Naples et les Napolitains/02
NAPLES ET LES NAPOLITAINS,
IV
Mais vous n’avez jusqu’à présent, monsieur, que les amusements exceptionnels du peuple. Je voudrais vous montrer ses récréations de tous les jours ou au moins de tous les dimanches, et à cet effet je vous propose une promenade aux environs du port. Le môle était autrefois un endroit fort curieux pour l’observateur ; il l’est maintenant beaucoup moins, grâce aux embellissements, très-nécessaires d’ailleurs, qui l’ont rendu plus propre et plus agréable. Il offrait autrefois au peuple une fête permanente ; il offre maintenant aux voitures un chemin commode et bien dallé.
Mais si le port lui-même a pris cet air d’élégante vulgarité qu’imposent l’utilité et la salubrité publiques, les rues qui le précèdent ou qui le suivent, ou qui l’entourent ont encore quelque chose des beaux jours abolis. Ce n’est plus, il est vrai, le barbier populaire que Bidera m’avait fait remarquer sur le môle même. Il s’appelait don Piriquacchio, nom que je vous défie bien de prononcer et de retenir, et il avait inscrit ces deux vers sur l’enseigne de son échoppe :
« Don Piriquacchio amoroso
« Pe doje rane fa varva e caruso. »
Ce qui peut se traduire en français par ces deux mauvaises rimes :
Don Piricouac, tendre pour tous,
Vous tond et vous rase pour deux sous.
Mieux que le distique, inintelligible au peuple illettré, un grand nombre de rasoirs suspendus au bois de la baraque attiraient les chalands dans la boutique du savant homme. Tous ces rasoirs avaient un nom : l’un s’appelait l’Écorcheur, l’autre Regarde-les-Étoiles (mira-stelle), un troisième Serre-les-Dents, un quatrième Tire-les-Pieds, et ainsi de suite. Le lazzarone entrait sous la tente, s’asseyait sur la vieille chaise de cuir et mettait une pomme dans sa bouche, pour amortir les coups du formidable opérateur. Don Piriquacchio prenait alors l’Écorcheur, jusqu’à ce que le patient mutilé lui criât avec angoisse : « Maître, change de rasoir ! » Il prenait alors Serre-les-Dents, qui se trouvait plus mauvais encore, puis un à un tous les autres, et il ne manquait jamais de revenir à l’Écorcheur, son instrument le moins douloureux. L’opération terminée, la pratique s’en allait le visage en sang, et mangeant sa pomme.
Hélas ! don Piriquacchio n’existe plus. Avec lui a disparu le Chante-Histoires (canta-storia), qui était à la fois un professeur d’antiquités, de déclamation et de poésie ! Que de fois, hélas ! je l’ai entendu dans mon enfance, debout au milieu du môle, sur le tréteau qui lui servait de chaire, ce puissant amuseur du peuple, ce fameux maître Michel, qui m’honorait d’une affection toute paternelle et qui, ordonnant à son public de me faire place, m’asseyait toujours à ses pieds, au premier rang ! Autour du tréteau, sur des bancs de bois, se rangeaient les habitués, les passionnés, comme on les appelait alors.
Ce public en chemise ou en caleçon, composé d’enfants, d’hommes, de femmes et de vieillards, était bien l’auditoire le plus singulier du monde. Les uns semblaient recueillis, repliés sur eux-mêmes, plongés dans les méditations les plus profondes ; les autres étaient suspendus, bouche béante, aux paroles de l’orateur. Ceux-ci riaient, pleuraient, siirritaient, et du geste et de la voix accompagnaient le récit du maître. Des marmots vêtus d’un fragment de toile qui flottait autour d’eux comme un pavillon, écoutaient gravement, les mains derrière le dos, campés d’aplomb comme des statuettes. Derrière les bancs des passionnés, se pressait, debout, la foule mobile des amateurs. Maitre Michel, monté sur sa planche et tenant en main une longue verge qui figurait l’épée de Renaud, ou, si l’on veut, le trident de Neptune, soulevait à son gré ce peuple turbulent, cette mer houleuse. Derrière lui se dressait le vieux Château-Neuf, la forteresse aux canons braqués sur la ville, et où les enfants de la libre Helvétie faisaient jour et nuit sentinelle, vêtus de rouge comme des forçats. Devant lui les mille navires du port étendaient, comme une forêt de sapins, leurs vergues blanches. Par-dessus les mâts et par delà la mer, immobile dans son manteau bleu, fumait le Vésuve ; à l’horizon enfin, comme des piliers d’azur, les montagnes de Castellamare et de Castrée semblaient soutenir la coupole éclatante du ciel.
En face de cet auditoire et de cette nature, maître Michel commençait ainsi :
Rinaldo allora un gran fendente abbassa :
E il Saracin percuote sulla testa :
La spada trincia il capo ed oltre passa,
Trincia in due parti il corpo e non s’arresta :
Anche il cavallo in due metà trinció,
E sette palmi sotto terra entró[2].
On le voit, c’est l’histoire de Renaud que raconte le chante-histoires. Renaud, comme je l’ai dit ailleurs, est le héros du peuple napolitain, et l’on serait traité d’impertinent par le professeur du port, si on lui apprenait que Roland le Furieux joue le rôle principal dans le poëme de l’Arioste. C’est pourquoi le chante-histoires est appelé aussi le chante-Renaud.
Dans ce mot composé, le verbe est aussi exact que le substantif. Le professeur ne déclame pas les vers italiens, il les chante. Comme il a deux langues à son service, le toscan et le dialecte napolitain, il se croit obligé de donner à chacune d’elles un accent spécial. Il craindrait d’ailleurs de faire du tort à l’italien, qui est la langue savante et étrangère, comme dit le Pancrace du Mariage forcé, s’il la prononçait comme la vulgaire et la maternelle.
Ce système est aussi suivi par un autre docteur dont je parlerai tout à l’heure, le prêtre populaire. Celui-ci a un troisième idiome, le latin, qu’il chante positivement, quand il cite un passage de l’Évangile ; quant à l’italien. il se contente de le déclamer avec une lenteur sonore, réservant au dialecte l’accent ordinaire, dont il exagère même la familiarité. Rien de plus amusant que ces trois voix se succédant presque sans interruption, dans la bouche du prêtre ; on croirait entendre trois hommes qui se passeraient l’un à l’autre à chaque instant la parole : un chanteur, un tragédien et un bouffon de carrefour.
