Nadine (Masoin)/1

La bibliothèque libre.
Henri Lamertin, éditeur (p. 13-22).

CHANT I

LE RETOUR À LA CHAUMIÈRE


L’automne est revenu. Le casque des nuages
S’enfonce sur le front des monts et des villages
Et le vent galopant, en gigantesques bonds
À la charge conduit ses coursiers furibonds.
Les toits claquent de peur et les robustes chênes
Agitent leurs bras tors avec un bruit de chaînes.
Tout plie et tout frémit. La pluie à larges flots
Au tumulte des vents mêle ses lourds sanglots
Qui tombent sur le cœur de la terre ardennaise.
Et, là-bas, se cachant à l’ombre des mélèzes,
Les petites maisons, comme de jeunes sœurs,
L’une tout contre l’autre ont serré leur bonheur
Et la braise plus vive éclaire plus joyeuse
L’âtre où se pelotonne une chatte frileuse

Et, dans la paix du soir, les enfants à genoux
Achèvent de prier la Vierge aux yeux si doux
Qu’ils sont toute la joie et toute la lumière
Qui veillent dans la nuit sur les pauvres chaumières.


Maintenant tout dormait. Aux vitres des maisons
Quelques clartés encor trouaient les horizons
Puis mouraient une à une ; et les murs du village
Fermaient leurs yeux rougis comme si, au passage,
Le vent avait éteint des étoiles, sans bruit.
Une lueur pourtant survivait dans la nuit ;
C’était dans une chambre une lampe tremblante
Dont l’éclat incertain, d’une femme dolente
Éclairait les cheveux et creusait à son front
Les plis de la souffrance en sillons plus profonds.
Elle était lasse ainsi qu’un épi que la grêle
A couché sur le sol. Sa vitreuse prunelle
Avait perdu l’éclat dont brillent les matins
Et la mort se penchait sur ses regards éteints.

Près du lit de la vieille, un front de jeune fille
S’inclinait sur la trame où courait son aiguille.
Parfois vers la malade elle tournait les yeux,
Des yeux pleins de bonté, d’azur comme les cieux ;
Puis elle reprenait, pensive, son ouvrage
Tandis que sous le toit où le vent faisait rage
Les ardoises tremblaient sursautant de frayeur.
Puis elle se levait, essuyait la sueur

Qui perlait aux cheveux gris comme l’automne
De la pauvre malade, et l’ombre monotone
S’emplissait de silence.
______________— Il est temps de partir,
Nadine, dit la vieille, et je sens se couvrir
Mes yeux lourds de sommeil. Retourne à ta chaumine,
Et ne t’égare pas sur la route où chemine
À cette heure la mort. Tu reviendras demain
Tendre à ta vieille amie, en souriant, ta main…
À moins que pour le ciel elle ne soit partie…

— Pourquoi parler ainsi ? lui dit la jeune fille,
Les printemps reviendront, et dans votre fauteuil
Vous irez vous asseoir au soleil, près du seuil…

La mourante reprit : « À quoi bon vivre encore ?
Je suis seule en ce monde, et n’ai que toi qui dores
Le couchant de mes jours. Tu fus bonne pour moi,
Toi qui vins chaque jour apporter sous mon toit
Comme un oiseau fidèle, un rayon de jeunesse
Qui souriait dans l’ombre où pleurait ma détresse. »

Tandis qu’elle parlait, on entendit un pas
Qui s’arrêta au seuil. De la main on frappa.
Nadine ouvrit la porte.
______________— Ah ! c’est vous, Monsieur Pierre,
Dit-elle ; êtes-vous donc tombé dans la rivière
Que vous ruisselez d’eau ? Approchez-vous du feu !

— En vérité, dit Pierre, il fait un temps affreux ;

La Tielle mugit, débordant. Votre tante inquiète
Par cette nuit d’orage allait se mettre en quête
Quand, me voyant passer, elle me demanda
De venir vous chercher. Il faut être soldat
Pour affronter les bruits qui glapissent dans l’ombre ;
on pourrait s’égarer tant la campagne est sombre.
Si vous le voulez bien, je vous reconduirai
Jusqu’à votre maison par le sentier des prés.

