixé pour le mariage de Gaétane et de Roger. La jeune fille ne demeurait plus chez le docteur de Chantal. Elle s’était installée chez son père, le jour même où elle l’avait retrouvé, et ne le quittait plus que pour passer quelques heures à l’hôpital, quand on avait besoin de ses services.

M. Demers, — qui avait repris son vrai nom, depuis que sa fille lui avait été rendue, — semblait rajeuni de dix ans. Il avait été décidé qu’il s’installerait avec les jeunes époux, aussitôt après le mariage. En attendant, Gaétane ne quittait guère son père ; elle se sentait si heureuse de n’être plus sans famille.

Le bonheur, pour une fois, semblait sourire à tous les habitants de Némoville.

M. Demers avait quitté son lit, il était installé confortablement sur un fauteuil. Gaétane était auprès de lui ainsi que le docteur Desmarais, qui semblait ne pas désespérer, malgré les événements qui se préparaient. Cependant, le sombre personnage était plus renfrogné, à mesure que la date du mariage approchait ; il avait, parfois, un sourire énigmatique, et il prononçait même des paroles, qui auraient semblé être de mauvais augures, si on les avaient écoutées.

Il était cinq heures du soir, on frappa à la porte, qui s’ouvrit aussitôt, et Jeanne Lamontagne entra sans cérémonie. Elle salua M. Demers, embrassa Gaétane et dit un froid « bonjour » au docteur.

« Je viens vous enlever Gaétane, monsieur Demers, dit-elle ; Paul est allé à terre et ne reviendra que demain ; mon père passe la nuit à l’hôpital, et je serais condamnée à être seule tout ce temps, si vous me refusiez la compagnie de Gaétane. »

— « C’est entendu, répliqua M. Demers, ma fille passera ce temps avec vous. »

— « Je reviendrai de bonne heure, ajouta Gaétane, en regardant son père. »

Bientôt les deux jeunes filles partirent ensemble, après avoir embrassé M. Demers, qui les regarda s’en aller avec un peu de tristesse.

Le docteur Desmarais prit congé à son tour. Un sourire méchant courbait sa lèvre. Dans le corridor, il tendit le poing du côté où allaient le deux femmes : « Les cloches de Némoville sonneront dans deux jours, non pour annoncer des épousailles ; elles sonneront un glas, jolie dédaigneuse. » Le visage du médecin était horrible à ce moment, et si celle à qui s’adressait sa menace eût pu l’apercevoir, elle aurait tremblé.


Gaétane et Jeanne s’en allèrent à l’hôpital, où elles demeurèrent avec le docteur de Chantal jusqu’à neuf heures, puis elles regagnèrent leur demeure et, vers onze heures, elles se mirent au lit.


À minuit, tout Némoville semblait dormir.


Ce fut à ce moment qu’une ombre surgit, dans le corridor qui reliait la demeure du docteur de Chantal avec l’hôpital, et se faufila dans le sous-marin où reposaient les deux femmes. Cette ombre sinistre, c’était le docteur Desmarais. Il resta un quart d’heure dans le compartiment des machines, et ressortit en murmurant : « Monsieur le gouverneur, votre belle fiancée appartient maintenant au trépas. »

Ce soir-là, Roger et le prêtre avaient prolongé la veillée ; ils avaient élaboré des plans pour l’avenir. Il y avait à peine une heure qu’ils s’étaient séparés, et qu’ils reposaient chacun dans leur chambre, lorsque tout à coup, Turko, qui dormait dans la chambre de son maître, se mit à hurler lamentablement. Roger, réveillé en sursaut, essaya en vain de lui imposer silence ; le chien s’obstinait à gémir, comme il le faisait rarement, et toujours quand il se passait quelque chose de tragique. Roger se leva, fit le tour du « Nautilus », et ne voyant rien d’anormal, appela l’animal auprès de lui, et le fit coucher en le menaçant. Le lendemain matin, vers six heures, Roger fut éveillé encore par des coups précipités qu’on frappait à sa porte. « Vite, vite, monsieur le gouverneur, criait-on du dehors, il est arrivé un accident. »

Roger ayant ouvert sa porte, se trouva en présence de deux hommes, qui portaient le docteur de Chantal, évanoui.

— « Nous avons trouvé le docteur dans le couloir, il paraissait mort. »

Cependant, Roger donna quelques soins au médecin, qui rouvrit bientôt les yeux, et parut fort surpris de se trouver dans le « Nautilus ».

— « Ma fille ! ma fille ! » dit-il aussitôt.

— « Qu’y a-t-il ? » demanda Roger, « où est madame Lamontagne ? »

— « Hélas ! hélas ! » gémit le pauvre père.

Il raconta qu’après s’être séparé des deux femmes, la veille au soir, il était demeuré à l’hôpital, et qu’ayant voulu retourner chez lui, au matin, il n’avait pu ouvrir la porte du couloir qui réunissait les deux sous-marins. Regardant par le hublot, il avait alors constaté avec horreur que l’autre sous-marin n’était plus là.

Roger essaya de rassurer le pauvre père en lui disant que si le sous-marin s’était détaché du couloir, il ne pouvait être loin, le moteur n’étant pas en mouvement : « Partons immédiatement, et nous l’aurons bientôt rejoint. »

Le médecin ne paraissait pas si confiant. Trois des sous-marins partirent à la recherche des deux femmes, mais toutes les recherches, à la surface de la mer ou sur les flots demeurèrent sans succès.

Roger, le curé et M. Demers, qui avaient pris part aux recherches, revinrent découragés au « Nautilus ». On décida d’attendre le retour de Paul pour prendre de nouvelles mesures et organiser les recherches sur une plus vaste échelle.

On s’imagine quelle devait être la douleur des deux pères et du fiancé. Ils ne se parlaient plus ; qu’auraient-ils pu se dire ?… mais nul ne songeait à cacher ses larmes.