Nadine (Masoin)/3

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Henri Lamertin, éditeur (p. 43-61).

CHANT III

L’ADIEU


Depuis longtemps déjà on a fauché les blés,
Cueilli dans les vergers les fruits d’or tavelés ;
Les greniers sont remplis et les fruitiers embaument.
Souvent Pierre et Nadine, à travers les royaumes
De l’espoir, ont conduit leurs pas silencieux
Escomptant l’avenir en mots délicieux.
Nadine n’est plus elle, et sa mère adoptive
S’étonne de la voir tantôt joyeuse, active,
Gazouillant des chansons, faisant rire l’écho,
Tantôt triste, rêveuse et ne disant plus mot.
Assise à la fenêtre elle coud sans relâche
Les pieds sur l’escabeau, absorbée à la tâche ;
Autour d’elle nul bruit ; on entend seulement
La flamme qui crépite en léchant les sarments.


Car l’hiver est venu. Il neige sur la terre,
Il neige sur les prés, sur les bois solitaires ;
Il neige sur les toits capuchonnés de blanc.
La rivière plaintive allonge son ruban
Comme une lave d’ombre à travers la campagne
Immense de blancheur. Le chant qui l’accompagne.
Coule comme un sanglot à travers les roseaux
Et des frissons de froid écument sur les eaux.
Au devant des maisons qui ont fermé leurs portes,
Comme de lourds coffrets où sont des choses mortes,
Des gamins ont tendu pour les moineaux goulus
Parmi les pailles d’or des pièges à la glu.

Le moulin cependant tourne, tourne sans cesse,
Et sous la vanne ouverte en grondant l’eau se presse,
on dirait qu’il ressemble avec son manteau blanc
Au bonhomme Noël. Partout en fils d’argent,
Pend la glace fragile, et l’on entend les roues,
Et l’on entend la meule. Elles courent, elles jouent
Comme dans du velours. Les merles vagabonds
Semblent dire en passant : Ah ! qu’il doit faire bon
Dans ce nid ! Le meunier va et vient ; sa main plonge
Dans les hauts tas de son légers comme une éponge ;
Il caresse des sacs le ventre rebondi,
Il palpe la farine et sa figure dit
Tout son contentement. Vers l’étage il s’avance.
Là, comme des pendus hissés à la potence


Apparaissent les sacs par la chaîne étranglés
Et les diables bruyants roulant sur les planchers
Les mènent au grenier dans un bruit de tonnerre.

Hélas ! comme ils s’en vont ces moulins solitaires
Qui riaient au soleil assis dans les vallons
Comme des nids de paix à l’ombre des chansons !
Ruches où murmurait comme un travail d’abeilles
À l’heure où le printemps en chantant se réveille.
Comme ils s’en vont ! Un jour on ne les entend plus ;
Le silence revêt les planchers vermoulus,
La porte reste close et la roue immobile.
Dans les sacs ventrus, pleins de farine subtile,
Le meunier, pipe aux dents, ne plonge plus la main.
C’est que les grands moulins de Tournai, de Louvain,
Font plus de bruit et vont plus vite ; leurs mâchoires
Broient sans trêve les blés en poussière d’ivoire.
Vaincus par le progrès les autres se sont tus,
Mais avant de mourir ils se sont revêtus
Du voile des flocons qui volaient des trémies
Et ils dorment en paix dans leur mélancolie.

Mais, en ce temps lointain, le moulin prospérait
Abritant son bonheur sous l’ombrage discret,
Et le meunier debout au seuil de sa demeure
Regardait sur la route arriver à chaque heure
Les lourds chariots de blé grinçant sur leurs essieux.
Et c’était dans la cour un spectacle joyeux

Qu’amenaient avec eux les chars du voisinage.
Fouets et cris se mêlaient, on rangeait l’attelage,
on se prêtait main-forte, on déchargeait les sacs
Et la roue, au soleil, chantait toujours : Tic-tac !

Or, en ce jour d’hiver, la face rubiconde
Du meunier rayonnait ; transparent comme une onde
Son œil s’illuminait ; il se frottait les mains,
Parlait seul à voix haute, inspectait le chemin
Par où Pierre viendrait ramenant l’équipage.
Pensez donc ! Ce matin, le maire du village,
Oui, le fermier Mathot, le richard si connu
Au moulin de Piquin n’était-il pas venu ?
Et sans de longs discours, et parlant pour sa fille
Demandait de l’unir à Pierre pour la vie.
Quel honneur pour Piquin ! Comme il se sentait fier !
Il humait, semblait-il, le bonheur avec l’air.