— Volontiers, dit Nadine, approchant une chaise
De l’âtre. Chauffez-vous, lèvent rougit la braise ;
Je vous suis à l’instant.
________________Pierre assis à l’écart
Tournait le dos au feu. Il suivait du regard
Les gestes de bonté que l’humble jeune fille
Autour d’elle semait comme des fleurs de vie.
Elle arrangeait le lit, disposait l’oreiller,
Marchait à petits pas pour ne pas éveiller
La malade assoupie à l’ombre de ses rêves
Et, dans la paix sereine, on entendait sans trêve,
Le balancier de plomb qui allait et venait
Et le crépitement du bois sur le chenet.
Laissant couler son rêve en onde cristalline,
Pierre ne se lassait de regarder Nadine.

Depuis longtemps déjà il aimait cette enfant
Douce comme l’aurore et l’haleine des vents ;

Il aimait ses yeux bleus comme les nuits de lune
Et son front qu’ombrageait sa chevelure brune
Et toute la bonté dont ses lèvres parlaient,
Car son cœur était bon et sa main consolait.
Maintenant, la voyant active et diligente,
Mêlant ses rayons d’aube au soir d’une indigente
Il écoutait en lui chanter, comme un refrain,
La chanson des amours à leur premier matin.
Alors, il lui sembla que le ciel et la terre
Et le bonheur étaient dans cette chambre austère
À regarder toujours la pure vision,
Et rester là dans l’ombre à boire ce rayon.

— Venez-vous, maintenant ? lui dit la jeune fille,
Notre malade dort. Qu’un rêve lui sourie
Comme un espoir charmeur ! N’est-ce pas qu’il est dur
D’être seule comme elle et d’errer sous l’azur
Sans famille et sans pain ?
_________________— C’est vrai, répondit Pierre,

Tout le bonheur qu’elle a en ouvrant sa paupière
C’est de vous voir près d’elle et venant chaque jour
Lui porter le sourire et le pain de l’amour.

Nadine, sans rien dire, avait mis un blanc châle
Laissant de son visage apparaître l’ovale
où brillaient ses deux yeux comme deux astres bleus.
Puis, fermant bien la porte, ils partirent tous deux.

La nuit était profonde et les routes obscures.
Ils marchaient à travers d’épaisses sépultures
où le vent s’engouffrait en poussant ses clameurs,
Et des torrents de pluie augmentaient les rumeurs
Qui secouaient les bois jusque dans leurs racines.

— Avez-vous peur, dit Pierre en regardant Nadine ?
Donnez-moi votre bras ; à peine si je vois
Les arbres du chemin, on n’entend pas sa voix
Parmi tout ce fracas. Vous devez être lasse
De marcher dans le vent et de suivre ma trace !

Se serrant l’un à l’autre ils pressèrent le pas
Tandis que la forêt croulait avec fracas.
Ils prirent le sentier qui longeait la rivière
Dont les flots écumants se brisaient sur les pierres.
Ils ne disaient plus rien. Pourquoi parler d’ailleurs,
Les voix étaient dans l’ombre et chantaient dans leur cœur ?
Le vent semblait moins fort puisqu’ils luttaient ensemble.

— On marche mieux ainsi, dit Pierre, et il me semble
Que j’irais dans la nuit jusqu’au prochain matin.

— Et moi je vous suivrais, toujours, toujours plus loin !
Lui dit la jeune fille.
_____________Ils se turent ensuite
Car les mots étaient pris par le vent dans sa fuite.
Enfin, une clarté scintilla devant eux
Comme un œil égaré dans le ciel ténébreux.

— C’est la maison, dit Pierre, et il marcha moins vite,
Puis quand il fut au seuil : « Nadine, je vous quitte »,
Dit-il.
___— Non, reprit-elle, on ne part pas ainsi ;
Vous allez un instant vous reposer ici :
Ma tante m’en voudrait, vous sachant à sa porte,
De vous avoir laissé me quitter de la sorte.
Et puis…
_____Au même instant, au son de cette voix
Une femme accourut.
____________— Ah ! mon enfant, c’est toi !
S’écria-t-elle. Entre, entre donc, monsieur Pierre ;
À rester au dehors le temps n’invite guère !
Le jeune homme obéit sans trop se récrier.
— J’ai bien eu peur, dit-elle, et n’ai fait que prier
Pour que le bon Dieu mît son ange sur la route ;
Et puisque vous voilà, c’est qu’il le mit, sans doute.
Ah ! Nadine, je sais que tu fuis le logis
Pour aller consoler les pauvres, tes amis,
Et sécher à leurs yeux la tristesse des larmes,
Mais tu me causes bien quelquefois des alarmes !