Mais revenons au chante-histoires. Quand il a dit l’octave de l’Arioste ou le dizain de tel autre poëte qui a célébré Renaud, il n’a encore prouvé qu’une chose, c’est qu’il sait lire, science fort rare à Naples, même chez les bourgeois, mais pas assez cependant pour mériter la faveur populaire. D’ailleurs, il aurait beau chanter de l’italien toute la journée, il ne serait point compris de ses auditeurs. Les vers de l’Arioste ont besoin pour eux d’une traduction et d’un commentaire : le professeur prend donc la parole et explique son texte dans le langage de ces bonnes gens. C’est là son triomphe. Jamais docteur de Sorbonne n’a montré une aussi vaste érudition ; jamais commentateur du Dante n’a tant enrichi de son propre fonds les passages obscurs du poëte. Il transporte son auditoire dans le moyen âge où combattait Renaud le paladin contre les païens d’Assyrie ; il groupe autour de lui, dans les personnages qu’il connaît, la sirène Cléopâtre, Frédéric Barberousse, l’empereur Héron, sainte Diane, vierge et martyre, dont la chapelle est à Baïa (à ce nom, on se découvre et l’on se signe), il raconte les malheurs des chrétiens persécutés par les protestants arabes, qui versaient du plomb fondu dans les oreilles de saint Procope (à ce récit, on éclate en cris d’indignation) ; il console enfin son auditoire en lui apprenant comment la vierge Judith, ayant coupé la tête au sultan, le grand Renaud, courant à son secours, massacra de sa propre main toute une armée de nègres. Toutefois un grand péril menace le vertueux paladin… Ici tout le peuple est en suspens, attendant avec une muette anxiété qu’on lui dise quel était ce péril ; mais le chante-Renaud, s’interrompant tout à coup, ajoute ces trois vers de sa façon à la strophe de l’Arioste :
Ora vi piaccia alquanto a por la mano
A vostra borsa, e farmi dono alquanto ;
Che finito ho di gia l’ottavo canto[3].
Il reste alors planté comme un piquet sur sa planche, et les passionnés, qui n’ont pas toujours dîné ce jour-là, s’empressent de lui porter leur obole.
Hélas, hélas ! je parle de lui au présent, comme s’il existait encore. Et cependant, je vous l’ai dit, il n’existe plus. J’ai entrevu le dernier chante-histoires il y a quelques années, non sur le môle, mais derrière la douane, dans un carrefour humide et sans soleil. Ce n’était plus maître Michel, mais son successeur en titre, un hercule à lunettes, dont j’ai malheureusement oublié le nom. Le public était moins nombreux, moins fidèle surtout ; les passionnés semblaient beaucoup plus rares. J’en ai cependant retrouvé deux ou trois, immobiles comme autrefois et plus attentifs que jamais à cette histoire mille fois entendue. Quant au chanteur, il était toujours le même, fier, pompeux, épique, et plus roi dans son exil qu’il ne l’avait été dans ses grands jours de toute-puissance. Il parla quatre heures, selon son habitude, et s’arrêta tout à coup au moment le plus dramatique pour accabler son auditoire de son impitoyable conclusion :
Do la felice notte a chi mi ascolta ;
Narrero di Rinaldo un altra volta[4].
Il ôta alors ses lunettes, ramassa son mouchoir, roula son manuscrit sous son bras, et s’en alla gravement, suivi d’une foule suppliante. « Mon bon canto-storia, lui disaient les plus influents et les plus belles, apprends-nous, je te prie, ce qui arriva à ce pauvre Renaud que tu as laissé si misérable ; pour l’amour de Dieu, dis-le-nous. » Mais le canta-storia resta inflexible, car il savait à merveille, le puissant romancier, que tout son pouvoir était dans son silence, et que la moindre parole indiscrète serait une véritable abdication. Il continua donc sans sourciller sa marche triomphale et entra majestueusement dans une taverne voisine, en souriant comme Jupiter.
Mais, hélas ! celui-là même n’existe plus. Je ne le trouve maintenant nulle part : le P. Gavazgi, prédicant populaire, a pris sa place. Le P. Gavazgi est l’orateur en plein vent qui a suivi l’armée de Garibaldi. Vêtu d’une chemise rouge, il haranguait l’an dernier le peuple et lui faisait des sermons contre le pape et le roi de Naples. Il remplaçait à la fois le chante-histoires et le prêcheur ambulant.
Je ne veux pas m’arrêter longtemps devant ce dernier personnage : on m’accuserait d’impiété. Il se tenait debout sur un tréteau, un crucifix à la main. Derrière lui se déployaient, tendues contre la muraille, d’énormes images de dévotion, représentant toute la fantasmagorie infernale des superstitions ultramontaines. Et le brave homme pérorait, déblatérait, vociférait contre les incrédules dans un style de carrefour, en faisant le moulinet avec son crucifix. C’était à soulever le cœur. N’eût-elle supprimé que cela, la révolution italienne serait justifiée.
Le tréteau du prêtre s’élevait devant celui de Polichinelle, et il court à ce sujet une vieille anecdote que je vais vous répéter pour ceux qui ne la savent pas encore. Polichinelle paradait un jour sur le môle, dans le petit théâtre mobile on il aime Colombine, où il trompe Cassandre, bat le gendarine et tue le diable, à peu près comme font toutes les marionnettes du monde, qu’elles se nomment Stentarello, Arlequin, Gianduja, Pierrot ou Guignol. La foule se pressait devant ce spectacle universellement goûté des plus raffinés comme des plus simples, en quittant le capucin qui prêchait en face et roulait des flots de paroles avec la volubilité véhémente de tous les crieurs publics napolitains. Il ne resta bientôt plus un seul auditeur devant les images dévotes. Le moine rappela son monde avec des prières, des sanglots, des menaces ; il recourut à ses ressources les plus alléchantes ; il mit bas son frac, il montra ses épaules nues, il secoua sur son dos des chaînes en faisant semblant de s’en fustiger. Il ne revint personne. Que fit alors le capucin ? Il prit son crucifix des deux mains et le tendit vers le peuple, en criant : « Voici le vrai Polichinelle ! »
Ceci n’est pas une impiété, mais une naïveté d’un sens profond, si l’on veut bien y penser une minute. Le prêcheur avouait sans s’en douter qu’il outrageait Dieu en n’en faisant ainsi qu’une poupée, une marionnette. Il reconnaissait que son crucifix n’était point la croix.
Au moment où je vous écris, monsieur, le prêcheur a disparu, comme le chante-histoires. On me dit qu’il fait encore son métier dans certains quartiers suspects, dans certaines églises reculées qu’on lui ouvre nuitamment ou dans la ville souterraine. Et là, dans les crises étranges que nous traversons, il cherche à soulever des insurrections et des guerres civiles. J’ignore si ce qu’on dit est vrai ; j’affirme seulement que c’est très-probable, mais il vaut mieux laisser cela.