Le soir allait venir. Il montait de la terre
Scintillante de neige, un froid tranquille, austère,
Et là-bas sur la route ainsi que des trous d’or
S’allumaient les maisons dans l’ombre qui les mord.
Par la fenêtre étroite, en un bain de lumière
Tiède comme une aurore, on voyait la meunière
Vaquer à son ménage. Alerte et vive encor,
Les cheveux grisonnants mais robuste de corps,
Le visage veiné de marbrures sanguines
Maman Piquin semait la vie en sa cuisine.


Devant le grand fourneau où les bûches ronflaient
Et projetaient sur elle un éclatant reflet,
Pour le repas du soir elle attisait la flamme.

La porte alors s’ouvrit, le meunier entra.
La porte alors s’ouvrit, le meunier entra.— Femme,
Dit-il, il tarde bien le fils !
Dit-il, il tarde bien le fils ! — Quoi d’étonnant,
Répondit-elle, il faut qu’il ouvre un œil prudent
Par ces chemins de neige.
Dit-il, il tarde bien le fils ! — À moins que, reprit l’homme,
À rire ou bavarder son temps ne se consomme
Auprès de cette fille… Il est temps d’en finir !

— Crois-tu donc qu’il voudrait refuser d’obéir ?
Pourrait-il reculer devant cette fortune
Qui lui tombe du ciel ? Elle n’est pas commune
Cette chance qu’il a ! Il n’hésitera pas.

— Je voudrais voir, dit le meunier, qu’il nous trompât !
J’ai trimé chaque jour ; j’ai mis chez le notaire
De beaux écus sonnants, et pour mon héritière
J’aurais cette Nadine, une fille de rien !
Au diable je préfère abandonner mon bien !
Tandis que l’autre au moins, vraiment, c’est une femme.
Elle fut au couvent à la ville ; et sait, dame,
Le piano ! elle chante, ah ! quelle voix ! et puis
Elle vous tient un compte, ah ! mieux que je ne puis !

Pierre en profitera si elle est trop savante.
À son tour il sera gros monsieur. Influente,
Sa femme pourrait en faire un homme important.
Que sais-je ? Un conseiller ? voire un représentant ?
Mathot est tout-puissant, et sa seule parole
A ravi le ministre au Congrès agricole.
Quel homme ! Et riche donc !
Quel homme ! Et riche donc !— Et le meunier allait,
Allait toujours, montant comme une soupe au lait,
Et sa femme en silence acquiesçait de la tête.
Il s’arrêta. Le pas d’un cheval que l’on fouette
Et le chant des grelots sonnèrent dans la cour ;
Ils annonçaient gaîment de Pierre le retour.

Le meunier vint à lui. Ensemble ils dételèrent
Le cheval qui gagna la route familière
Menant à l’écurie où l’arôme du foin
S’exhalait en tiédeur de tous les moindres coins.

Le repas terminé et sa pipe bourrée,
Vers le plafond noirci, en volutes moirées,
Le meunier fait monter la fumée à grands coups.
Dans le fauteuil sa femme est assise, elle coud.
Pierre distraitement suit les pages d’un livre.
Dehors siffle la bise et des rafales ivres
Jettent la neige en tas. On dirait qu’une main
Ébranle les vieux murs et que le toit se plaint.

Les volets en claquant tremblent comme un feuillage
Et des paquets de vent s’écroulent avec rage
Attisant du foyer les ardentes clartés.

— Pierre, dit le meunier d’un ton de gravité,
Voici que maintenant et ta mère et ton père
Sentent l’âge venir ; et, comme eux, je l’espère,
Tu sauras prospérer dans le travail. Bientôt
Tu seras maître ici. Or il n’est pas de trop
D’être deux pour la tâche : un n’y pourrait suffire…
La meunière ajouta : « Et ta mère désire
Avant le grand sommeil voir ses petits-enfants
Danser sur ses genoux. Serait-ce pas charmant ? »

— C’est raison, continua le meunier, et comme
Tu ne te presses pas, j’ai fait ton choix. En somme
Il en est mieux ainsi. Les parents ont d’ailleurs
Beaucoup d’expérience ; ils savent le meilleur
Pour arrêter jeunesse au seuil de la folie.