— Ne me gronde pas, dit Nadine en l’embrassant,
Car la bonté que j’ai, vous m’en fîtes présent.
Vous m’avez recueillie à cette heure où ma mère
Pour les chemins du ciel quittait la vie amère
Et c’est par vos leçons que j’ai su la douceur
D’aimer ceux qui soufraient comme on aime une sœur.



Elle se tut voyant le regard du jeune homme
Et sa joue apparut rouge comme une pomme.
Elle ouvrit une armoire où l’odeur du pain bis
Sur la planche aligné caressait l’appétit.
Se haussant sur les pieds elle y chercha trois tasses
Qui avaient l’air jovial et portaient sur la face,
Écrits en lettres d’or, ces mots : Bonheur ! Santé !
Et comme la bouilloire avait assez chanté
Comme un lointain ruisseau et d’une voix égale
En lançant au plafond un flot de vapeurs pâles,
Elle répandit l’eau sur le café joyeux
En inclinant le front d’un geste gracieux.
L’arome s’exhala dans toute la cuisine ;
Comme un simple bonheur il flottait, et Nadine
Emplissant chaque tasse où fumaient des vapeurs
Augmentait le parfum dont s’égayaient les cœurs.
Pierre silencieux n’avait d’yeux que pour elle
Et ses lèvres disaient : Merci, Mademoiselle !

Tous trois goûtaient le charme enveloppé de paix
Qui monte de l’amour aux heures où il naît
Et qu’il est un mystère où tout sourit et chante
Comme chante la terre aux rayons qui l’argentent.
Tour à tour ils parlaient et devisaient gaîment,
Et la tante pensait : « Ils ont l’âge charmant
Qui met des souvenirs sur mon soir solitaire ;
Ah ! s’ils pouvaient s’aimer ! Je quitterais la terre
Sans crainte de laisser Nadine sans foyer…

Pierre est un brave enfant, il aime à travailler
Et tous deux de bonheur fleuriront leur demeure. »
Et son regard sourit à l’espoir qui l’effleure
Comme un vent du matin sur le front des épis.

Tandis qu’elle songeait, Pierre, toujours épris,
Écoutait gazouiller les lèvres de Nadine,
Il riait avec elle, et leurs voix argentines
Comme un ruisseau jaseur, coulaient en perles d’or
Mais l’amour dans les mots n’osait parler encor,
Pierre alors se leva.
____________— Il faut que je vous quitte,
Dit-il, la nuit s’enfuit. Comme le temps va vite
Auprès de vous, Nadine, et comme je voudrais
Que l’heure s’arrêtât de courir désormais !

— Les heures reviendront, dit Nadine pensive,
Chacune a son bonheur, et sur toute la rive
Les flots en descendant apportent leurs chansons. »
Elle conduisit Pierre au seuil de la maison
Et lui donnant la main : « Bonne nuit ! lui dit-elle,
Et sur la route obscure ouvrez bien la prunelle. »
Et comme il s’éloignait, elle écouta le pas
Qui s’éteignait dans l’ombre et, debout sur le pas,
Elle sonda la nuit où mourait la tempête
Et n’entendant plus rien, elle pencha la tête.

Ah ! Nadine, dis-moi, sur quel océan bleu
Vogue l’esquif léger de ton rêve amoureux ?

Quelle est donc cette voix que ton oreille écoute
Et qui se perd là-bas dans l’ombre de la route ?
Et d’où vient que ton cœur a des ailes d’oiseaux
Prêtes à s’envoler vers un monde nouveau
Plus beau que les printemps aux baisers de l’aurore ?
Pourquoi d’une rougeur ton front pur se colore
En songeant au jeune homme avec qui tu riais
Dans ta pauvre chaumine où le bonheur veillait ?
Oh ! laisse-toi bercer par ce chant de la brise
Qui passe sur les fronts que la jeunesse grise !
C’est la chanson de vie où l’on entend la voix
Des abeilles, des fleurs, des oiseaux sous les toits
Et de toutes tes sœurs qui dorment sous la terre
Après avoir tendu leurs lèvres solitaires
Vers les baisers épars qui flottaient sous le ciel !
N’est-ce pas qu’il est doux ce refrain éternel
Qui vient, joyeux et pur, tandis que tu sommeilles,
Pour la première fois chanter à ton oreille ?