Revenons à Polichinelle. Je ne me lasserai jamais de parler de lui, comme le peuple de ce pays ne se lassera jamais de l’aller voir. Tant qu’il y aura un dialecte à Naples, il y aura un Polichinelle. Vous connaissez le personnage : il porte une blouse, un pantalon et un bonnet blancs ; le bonnet pointu monte en pain de sucre. Un masque noir au nez crochu lui couvre la partie supérieure du visage. Il figure dans toutes les comédies des petits théâtres, et même dans les tragédies populaires. On joue au Sebeto la Guerre de Troie avec Pulcinella.
Dans les comédies pures, il joue le rôle qu’on veut, le plus souvent une sorte de Jocrisse. Il entre souvent au hasard dans les pièces et les traverse comme un éclat de rire. Il lui arrive d’improviser tout son rôle ; le plus souvent, il l’allonge considérablement. Au petit théâtre San Carlino, dans lequel nous allons descendre, lorsque le spectacle est un peu court, l’impresario dit aux comédiens : « Mettez-y du vôtre ! » Les comédiens obéissent et, s’ils sont en verve, ils font durer chaque acte une heure ou deux.
Nous descendons à San Carlino. C’est un sous-sol dont le moindre inconvénient est de faire prendre un bain de vapeur au spectateur le plus frileux. Tous les sens non esthétiques y sont désagréablement condamnés à un supplice quelconque. L’odeur la plus supportable est celle des quinquets. Et vous avez du bonheur, sur les bancs de ce théâtre, beaucoup trop peuplé, si vous n’y êtes dévoré que par des puces. Mais prenez patience et courage : vos oreilles et vos yeux seront satisfaits.
On donne ce soir : Na famiglia entusiasmata pe la bella museca de lo Trovatore (Une famille enthousiasmée par la belle musique du Trovatore). C’est, comme vous le voyez, une pièce de circonstance, comme presque toutes les nouveautés qui paraissent sur ce théâtre heureux. L’auteur à la mode depuis trente ans environ est Pasquale Altavilla. Dès qu’il voit une actualité qui fait événement, il la prend au vol et en compose une comédie en quatre actes. Ces comédies sont toutes singulières ; elles offrent, dans leur bouffonnerie exorbitante, un incroyable fond de vérité. Elles sont invraisemblables, mais toujours vraies ; impossibles, mais jamais fausses ; il y en a qui sont des chefs-d’œuvre de merveilleux et de naturel. Figurez-vous les petites pièces de Molière : Pourceaugnac, par exemple, ou Scapin, et vous aurez le théâtre d’Altavilla ; seulement, le poëte napolitain est moins sage. Il est grotesque à outrance ; il lui manque le quart d’heure de réflexion. Je vous envoie le portrait de ce grand comique, qui est en même temps un grand comédien, d’un burlesque à tout rompre. Vous voyez ces petits points blancs qui ourlent son gilet : c’est un vœu qu’il a fait à la madone. Il ne manque pas un office divin ; le soir, au théâtre, il fait des folies à dérider un buveur d’opium. Il a écrit cent quatre-vingts pièces, et il est pauvre. Pour chaque pièce, on lui donne cinquante francs. Deux cents francs par mois pour jouer la comédie deux fois par jour. Cet argent ne pouvant lui suffire, il donne des leçons de déclamation et de guitare ; il est, de plus, mâchicot, et il passe toutes ses matinées au théâtre à diriger les répétitions de ses pièces. Où les écrit-il donc ? Le soir, dans les couloirs, pendant les scènes où il ne paraît pas. Il est arrivé ainsi à élever honorablement ses trois fils et à doter ses deux filles, mais il a toujours été pauvre.
Un jour cependant (j’ai déjà publié cette phrase, mais elle est bonne à répéter), il trouva sur son escalier deux petits orphelins abandonnés ; il les porta dans les bras de sa femme et leur demanda s’ils s’y trouvaient bien : ils répondirent que oui.
« Restez-y donc, leur dit-il, je travaillerai un peu plus ; vous serez les enfants de la madone. »
Silence maintenant, la toile se lève et la pièce va commencer.
Nous sommes chez Éléonore, sœur de Nicolette et de Térésine, sœur en napolitain ; nous disons nous, cousine germaine. Éléonore ayant reçu un peu plus d’éducation que ses cousines, rougit d’elles et n’avoue pas cette parenté. Elle consent à leur faire du bien, mais à condition que l’une d’elles se tienne à distance, et que l’autre, la Térésine, passe pour la femme de chambre de la maison. Nous apprenons tout cela dans les premières scènes, et nous assistons à des disputes de famille entre les trois sœurs. Enfin, tout s’apaise en un moment, parce qu’au fond Éléonore est bonne et que, la bise étant venue, elle donne six ducats à Nicolette pour que la pauvre fille s’achète une robe en laine et coton.
Nous assistons, de plus, à une petite scène de dépit amoureux entre Giuletta, nièce d’Éléonore, et son fiancé. Ces jeunes amours traversent toutes les pièces d’Altavilla, comme toutes celles de Molière. Elles n’en sont d’ordinaire ni le sujet, ni même un épisode nécessaire ; elles en sont la poésie. Juliette et son Achille sont donc en train de se bouder, quand on entend dans le couloir des pas et un chantonnement. Aussitôt toute la salle rit aux éclats : elle a reconnu la voix de Polichinelle.
Le Polichinelle actuel se nomme Antonio Petito : c’est le favori du peuple napolitain, et il mérite cette faveur par beaucoup de naturel, de verve et de grâce. Il entre, les rires redoublent à la vue de son costume extravagant. Il porte un manteau de toile cirée avec un capuchon et des boutons énormes, un gros chapeau de toile cirée également ; dans sa main droite un stick qui ne se compose guère que d’une poignée en bois de cerf ; dans sa main gauche, deux parapluies, dont l’un en toile blanche contre le soleil. Tout cela par-dessus le masque noir, la blouse et le pantalon blancs, qui constituent son accoutrement ordinaire.