— Mais attendez, dit Pierre, avant que je me lie,
Jusqu’à l’été prochain, car voici la saison
Où l’on se réunit le soir dans les maisons.
J’y pourrai faire un choix parmi les jeunes filles.

— C est tout fait, dit le père, et même je défie
De trouver mieux que moi. Sais-tu qui veut de toi
Comme gendre ! Mathot !… Comment ?… tu restes coi !

Un beau-père cossu !… Va donc voir ses étables,
Ses greniers et ses champs !… Et une fille aimable !
C’est-il à dédaigner ?… Eh bien ! tu ne dis rien ?

Pierre était à son rêve ; il répondit :
____________________________— C’est bien !
Le fermier est fort riche ; aussi sa demoiselle
Est-elle une coquette, elle aime les dentelles
Ainsi qu’une princesse, elle est savante aussi ;
C’est trop pour un meunier comme il en faut ici.

— Tu trouves que c’est trop ? Comment donc peux-tu dire ?
Mais tu ne songes pas qu’elle pourra t’instruire,
T’éduquer, te hausser, te faire député ?
Vois moi ; si j’étais savant, serais-je resté
Tous les jours de ma vie à moudre la farine ?
Ne comprends-tu donc pas à quoi je te destine ?
La fortune te rit, tu hésites au seuil,
Et ton cœur ne ressent ni bonheur, ni orgueil ?

— Pourquoi donc, reprit Pierre, atteindre à ces rivages ?
Serai-je plus heureux ? et n’est-il pas plus sage
De vivre comme vous en ce bon vieux moulin
Dont la palette s’use à moudre du bon grain ?
Je serai, comme vous, l’âme de ce domaine,
Je réglerai la meule et la chanson sereine
Des aubes de la roue, et, dimanche arrivant,
Après vêpres j’irai m’asseoir au
Cheval blanc

Parmi les paysans dans le soir doux et tiède.
À la maison j’aurai une femme qui m’aide,
Diligente à la tâche, aux paroles de miel,
Qui sera le rayon de mon tout petit ciel…
Et en parlant ainsi il songeait à Nadine.

— Sache que du moment la fortune est cousine,
Interrompit le père. On te l’offre, prends-la.
Pourquoi tarderais-tu ? Le parti que voilà
T’aligne sans compter des écus sur la table,
Et ton oreille est sourde à ce bruit délectable !
Allons, écoute-moi, je suis un fin renard :
Commence à cultiver ta belle sans retard,
L’amour suivra bientôt.
L’amour suivra bientôt.— Non, lui répondit Pierre,
J’aime mieux réfléchir.
J’aime mieux réfléchir.— Que dis-tu ? fit le père.
— Je n’irai pas chez elle, et n’y puis pas aller.

— Ah, ça ! dit le meunier, serais-tu enjôlé,
Ainsi qu’on me l’a dit, par cette mijaurée
Qui se nomme Nadine ? Ah ! vraiment, la madrée !
Sur les plus beaux partis jeter son dévolu !
L’aguicheuse de gars ! Elle serait ma bru ?
Mais où donc voudrais-tu que je cache ma honte ?

— Père, dit le jeune homme, à ce que l’on vous conte
Ne prêtez pas l’oreille et ne vous fâchez point.
Nadine est toute bonne, et les gens le sont moins

Dont le cœur à la lèvre exhale une vipère.
Tout l’or est dans son âme, et toutes les misères
Ont leur étoile en elle. Aussi ne croyez pas
Qu’elle m’ait enjôlé ; j’ai marché dans ses pas
Parce que j’ai voulu. C’est moi qui sur sa route
Ai jeté mon amour afin qu’elle l’écoute,
Et puisqu’elle a tremblé aux mots que je semais,
Je lui suis et lui reste attaché à jamais.