Dans cette comédie, Polichinelle entre sous le nom du baron Tiratira. Il est, en réalité, domestique de don Filogonio Ripaverde, propriétaire, et presque fiancé d’Éléonore. Le faux baron vient donc pour sonder la mer où va se jeter son maître et, en même temps, pour s’insinuer, amoureux lui-même, auprès de Térésine. Non, je ne saurais jamais vous dire le feu roulant de sottises, d’inepties, de naïvetés, de bévues, de balourdises, de quiproquos, d’imbroglios, de pataqu’est-ce, qui jaillit en perpétuelle éruption de la bouche infernale de Polichinelle ! La Juliette lui fait les doux yeux pour rendre jaloux son Achille ; rien n’est plus amusant que de voir le prétendu baron, planté comme un flambeau, ses deux parapluies à la main, entre les deux amoureux qui se disputent et se rapatrient. Quand il s’aperçoit du rôle qu’on lui fait jouer, il s’écarte et insinue à sa place le comte Mollamolla, autre caricature qui vient d’entrer, enveloppé dans un châle à l’anglaise. « Ah ! çà, comte, lui dit Polichinelle, il paraît que ta sœur n’est pas sortie ce matin ? »
Ce comte Mollamolla n’est autre que Coucoumella, domestique de place ; il s’est faufilé dans la maison d’Éléonore à la faveur du Trovatore, l’opéra de Verdi, qui fait fureur à Naples et dont Éléonore s’est affolée. Pour être admis chez elle, il suffit d’avoir une toquade (passez-moi l’expression) pour la musique de Verdi. Cette musique est le motif de la pièce et l’occasion du formidable malentendu que je vais avoir à vous raconter.
Polichinelle est fort embarrassé dans cette maison, parce qu’il ne connaît pas le Trovatore. Il prie donc Achille de lui raconter la pièce, pour qu’il ne fasse point la figure d’un idiot. Achille la lui raconte ; mais comme ce poëme est fort compliqué (les habitués de l’Opéra doivent en savoir quelque chose), et que Polichinelle coupe le récit d’interruptions qui l’embrouillent encore, il en résulte que le pauvre diable entend sens dessus dessous, à tort et à travers. Il confond tous les rôles, et voici comment il explique le libretto de l’opéra : « C’est l’histoire, dit-il, d’une atroce coquine, appelée Éléonore, qui, après avoir fait l’amour avec le comte et don Henri, qui a été condamné à mort, fait une partie de campagne avec un certain don Roch, qui fumait sa pipe, et là, rassemblant un panier de bois, l’allume et y jette son propre enfant, nommé don Peppino, qui meurt dans les flammes. »
Aussi, quand don Filogonio, patron de Polichinelle, vient lui demander le résultat de sa mission et ce qu’il pense d’Éléonore, le pauvre valet, la tête encore toute pleine de cet opéra sinistre, répète à son maître la jolie histoire que je viens de vous raconter… Je vous laisse à penser l’horreur de don Filogonio (rôle admirablement bien joué par Altavilla lui-même), lorsqu’il apprend que la femme qu’il voulait épouser a deux amants et, de plus, un enfant qu’elle a brûlé vif ; il sort terrifié de cette maison maudite en la vouant à l’exécration du monde.
Voilà le premier acte : est-il assez carré, comme on dit au théâtre, et ne contient-il déjà pas de quoi épuiser l’imagination de quatre à cinq vaudevillistes ? Eh bien ce n’est qu’un acte d’Altavilla, qui, avec une verve intarissable, en a bien fait six cents pareils, et qui les a faits toujours seul… et qui toujours est pauvre !
Pendant l’entracte, l’acquaiolo voisin envoie dans la salle des verres d’eau glacée et blanches de sambuc. Elle coûte un demi-sou le verre (et le billet de parterre, quinze sous). Après cette libation, on a fait provision de fraîcheur jusqu’au troisième acte.
Je ne veux pas, monsieur, continuer jusqu’au bout l’analyse détaillée de cette pièce ; elle perd tout à la dissection, sa gaieté d’abord qui est éclatante, inépuisable, et surtout le charme de ce dialecte exubérant qui ressemble à la langue de Rabelais.
Je vous dirai donc en deux mots la fin de l’histoire. Don Filogonio, furieux, épouse la première bonne fille qu’il rencontre et qui lui montre un peu d’affection. Cette fille se trouve être la cousine d’Éléonore, la pauvre Nicolette. Et ce n’est pas tout. Les trois cousines ont un oncle qui vient de mourir en léguant sa fortune à celle des trois qui se mariera la première. Le testament connu, je vous laisse à penser la précipitation d’Éléonore, qui, à la place du Filogonio qu’elle vient de perdre, épouserait le diable, s’il le fallait, pour avoir l’héritage. Mais il est trop tard, la Nicolette est déjà mariée. Comme elle est bonne fille, elle abandonne une forte somme à sa cousine, de qui, dans les mauvais jours, elle avait reçu six ducats pour s’acheter une robe en laine et coton. Et tout finit pour le mieux, Achille épousant sa Juliette, et Polichinelle sa Térésine.
Seul, le baron Mollamolla n’est pas content. Ce fripon démasqué doit se sauver à toutes jambes, après avoir failli épouser Éléonore. Avant de prendre la fuite, il a fait une renonciation à la main de la dame, et cette renonciation en style de loi, dictée par Polichinelle, est la parodie la plus bouffonne que j’aie jamais vue en aucun pays. Le Turc de M. Jourdain et la médecine du Médecin malgré lui sont du comique sérieux à côté du grimoire de Polichinelle.
La comédie finit par un divertissement où l’on travestit une scène du Trovatore. C’est un seul éclat de rire jusqu’au dernier mot…
Heureux peuple !
V
Puisque nous sommes au môle, monsieur, restons au bord de la mer, c’est là que nous verrons le peuple le plus nombreux et peut-être le plus curieux de Naples. Dans l’intérieur de la ville, il y a des types bizarres et des métiers fabuleux : le marchand de bouts de cigares, par exemple, qui passe la nuit avec sa lanterne de chiffonnier pendue au bout d’une corde, à chercher dans les coins de rue, parmi les balayures, les rebuts des fumeurs qu’il fait sécher au soleil et revend aux pauvres gens. Il y a aussi le vendeur encyclopédique, le lazzarone qui est propre à tout et qui change de métier à toute heure du jour. L’hiver, il vend de l’eau-de-vie le matin ; à midi il s’établit devant les cafés et cire les bottes aux consommateurs. Je ne ris pas, c’est l’usage. Il ne s’agit point ici du café de l’Europe, le seul connu des étrangers : il n’a rien de remarquable. Je vous parle des vrais cafés de Naples, ceux ou l’on a une demi-tasse (ana solita) pour deux sous. Les bourgeois du pays y descendent avec toute la boue de la veille et s’assoient devant le café, dans la rue. Le décrotteur arrive et leur présente son tabouret où les bourgeois posent nonchalamment leurs pieds fangeux qui deviennent luisants pendant que la demi-tasse est servie et dégustée. S’il pleut ou s’il fait froid, le décrotteur entre avec son bourgeois dans l’intérieur du café, où il accomplit ses fonctions sans se gêner le moins du monde. Vous voyez cela partout, pendant l’hiver.