— C’est ce que nous verrons, clama le meunier blême,
Car j’irai, oui, j’irai le lui crier moi-même
Qu’elle est une intrigante aux provoquants regards,
Rôdeuse de chemins et voleuse de gars.
Les injures pleuvront sur elle à coups de pierres,
Et nous verrons jusqu’où…
Et nous verrons jusqu’où…— Inutile, dit Pierre,
C’est promis, elle sera ma femme.
C’est promis, elle sera ma femme.À ces mots
Le meunier s’empourpra comme un coquelicot.
Il bondit de colère et comme une massue
Son poing frappa la table. Il criait : « La sangsue !…
Je te chasserai… Je te déshériterai…
Et jamais, entends-tu, tu ne pourras rentrer.
Tu iras avec ta… »
Tu iras avec ta… »— Là, là, dit la meunière
Se levant, calme-toi, ce n’est point la manière
De convaincre les gens ; Pierre n’est pas méchant,
Tu as été trop brusque, et te voilà crachant


Des mots de cabaret. Prends quelque patience,
Le fils réfléchira.
Le fils réfléchira. — Eh bien ! soit, qu’il y pense
Jusqu’à demain. Si je ne suis pas obéi,
Je le chasse. On saura qui est le maître ici.
Et le meunier sortit en fracassant la porte…
Au dehors glapissait la tempête plus forte.

Pierre est dans sa chambre, où sa mère l’a conduit.
Et sa tête et son cœur sont plongés dans la nuit.
En vain sa mère pleure, elle prie et supplie,
Rien n’y fait. Elle dit : « Puisque dans ta folie
Tu persistes, pars donc ; le père est irrité
Et il te chassera. Tu iras habiter
Chez ton oncle Libert et prends-y de l’ouvrage.
Peut-être oublieras-tu cet amour de passage,
Ou ton père calmé sera moins entêté.
Ah ! quels jours de malheur vont pour moi sangloter !
Songe à ta vieille mère, et reviens à sa porte :
À notre âge, vois-tu, on est si vite morte ! »

Ayant baisé son fis avec plus de douceur
Qu’elle n’avait coutume, elle partit. Songeur,
Pierre était resté seul. Dans le ciel de sa vie
Il voyait des oiseaux passer l’aile meurtrie
Et des barques sans voile et des buts sans espoir.
Ses pas marchaient dans l’ombre et son cœur dans le noir.
Mais brillante et plus claire apparut une étoile
Comme un visage aimé qui rejette son voile.


C’était l’image de Nadine. Elle venait
Au seuil de sa douleur, à pas menus, discrets,
Tendre avec ses deux bras le baiser d’un sourire ;
Elle approche, elle est là, et doucement l’attire…
Pierre se sent vaillant. « Je partirai, dit-il,
Puisqu’il le faut ainsi. Mais qu’importe l’exil ?
Je souffrirai pour elle, et si dans la souffrance
Doit fleurir mon bonheur, il aura l’espérance
Pour lui montrer le but. »
Pour lui montrer le but. » Alors il prépara
Ses hardes de voyage, au mur il retira
Les objets familiers et regardant la chambre
Aux murs silencieux dans ce froid de décembre,
Il se sentit plongé dans un tombeau profond.

Plus pâle et plus blafard, ainsi qu’un moribond,
Le matin se leva. La tempête apaisée
Avait gravé ses fleurs de gel à la croisée.
Pierre était résolu. Il eût voulu partir
Tandis que la maison semblait encor dormir,
Sans adieu, comme s’il quittait quelque inconnue.

Mais sa mère était là, à sa porte venue.
Le voyant équipé, elle comprit alors
Que, son fis s’en allant, c’était comme la mort
Qui entrait à sa place :
Qui entrait à sa place :— Tu reviendras ? dit-elle
Le serrant dans ses bras ; maintenant je suis telle

Que je vais en pleurant marcher vers le tombeau
De ma douleur vêtue ainsi que d’un manteau.
Ne reste pas longtemps, car nous sommes les mères
Qui vivons de nos fils comme de la lumière.
Si ton père s’entête, auprès de toi j’irai…
Mais non, il cédera lorsque je pleurerai…
Tiens, prends ceci, dit-elle, en lui donnant sa bourse,
Plus tard je t’enverrai, s’il le faut, des ressources.

Elle bénit son fils d’un doigt mal assuré
Et ne paraissait pas pouvoir s’en séparer.
Enfin, avec douceur, Pierre rompit l’étreinte,
Descendit l’escalier d’où s’exhalait la plainte
De chacun de ses pas. Au seuil de la maison,
Maître Piquin humait l’air froid de la saison
Et regardait au loin le sol vêtu de neige
Et les sapins drapés comme aux jours de cortège.
Pierre passa.
Pierre passa.— Vous le voulez, dit-il, j’irai,
Car je ne puis trahir l’amour que j’ai juré.

— C’est bien fit le meunier d’une voix impassible,
Va !
Va !Et son doigt lui montra la route paisible
Où les moineaux cherchaient leur nourriture en vain,
Et sur les arbres nus, en chœur, piaillaient de faim.
Bien que son cœur tremblât, Pierre, d’un pas rapide
Et ferme s’éloigna. De son regard avide


Il but la vision du moulin tout entier.
Il voulait dans l’adieu, peut-être le dernier,
En imprimer l’image au fond de sa prunelle.
C’était la cour joyeuse où des mains maternelles
Avaient suivi ses pas à l’aube du chemin,
Où la fontaine bleue écoulait son refrain ;
C’était la grange ouverte où parfumaient les pailles,
L’arôme du fenil, le lierre des murailles ;
Et le chien dans sa niche en le voyant passer
À la hâte et pensif, sans être caressé,
Gémissait tristement en secouant sa chaîne.
Il entendait la roue et la meule prochaine
Aux chants laborieux qu’il n’écouterait plus,
Et devant lui la route aux sapins chevelus
Ébouriffés de neige, allongeait son silence,
La route où les chevaux s’avançaient en cadence
Quand il rentrait les soirs d’étés ou de printemps,
Sous l’ombrage touffu, les suivant en chantant !

Et maintenant c’était l’hiver au linceul pâle !
Toute chose avait froid sous sa robe glaciale
Et il ne savait plus s’il souffrait ou si tout
Soufrait pour lui. Partout le silence, partout
La solitude blanche et la mort souveraine
Qui baisait le matin du froid de son haleine !
Pierre pressa le pas. Il songeait aux doux yeux
De Nadine et l’espoir lui souriait aux cieux.

Il arriva bientôt au seuil de la chaumine.
À la porte il frappa, et la main de Nadine
Ouvrit. La jeune fille exprima par un cri
Sa surprise en voyant de Pierre l’air meurtri.
Elle lui prit la main.
Elle lui prit la main.— Qu’avez-vous, lui dit-elle,
Vous êtes comme un mort ?
Vous êtes comme un mort ? — C’est que l’heure est cruelle
Dit Pierre, mon aimée, il faut nous séparer !
J’ai parlé à mon père, et j’avais espéré…
Mais non, il m’a chassé ! Je pars gagner ma vie.

— Chassé ! cria Nadine, il faut donc qu’on expie
Le crime d’avoir cru au bonheur en s’aimant ?
Chassé ! c’est impossible ! Et c’est pour moi, vraiment,
Que vous partez ? Non ! non ! J’irai chez votre père,
Le prier à genoux ; je noierai sa colère
Dans le flot de mes pleurs ; je lui dirai des mots,
Des mots tristes et doux qui seront des sanglots,
Et il s’attendrira.
Et il s’attendrira.— Inutile, dit Pierre,
Car son cœur est de fer et sa tête est de pierre.

— Mais j’irai lui crier que cela n’est pas vrai,
Que vous ne m’aimez pas, je dirai que jamais
Vous ne m’avez aimée et que jamais mon âme
Ne te tendit les bras ! Oh ! mentir c’est infâme !
Mais toi ! souffrir pour moi ! le pourrai-je endurer ?

— Eh ! qu’importe, dit Pierre, à mon cœur de pleurer,
D’être une coupe amère aux fleurs rouges de lie
Si tes bras à mon cou comme un lierre se lient !
J’ai des mains pour l’ouvrage et mon cœur pour t’aimer.
Bientôt je reviendrai. Que puis-je redouter
Si tu restes ici à m’attendre fidèle ?

— Je veux l’être, dit-elle, autant que ma prunelle
Gardera ton image avec ton souvenir !

— Alors, c’est du soleil qui dore l’avenir !
Je m’en vais sans regret, et quand les hirondelles
Au bord de nos vieux toits abriteront leurs ailes,
Je reviendrai aussi et nous nous marierons,
Et sur notre bonheur les cloches chanteront…
Mais l’heure des adieux tinte dans le ciel blême.