L’après-midi, l’homme qui vient de cirer vos bottes et qui s’est bien gardé de se laver les mains, vend des olives de Sicile, et enfin des lapins pendant la nuit. L’été, à son métier de décrotteur, il ajoute un commerce d’eau ferrée le matin, d’eau neigée l’après-midi et de pastèques le soir. Je vous fais remarquer en passant que l’eau joue un très-grand rôle dans les occupations populaires. Il s’en vend partout et de toutes manières, et je n’ai rien dit encore de l’acquaiolo que vous rencontrez à presque tous les coins de rue debout dans une sorte de chaire qu’il s’est élevée en plein vent. Rien de plus curieux, au premier regard, que ce banc surmonté d’un baldaquin, sur lequel sont rangées des piles de citrons et d’oranges et des files de verres de toutes les grandeurs. Entre les piliers latéraux de la toiture sont suspendus deux barils d’eau neigée que le marchand balance plusieurs fois sur leur axe avant d’épancher l’eau dans les verres qu’il présente aux passants. Tout l’édifice est orné de lanternes, de festons, d’astragales en dépit de Boileau ; les parois sont peinturlurées d’aquarelles fantastiques, empruntées à la Mythologie et à la Bible que les Italiens confondent quelquefois. C’est là que vous voyez Moïse faire jaillir les eaux du rocher, avec un geste d’escamoteur émérite. De l’aube au soir la foule se presse autour de cette échoppe rafraîchissante en demandant de l’eau claire, ou une limonade ou une orangeade, ou surtout du sambuc (espèce de liqueur composée avec le suc du sureau), qui est le grand régal populaire. Le lazzarone altéré se contente de ces simples boissons à un sou le litre, et il rentre chez lui la tête haute, en marchant droit.
Mais tous ces commerces urbains sont méprisés par les riverains de la Marinelle ou de Sainte-Lucie. Ceux-ci se disent hommes libres : ils sont les citoyens de la mer. Le marinaro qui possède une barque ou un filet, ou tout simplement une corde qu’il porte en bandoulière avec un croc au bout, entre dans une caste à part qui ne tient d’aucune sorte au reste du peuple. Cette caste a ses lois, ses coutumes, ses priviléges. Promenez-vous le long de l’immense plage, qui du magnifique pont de la Madeleine[5] va jusqu’aux écueils de Mergelline, vous verrez partout des bandes de pêcheurs travaillant ensemble avec un courage et une gaieté qui réjouissent les yeux. Comment se réunissent-ils ? Arrêtons-nous là, si vous voulez, sur la grève de Chiatamone et regardez. Ils se trouvent ici par hasard, l’un d’eux pousse la barque à la mer, les autres accourent, il en arrive de loin qui font signe d’attendre, et on les attend. Sont-ils connus de ceux dont ils vont partager les fatigues ? À les voir si vite et si bien d’accord, vous croiriez qu’ils se tutoient depuis des siècles. Ils se voient peut-être aujourd’hui pour la première fois. Mais ici chacun a droit au travail. La mer est grande : il y a place pour tout le monde. Il suffit d’une corde et d’un croc pour tirer le filet et l’on est admis.
Il y a cependant des priviléges. Si, par exemple, un pêcheur découvre un point ou le poisson, notamment l’occhio di mare (l’œil de mer) surabonde, ce point est à lui. Gare à qui viendrait pêcher là, fût-ce par hasard. Tout riverain a son couteau dans sa poche et l’image de la Vierge immaculée pendue au cou. Si vous l’attaquez dans son droit, il fait sa prière et il vous poignarde.
Le pêcheur est le vrai Napolitain : c’est lui que vous voyez dessiné partout, vêtu simplement d’une chemise et d’un caleçon, coiffé d’un bonnet phrygien et ceint quelquefois d’une écharpe rouge. Il est vraiment beau, d’une beauté fruste et basanée qui ne ressemble en rien aux types de lazzaroni enrubannés des keepsakes et des opéras-comiques. Il faut le voir au travail : regardez-le vous-même, pendant sa pêche laborieuse. Une longue corde sortant de la mer est tirée avec des efforts assidus par une file de pêcheurs qui la tiennent à deux mains et marchent à reculons, penchant leur corps en arrière. Ce mouvement leur donne à tous des attitudes admirables, et celui qui les prendrait sur le fait, dans leurs poses et leurs costumes, sur cette grève, en face de cette nature, n’aurait qu’à les peindre tels quels pour faire un beau tableau. Ils gagnent leur vie avec un rude métier, mais ils sont libres et ils ne donneraient pas cette liberté pour un empire. Quand la mer est grosse ou vide et la pêche impossible ou mauvaise, ils sont très-capables de mendier, mais ils ne se mettront jamais à l’attache, ils ne se donneront jamais un maître : la mendicité est pour eux une profession libérale qu’on exerce à ses heures et à sa faim. Le marinaro n’est ni bas ni servile ; ne lui cherchez pas querelle, il a son couteau dans sa poche ; ne le raillez point, il vous répondrait. Elle est d’un batelier du Môle, cette riposte si vivement cinglée, qu’elle a fait le tour du monde et que les bateliers de tous les pays s’en attribuent l’honneur. Un officier suisse de retour en ce pays, après un congé de huit mois, s’avisa de dire en ricanant au marinaro qui le débarquait du bateau à vapeur à la douane : « Hé bien ! l’ami, est-ce qu’il y a toujours autant de canailles à Naples ? — Oui, Excellence, répondit l’homme en regardant le Suisse, il en arrive tous les jours. »
Et le marinaro n’est pas seulement fier, il est intrépide. On vous le dira dans tous les ports de la Méditerranée ; dans les tempêtes et les naufrages, on peut compter sur lui. Le nombre de médailles de sauvetage accordées par la France seule à des Napolitains est incalculable. Au moment où je vous écris, on est en train de bloquer et de bombarder Gaëte. Eh bien ! il y a des esquifs de pêcheurs, et même de grosses barques venues de Naples et d’Ischia, qui passent par-dessus le blocus et à travers les bombes pour aller ravitailler la place. Ces voiles, ces simples rames défient les vapeurs piémontais qui leur donnent la chasse, et leur échappent presque toujours. Vous devez savoir enfin, monsieur, que les pêcheurs de Torre Annunziata partent seuls pour l’Afrique, sur de pauvres canots qu’une mer un peu gloutonne avalerait d’une haleine. Ils restent six mois, un an, deux ans quelquefois rôdant sur des côtes périlleuses, inconnues, et par la mer déserte ; puis un beau matin, tout à coup, ils reparaissent avec leur barque chargée de corail. Ils reviennent ainsi, riches pour leur vie entière, et vendent aux joailliers ces rameaux rouges ou roses qui couvriront demain dans le monde entier les épaules et les bras des jeunes femmes. Mais ils ne reviennent pas toujours.