— Pas encor, dit Nadine. Avant l’instant suprême,
Je veux t’accompagner jusqu’au sommet, là-bas
où commence le bois.

où commence le bois.Ils unirent leurs pas
Lentement, désirant prolonger l’heure brève
Qui glissait tristement comme ce qui s’achève.
Le ciel était noyé de détresse comme eux
Et la neige couvrant les espaces laiteux
Reposait immobile, infinie et altière
Comme un parvis de marbre au seuil d’un cimetière.

Et Nadine disait :
Et Nadine disait : — Ami, vois les oiseaux,
Ils cherchent quelques grains comme nos cœurs jumeaux
Le bonheur sans le trouver.
Le bonheur sans le trouver.— oui, répondait Pierre,
Mais quand refleuriront bourgeons et primevères
Ils vogueront légers sur l’aile des chansons
Et nous aussi, joyeux, comme eux nous chanterons.

Et sous leurs pas craquait la neige comme verre
Et le silence ourlait le manteau de la terre.
Les taillis effilaient leurs rameaux grelottants
Où des mousses de neige avaient mis des nids blancs ;
Au ciel quelques corbeaux ramaient dans les espaces
Et jetaient en passant un cri rauque et rapace.

— C’est ici, la chapelle où il faut nous quitter,
Dit Pierre, le cœur gros et prêt à sangloter
Comme un enfant perdu dans les bois solitaires.
Ma douce aimée, adieu ! Retourne à ta chaumière
Et attends là que je revienne.
Et attends là que je revienne.— J’attendrai,
Dit-elle, j’attendrai comme les fleurs des prés
Attendent pour s’ouvrir que le printemps s’éveille
Et qu’il chante en la ruche un murmure d’abeilles.

Tandis qu’elle parlait, Pierre voyait là-bas
Le chemin familier qui allongeait le bras

Vers les maisons de paix aux fourrures d’hermine.
Une molle fumée en spirales câlines
Respirait sur les toits comme un souffle d’enfant
Et s’évanouissait aux caresses du vent.
Son regard embrassa la vision bénie
Qui chantait à son œil la joie évanouie.
Il cherchait à l’écart, derrière les sapins
Qui se tendaient la main, les toits du vieux moulin ;
Et quand il reconnut la maison paternelle
Qui l’avait jusqu’alors abrité sous son aile,
Où les jours s’écoulaient au fil bleu du bonheur,
Aux refrains du travail, comme un ruisseau jaseur,
Alors il entendit toutes les choses mortes
Du tranquille passé qui frappaient à la porte
De son cœur, et il crut qu’il en allait mourir.
Nadine était venue en ses bras se blottir,
Elle appuyait son front sur l’épaule de Pierre
Regardant avec lui la neige immense, austère,
Qui s’étendait partout sous la froideur des cieux.

Pierre lui dit alors :
Pierre lui dit alors :— Adieu, Nadine !
Pierre lui dit alors : — Adieu, Nadine !— Adieu,
Répondit-elle, adieu !
Répondit-elle, adieu !Et leurs mains se joignirent,
Et Pierre ayant donné aux lèvres qui l’attirent
Le baiser des amours fidèles, s’éloigna.

L’œil fixé à ses pas, Nadine restait là

À regarder l’ami qui descendait la route
Et voyait son bonheur s’écouler goutte à goutte.
Lorsqu’il se retournait elle lui envoyait
Le geste de ses mains, vers lui les déployait
Comme une aile d’oiseau qui lui disait : Espère !
Elle vit Pierre encore une fois, la dernière,
S’arrêter un instant pour unir leur penser,
Puis sur la route blanche où il était passé
Elle ne vit plus que la neige immaculée
Et des pas bien-aimés la trace ciselée.
Alors se sentant seule entre l’immensité
De la terre éplorée et des cieux attristés
Nadine sanglota, et, les deux mains tendues,
Poussant un cri d’effroi, elle vint, éperdue
Tomber dans la chapelle aux marches de l’autel
Où la Vierge Marie, en sa robe de ciel,
Rayonnait de pitié à toutes les détresses
Et leur ouvrait les mains pleines de ses tendresses.