Voulez-vous bien connaître cette population amphibie ? Venez avec moi sur le quai de Sainte-Lucie ; venez-y l’été surtout, car bien que l’hiver soit maintenant clair et bleu comme nos meilleures saisons, c’est toujours l’hiver. Et en général, croyez-moi, monsieur, conseillez aux voyageurs d’attendre le mois de juin pour venir à Naples. Chaque chose doit être vue à son jour ; janvier n’est beau qu’en Norvége. Le touriste abusé qui arrive ici au mois de décembre en pensant qu’il n’aura pas froid commet une triste bévue.
En premier lieu, il risque de se tromper et de grelotter de tous ses membres, car si l’air extérieur est incomparablement plus doux ici qu’à Paris et à Londres, les maisons en revanche sont plus ouvertes et plus humides, presque partout sans cheminées et construites contre la chaleur. Les chambres sont vastes et hautes, les portes et les fenêtres ne ferment pas, ou du moins ne ferment guère : il y a toujours des fissures et des interstices pour laisser passer la pluie et le vent. Des courants d’air, ingénieusement ménagés partout, soufflent des rhumes et des rhumatismes. Ici j’ôte mon paletot dans la rue et je m’y empaquette en rentrant chez moi.
En second lieu, l’hiver est en Italie, dépouillé comme partout, et si les oliviers, les chênes verts, les pins parasols, les orangers, les citronniers, ou çà et là quelques palmiers frileux perpétuent une apparence de printemps dans les endroits privilégiés, l’aspect général du pays n’en est pas moins nu et triste. La pluie tombe souvent avec une intensité et une continuité maussade et le beau ciel italien, brouillé comme celui de France, fait sourire le voyageur qui venait ici chercher le soleil. M. Théophile Gautier m’a raconté qu’il n’a cessé de pleuvoir pendant tout son séjour à Naples.
Venez donc ici en été, et, si vous le voulez bien, nous choisirons un beau soir bien clair et bien tiède. Nous quitterons la rue de Tolède encombrée de promeneurs et nous traverserons au galop la grande place du palais ou François de Paule voulut fonder un couvent, il y a déjà quatre siècles. Cet endroit était alors une sorte de banlieue inhabitée, la pente abrupte d’une colline pierreuse, quelque chose comme Montmartre, j’entends le Montmartre d’il y a quatre cents ans. Ou demanda au saint pourquoi il choisissait un endroit aussi laid pour y planter sa tente. François répondit que ce serait un jour le plus beau quartier de la ville et la résidence royale. Et ce fut ainsi. Maintenant, en face du palais, saint François de Paule a un temple assez riche et très-prétentieux dont la façade imite celle de Saint-Pierre, et l’intérieur celui du Panthéon de Rome. Ces imitations ne sont pas réussies, mais le portique a de belles colonnes ioniques en trois morceaux de marbre blanc.
Quittons ces splendeurs et descendons à Sainte-Lucie. C’est un quai qui a sa physionomie et qui garde, en dépit de tout, quelque chose de napolitain. On l’embellit à nivelle, on l’aplanit ; peine perdue : c’est toujours la rue capricieuse du peuple. Pour en chasser les baraques de pêcheurs qui se groupaient au hasard le long de la grève, on a poussé le quai jusque dans la mer ; on en a fait presque un port de plaisance. Élégance inutile : les crinolines et les habits noirs ne s’aventurent pas dans ce quartier malséant ; les voitures n’y roulent qu’en passant, pour rejoindre la Chiaia qui est la promenade noble. C’est en vain que de belles maisons cherchent à s’aligner dans cette rue ; derrière elles, autour d’elles rampent des ruelles étroites, tortueuses, ignobles, immondes, percées de fenêtres et de lucarnes s’ouvrant sans ordre et sans symétrie, et qui semblent trouées çà et là par l’aveugle caprice d’un bombardement. Dans ces ruelles infectes que l’édilité italienne n’est point parvenue encore à faire balayer, s’entasse le pauvre monde de Sainte-Lucie ; l’air n’y circule pas, le soleil n’y entre jamais, et j’avoue que moi-même, qui connais pourtant le peuple de Naples et qui sais à quoi m’en tenir sur ses férocités et ses barbaries, je ne m’aventure pas volontiers dans ces couloirs sombres qui grimpent aux pentes roides du mont Echia.
Grâce à ces ruelles dont l’entrée débouche sur la rue quelquefois entre deux palais, grâce à ce mont Echia (Pizzofalcone) qui tombe à pic au tournant du quai, faisant face au château de l’Œuf, rocher poussé dans la mer et retenu à la côte par une jetée, grâce au large trottoir où se suivent les comptoirs en plein vent des marchands d’huîtres et de coquillages, placés par rang d’âge le long du parapet du quai, grâce à toutes ces choses et malgré ses pavés neufs, ses hôtels étrangers, malgré le passage des voitures aux heures de la promenade (une heure ou deux avant le coucher du soleil), Sainte-Lucie est l’une des contrées les plus curieuses et les plus bizarres de Naples. Ajoutez que ce quai regarde face à face le Vésuve tout entier, du haut en bas, fumant à l’horizon de l’autre côté de la mer. Le volcan se revêt au soleil couchant de teintes rouges qui bleuissent peu à peu, devenant par degrés violettes, lilas, puis bleues tout à fait, et d’un bleu cendré les soirs de lune. Derrière le Vésuve, commence le promontoire aimé des poëtes qui s’avance en s’arrondissant dans la mer au bord de laquelle il égrène les blanches maisons de Castellamare et de Sorrente. Ajoutez à cela le ciel uni, l’air transparent, la nuit limpide, et vous aurez à peu près le tableau.
Mais vous n’avez pas encore les personnages. Je voudrais vous les montrer un soir de fête, le soir de Sainte-Anne par exemple, grande solennité dans le pays, et par conséquent grande ripaille. À Naples cependant, disons-le tout d’abord, la plèbe est sobre. Elle fait un repas par jour, deux quelquefois ; mais le second n’est que le regain du premier : et ce repas se compose de deux plats tout au plus, même dans les maisons bourgeoises qui ont gardé les mœurs nationales. Le Napolitain ne s’enivre pas d’habitude ; vous pouvez traverser la ville entière, les dimanches et les lundis soir, sans rencontrer un seul homme qui louvoie, titube et trébuche. On en rencontrait bien autrefois, même en assez grand nombre et assez souvent, mais c’étaient des soldats suisses. Depuis que la libre Helvétie n’a plus de roi de Naples à qui vendre ses hommes, les marchands de vin sont ruinés dans le pays.
Donc, je le répète, la plèbe est sobre, à Naples, habituellement. Elle n’en est que plus affamée de festins les jours de fête. Alors toutes les tavernes, les ostéries des environs de la ville regorgent de gloutons et de gourmets plébéiens qui se vengent ce jour-là d’une abstinence de plusieurs mois. Et ces banquets olympiens répondent d’ordinaire à des fêtes catholiques. À chaque solennité religieuse correspond un mets particulier dont on fait abus. À Pâques, par exemple, c’est le casatello, couronne de pain ou sont enchâssés les œufs traditionnels. À Noël, ce sont les capitoni, grosses anguilles de mer. À la Saint-Joseph, ce sont les zeppole, pâte légère et enflée, ressemblant pour le goût, sinon pour les yeux, à une sorte de pâtisserie très-connue chez nous, mais dont le nom ne s’écrit pas.
Eh bien, le soir de Sainte-Anne, le quai de Sainte-Lucie, ou du moins l’étage inférieur du quai, celui qui descend jusqu’au niveau de la mer, est une ostérie en plein vent, aussi peuplée que nos restaurants à trente-deux sous, le dimanche. Seulement, au lieu de bourgeois mal vêtus, nous avons ici des popolani pittoresques. Autour de ces tables frustes servies sous le ciel, couvertes de plats fabuleux et que je renonce à décrire, se pressent des familles friandes, tapageuses, causant et mangeant à pleine bouche, avec une explosion de gaieté franche qui fait plaisir. Et tout cela s’étale en public : on ne se gêne pas à Naples : tous les coins de rues le montrent assez.
C’est là, au bord de la mer, sous le quai de Sainte-Lucie, dans une grotte souterraine au-dessus de laquelle roulent sourdement les voitures, que se creuse le réservoir d’eau soufrée où la ville entière va boire en été. Cette eau soufrée appartient aux Luciens : c’est ainsi qu’on nomme les riverains de ce quartier populaire. Les Luciens s’en sont emparés je ne sais de quel droit ; je sais seulement qu’ils l’exploitent. Pendant toute la nuit se remplissent et se chargent des barils d’eau soufrée qui vont à Castellamare, à Pouzzoles, sur toute la côte : et pour chaque chargement une redevance est payée aux Luciens.
Le matin, à l’aube, arrivent de tous les quartiers les chars qui doivent alimenter la ville. Rien n’est plus curieux que de les voir arriver. Ces chars sont remplis de mommare, cruches assez pareilles aux nôtres. Ils sont traînés et poussés à bras d’hommes. Sur les cruches empilées s’assied la mère, qui porte quelquefois son enfant au sein. Les mommare (prononcez moume, et l’on vous comprendra) sont descendues une à une à la source et reviennent remplies sur le char, du haut duquel la mère surveille l’opération tout en allaitant sa créature. Notez que la créature quitte souvent la mamelle pour aller à la source d’eau soufrée, quelquefois même pour y courir toute seule, car on nourrit ici les marmots jusqu’à l’âge de trois ou quatre ans.
Ainsi toute la nuit dans des barils, et toute la matinée dans des cruches, s’épanche cette source intarissable qui rend les Napolitains si heureux. À vrai dire, je ne comprends pas leur bonheur. C’est une eau d’un goût exécrable, exhalant, de plus, je ne sais quel fumet d’œufs pourris. Mais il paraît que c’est excellent quand on s’y habitue. Les Luciens président à l’exploitation de la source depuis le soir jusqu’à midi. Ils font alors la sieste ou montent sur leurs bateaux pour promener les étrangers dans la rade. Ici encore se montre l’esprit de corps de la plèbe riveraine. Ces bateaux sont rangés le long du débarcadère, et vous n’avez pas le droit de choisir celui qui vous convient. Vous devez descendre dans la barquette dont c’est le tour de quitter le petit port, sinon gare ! Vous ne risquez pas grand-chose si votre canne est solide ; mais votre batelier, cette nuit, pourrait y gagner un coup de couteau.
Aussi m’est-il arrivé bien des fois de trouver des rameurs récalcitrants qui m’ont refusé leur barque. « Ce n’est pas mon tour de partir, » me disaient-ils. Il fallait beaucoup d’argent pour les corrompre. Leurs camarades les regardaient de travers, avec des yeux menaçants.
De midi jusqu’au soir, l’exploitation de l’eau soufrée est confiée aux Luciennes. Il y en a de tout âge ; les jolies sont en minorité. Passez à Sainte-Lucie avant le coucher du soleil, vous les voyez accourir par dizaines, leur verre à la main ; elles vous appellent chevalier, et vous regardent avec ces grands yeux ardents qu’elles ont toutes. Autour de la source même, elles s’entassent à de certains moments par centaines : vous êtes alors littéralement assailli et inondé. Si vous cédez aux prières de l’une d’elles, prenez garde ! vous êtes enchaîné pour la vie. Vous ne pourrez plus traverser le quai sans qu’elle vous reconnaisse et sans qu’elle vous prenne à la gorge en vous tendant son verre plein. Vous serez forcé, non-seulement de payer, mais de boire. Et gardez-vous bien de vous adresser alors à l’une de ses compagnes ! vous feriez naître une de ces rixes de femmes autrement violentes et fatales que celles des hommes, dans ce pays de cerveaux brûlés par le soleil.
Entre hommes les duels sont nombreux, et la police d’autrefois n’y mettait aucun obstacle. Il est vrai que ce n’étaient pas des duels prémédités, comme ceux qui rendirent célèbres les bois de Boulogne et de Vincennes. Les disputes s’échauffant peu à peu, les couteaux étaient tirés et l’on se tuait dans un moment de colère. J’ai vu un de ces duels consommé en pleine rue, à deux pas d’un corps de garde, sans que la sentinelle fît un geste pour séparer les combattants. Quand la police arriva, l’un d’eux, tombé depuis longtemps, était mort, et nul n’avait osé le relever ni le secourir, cette humanité étant prohibée alors avant l’arrivée du commissaire. Le meurtrier avait disparu : on ne l’a jamais retrouvé.
Vous rencontrez ici nombre de plébéiens qui ont tué un homme. On ne les trouve pas plus coupables pour l’avoir fait avec un couteau qu’on ne trouve coupable, en France, le gentilhomme qui a eu, comme on dit, des affaires. Le droit est le même pour tous, et l’on n’admet pas ici ces distinctions subtiles qui, pour un crime pareil, font honorer l’homme du monde comme duelliste et flétrir l’homme du peuple comme meurtrier.
Bien plus, tuer dans une rixe ou par vengeance ne s’appelle pas ici commettre un meurtre, cela s’appelle avoir un malheur. La plèbe ne méprise pas ce genre de malheureux ; au contraire, elle les estime. La police des Bourbons ne les inquiétait guère et ne les dénonçait pas. Les sbires recevaient quelques piastres de la main du coupable et passaient leur chemin sans dire un mot. Si le crime était assez flagrant pour arriver au juge d’instruction, celui-ci laissait traîner l’affaire en longueur, il l’étouffait même quand c’était possible. Elle parvenait très-difficilement jusqu’aux tribunaux de la Vicaria, qui est le palais de justice à Naples. Encore les lois criminelles, d’une singulière douceur dans ce pays (sauf pour les délits politiques et les crimes d’État), étaient-elles pleines de ménagements, d’échappatoires et d’amabilités pour l’homicide. Dans les cas les plus chargés de circonstances aggravantes, on le condamnait aux travaux forcés. Il arrivait même, sous le règne de Ferdinand II, qu’à chaque nouvelle naissance d’un prince royal, on enlevait aux galériens quelques années de peine. Et comme la reine Marie-Thérèse était d’une fécondité très-assidue, le meurtrier rentrait bientôt dans sa famille et dans son quartier, où il n’était pas plus rebuté qu’avant les galères : peut-être même était-il un peu plus respecté.
Je reviens aux querelles de femmes. J’en ai vu plusieurs, mais je n’en ai qu’un souvenir confus et vague ; je laisse donc la plume à Bidera, qui en a pris une sur le fait. Je la garantis d’une exactitude scrupuleuse. On dirait une photographie de Henry Monnier :
« Voici deux femmes en contestation. Elles ont levé leurs bras et courent l’une au-devant de l’autre. Il semble qu’elles vont se tuer ; mais non, elles s’arrêtent tout à coup.
« Et celle qui provoque :
« Prends garde à ta façon de parler : je ne suis pas Nannella ! »
« L’autre, avec une révérence impertinente :
« Facitelo pavato[6] ! » cherchant, par ce mot, avec un ricanement et un haussement d’épaules, à éviter la bourrasque.
« La première, piquée, se frotte les mains en répliquant :
« Qu’est-ce que tu veux dire avec cette risette ? »
« En ce moment la scène se complique par une voix du fond de la place :
« Hein ? hein ? fait-elle, qui est-ce qui lève les mains ? »
« Et Nannella répond, accourant vers la voix :
« Cette dévergondée !
« — Moi, dévergondée ? s’écrie la provocatrice. Figure jaune ! Figure sans couleur !
« — Je ne suis pas une figure peinte comme toi, qui as cent galants !
« — Crève ! crève ! (Schiatta ! schiatta ! ) c’est signe que je suis belle. Fi !… »
« Là-dessus, une quatrième voix criarde se lève :
« Ohé ! l’éhontée, songe que cette fille est honnête ! À bas les gros mots ! »
« C’est la vieille mère de Nannella qui vient au secours de sa fille.
« À ces cris, toutes les servantes annoncent avec joie l’appiccico (la rixe) à leurs maîtresses, qui laissent toutes leurs affaires et s’empilent aux fenêtres et sur les balcons.
« La place devient un amphithéâtre antique.
« La première à lever la main, c’est la mère de Nannella, qui se précipite comme une furie en s’entendant appeler vieille sorcière. Mais elle tombe au premier choc, le dos à terre et le front au ciel.
« Les gamins sifflent et battent des mains, la galerie bourdonne.
« Les deux autres femmes ôtent leurs peignes et s’arment de leurs sabots pour se précipiter sur la robuste et superbe victorieuse, qui, belle comme Atalante, montre que sans être Hercule on peut se battre contre deux. D’une main elle repousse Nannella, et de l’autre elle prend par les cheveux l’autre fille et la jette à ses pieds. Mais la vieille s’est relevée plus furibonde : elle se précipite de nouveau dans la mêlée.
« Trois contre une : quel tableau ! Que de mouvement et de vie ! Quelle gymnastique violente ! Accourez donc, mimes et comédiens, peintres et statuaires, accourez et voyez ?
« Tous mes vœux sont pour Atalante. Cependant Lucie la guappa (la matamore), qui compte ses jours par des batailles et des victoires, se jette au milieu de ce groupe plus indissoluble que le nœud gordien. Elle vole au secours de sa compagne de rixes qui est sur le point de succomber au nombre. Voici les forces balancées : qui triomphera ?…
« Mais l’homme de police apparaît, comme autrefois Messer Grande aux citoyens de la sérénissime république de Venise. Et les hostilités s’arrêtent sur-le-champ.
« Les femmes ramassent les peignes, les sabots, les lambeaux de vêtements qu’elles ont perdus pendant la bataille.
« Les balcons se vident l’un après l’autre, et les gamins s’éloignent en sifflant, parce que la police est venue trop tôt. »
Il y a souvent du sang répandu dans ces batailles féminines. Les hommes s’en mêlent, et c’est quelquefois une guerre civile dans tout un quartier. Mais tout cela s’apaise comme rien et s’oublie vite. Et, le soir du combat qu’il vient de nous décrire avec tant de vivacité, Bidera vit Atalante boire à la santé de Nannella, avec la poétique parole des Romains : « Je bois tes pensées ! »
(La fin à La prochaine Livraison.)
- ↑ Suite. Voy. p. 193.
- ↑ Renaud alors porte un grand coup d’estramaçon et frappe le
Sarrasin sur la tête. L’épée tranche la tête et passe outre ; elle
tranche le corps et ne s’arrête pas : elle trancha aussi le cheval en deux moitiés, et s’enfonça de sept palmes dans la terre. - ↑ Qu’il vous plaise maintenant de mettre quelque peu la main à
votre bourse et de m’offrir quelque petit don, car j’ai déjà fini le
chant huitième. - ↑ Je donne la bonne nuit à qui m’écoute ; je conterai sur Renaud
une autre fois. - ↑ Ce vaste pont enjambe un petit ruisseau, le Sebeto, auquel il ne manque que de l’eau pour mériter ces arches monumentales. Aussi le roi sous lequel elles furent construites s’écria-t-il en les voyant : O più fiume, o meno ponte (ou plus de fleuve, ou moins de pont).
- ↑ Expression intraduisible en français. — En voilà du toupet ! dirait, en ce cas, une de nos poissardes.